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Stéréotype et discrimination : deux cas de figure

Hypothèse 3 : les politiques publiques d’emploi au service des jeunes, facteurs d’incertitude ?

4. LA VARIABLE DU JEUNE ÂGE DANS LE « JEU » DE RECRUTEMENT

5.3. Stéréotype et discrimination : deux cas de figure

En associant ces expériences malheureuses aux caractéristiques supposées de la jeunesse, les recruteurs rencontrés pourraient être tentés d’esquisser le profil d’un jeune « recrutable » ou non. Pourtant, lorsque ce qu’ils considèrent comme un échec en matière de recrutement reste ponctuel et ne bouleverse pas outre mesure le fonctionnement du service concerné, ces expériences malheureuses sont considérées pour ce qu’elles sont, anecdotiques, situées, et sont renvoyées, avec fatalisme souvent à « la jeunesse d’aujourd’hui ». Elles n’ont alors aucune influence sur les logiques et pratiques de recrutement à venir des interviewés. Six des huit recruteurs s’en défendent même avec véhémence, ce dont témoigne l’extrait d’entretien suivant ;

« Et du coup, est-ce que ça a changé quelque chose dans votre manière d’envisager le recrutement ? – Surtout pas.

– Non ?

– Des fois, c’est tentant. Enfin, les rares fois où ça arrive, c’est tentant. Des fois, c’est tentant, mais en fait, ça ne ferait que rentrer dans ce cliché-là, c’est-à-dire ce côté que je ne supporte pas, que je ne tolère pas, le côté : il y a un employeur et des employés. Pour moi, on est dans une même équipe, il y a un capitaine d’équipe, mais qui est sur le terrain et qui joue, qui sait qu’il est le capitaine d’équipe,

INJEP NOTES & RAPPORT/ RAPPORT D’ÉTUDE

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qu’il doit rendre des comptes, etc., mais c’est un capitaine d’équipe. [...] Donc en fait, des fois, c’est tentant de dire : “OK, je vais passer vraiment en mode changement total, rentrer dans ce que font les autres entreprises.” Mais au final, avec du recul, il ne faut surtout, surtout pas tomber dans ça, parce que déjà c’est à chaud, sur des cas très isolés, dans des contextes compliqués parce qu’il y a aussi un affect, vu que c’est quand même une gestion très familiale. Donc le meilleur réflexe que j’ai en général, c’est de prendre un max de distance là-dessus, d’analyser le pour et le contre, de désamorcer tout en disant : OK, là on n’est pas d’accord là-dessus, ce n’est pas grave, il y a pire dans la vie, d’ailleurs, la vie de l’entreprise a montré qu’il y a bien pire dans la vie. » (Directeur d’une entreprise informatique.)

Du stéréotype aux discriminations

En revanche, lorsque ce qu’ils considèrent comme un échec en matière de recrutement se reproduit fréquemment et impacte défavorablement le fonctionnement du service concerné (remplacement, turn-over, tensions au sein des équipes, surcharge de travail, etc.), ces expériences malheureuses vont influencer les logiques et pratiques de recrutement des interviewés. Ces derniers tentent alors de rationaliser ces échecs en rapprochant les caractéristiques organisationnelles de l’emploi (les horaires, les lieux d’exercice, les tâches, les caractéristiques de l’équipe de travail, etc.) des caractéristiques identitaires des salariés (âge, sexe, lieu d’habitation, etc.). Cette analyse encourage la création et la systématisation de liens de cause à effet et amène les recruteurs à développer volontairement des logiques et pratiques discriminatoires non pas selon « l’âge », mais selon « le jeune âge ».

« Sur d’autres métiers, notamment sur l’hygiène des locaux, voire même sur les profils de techniciens, on a fait pas mal d’emplois avenir. En fonction des départements et des régions dans lesquelles tu te trouves, ça a plus ou moins de… de succès. L’emploi avenir sur l’Île-de-France, on en est très très vite revenus parce que sur l’Île-de-France, les jeunes n’ont pas du tout le même niveau d’implication que tu peux trouver sur les autres régions. C’est catastrophique. On recrute des personnes beaucoup plus âgées, sur l’Île-de-France. [...] Techniciens, agents polyvalents patinoire, des… des postes qui ne nécessitent pas forcément une qualification précise et un diplôme précis parce que l’on va les former, nous, à nos process entreprise. Maintenant, les bons profils sont très difficiles à trouver. » (Directeur régional des sites, société de délégation de service public.)

« En dessous de 30 ans, on ne prend pas. Enfin, ce n’est pas qu’on ne prend pas, mais par expérience, on évite. » (Directeur d’exploitation, Société de nettoyage.)

Dans ce cas de figure, les recruteurs sont amenés à associer les caractérisations négatives qu’ils ont attribuées à la jeunesse des candidat·e·s à l’embauche à un risque trop important à encourir. Alors seulement, le « jeune âge » devient un critère de discrimination puisqu’« objet d’une essentialisation qui sert de support à un ensemble d’anticipations négatives défavorables au recrutement » (Cortesero et al., 2018). Les recruteurs tentent alors de rationaliser plus encore les expériences vécues afin de diminuer le risque d’un nouvel échec. Ce faisant, ils affinent la catégorisation de la population à risque. Ce ne sont plus simplement les « jeunes » qui font problème mais, selon les caractéristiques organisationnelles de l’emploi, les jeunes de telle origine, les jeunes de tel lieu d’habitation (Meziani, 2013), etc.

« Parce que les jeunes, jeunes d’origine maghrébine, c’est… c’est méchant, mais c’est sûr que ça ennuie, ça fait des histoires pour rien, ça parle sur le dos d’untel, machin. C’est galère.

– Quelques-unes, ouais, quelques-unes. [...] Ils viennent une fois, deux fois et puis après, elles viennent plus. Donc oui, les jeunes du Maghreb qui sont… féminines… oui, on évite… en dessous de 30 ans, on évite de les prendre. [...] Des hommes, on va prendre parce qu’eux, limite, ils vont bosser et ils sont… étudiants, hommes étudiants Maghreb, on prend parce qu’ils bossent, ils… même s’ils n’ont aucune expérience dans l’hôtellerie, ils vont venir, ils vont bosser, ils vont vite apprendre et à la limite, ils bossent mieux que certains… certains qui ont déjà de l’expérience. [...] On va prendre une personne féminine d’origine… du Maghreb en-dessous de 30 ans, les trois fois sur quatre, elle nous plante au bout d’une semaine. Au-dessus, non. À partir de 35 ans, non, ça va. » (Directeur d’exploitation, société de nettoyage.)

Ces deux recruteurs, devenus également les employeurs ou managers des candidats recrutés, appliquent à leurs logiques et pratiques volontairement discriminatoires des formes de justification et de rationalisation bien particulières : le déni de responsabilité. Cette technique de neutralisation leur permet de justifier ces dernières en se disant le jouet des circonstances, ici l’urgence, l’incertitude et la difficulté à repérer les compétences, « les bons signaux de productivité » (Marchal, Rieucau, 2010, p. 71) des candidats à l’embauche. Ces circonstances, somme toute caractéristiques d’une situationde recrutement, sont présentées comme des justifications : c’est pour économiser le temps et l’énergie qu’aurait requis une décision éclairée et prise au regard de critères pertinents que ces recruteurs fondent leur « évaluation sur des données qui n’ont plus rien à voir avec des compétences professionnelles, et qui sont uniquement destinées à sélectionner de façon économique » (Eymard- Duvernay, Marchal, 1997, p. 16-17).

Mais attention, le fait d’ériger ces échecs de recrutement en statut de justification, et donc de développer en réaction des logiques et pratiques discriminatoires, est minoritaire dans notre échantillon. Il s’agit exclusivement des deux recruteurs qui :

– présentent un niveau de formation minimal (deux ou trois années après le baccalauréat maximum) et une filière de formation assez éloignée de la direction des ressources humaines (commerce et marketing) ;

– sont confrontés à des recrutements permanents (problème de turn-over) de personnels peu ou pas qualifiés ;

– exercent leurs fonctions dans des organisations au sein desquelles les logiques et pratiques de recrutement sont peu formalisées (formations internes RH réduites ou inexistantes, absence de procédures et d’outils de sélection).

Il ne faut pas les marginaliser pour autant car en traitant défavorablement des personnes en raison de leur appartenance à un groupe défini par une caractéristique particulière (ici, le jeune âge), ils s’inscrivent dans une conception restrictive de la discrimination (Lochak, 1987) et tombent sous le coup du Code du travail ou du Code pénal.

6. Les stratégies de recrutement : l’usage