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Être sportive en milieu rural : expérience des inégalités de genre

V. OCCUPER SON « TEMPS LIBRE » EN MILIEU RURAL

2. Être sportive en milieu rural : expérience des inégalités de genre

Les territoires sont inégaux quant aux activités de loisirs proposées aux jeunes, à la fois en raison du potentiel naturel disponible (littoral ou montagne pour deux d’entre eux versus « campagne » pour les deux autres) et du développement économique et de loisirs qui y sont liés, puisque l’attractivité touristique influence les politiques d’équipements des deux communautés de communes étudiées situées dans la Chartreuse et du Finistère. Toutefois, les difficultés liées aux offres de loisirs « encadrés » ne sont pas seulement l’apanage des deux territoires les moins touristiques : dans les quatre intercommunalités, durant leur enfance, les filles réussissent à pratiquer des sports et des activités, y compris dans les bourgs ou les petites villes des environs (ce qui nécessite cependant une organisation conséquente pour les mères qui se chargent des modalités de transports des groupes d’enfants), même si celles vivant dans les hameaux les maisons isolées sont moins nombreuses à en avoir fait l’expérience. À cette période de la vie, les jeunes femmes ne décrivent pas de disparités fortes entre leur situation et celle des garçons, elles font toutefois part de la dispersion des équipements sportifs (et donc l’éloignement de l’offre) sur de grandes distances, ce qui devient rapidement un frein pour les familles. Le temps nécessaire pour rejoindre les équipements spécifiques où se jouent les entraînements de tel ou tel club s’ajoute aux autres charges parentales : organisation des journées, modalités de déplacements ou encore coûts des déplacements. Notons aussi que cette question des déplacements reste plus « problématique » pour les jeunes femmes que pour les jeunes hommes, parce qu’elles sont moins nombreuses à pratiquer, ont moins souvent de deux roues et pratiquent moins l’autostop....

Au-delà, on observe des différences sociales dans les modalités de la pratiques sportive pendant l’enfance, l’initiation à l’école n’engendrant pas forcément une pratique en club. Même si le sport est en effet l’un des signes distinctifs de la jeunesse, l’origine sociale continue de peser largement sur les pratiques, y compris parmi les jeunes femmes en milieu rural. À l’entrée dans l’adolescence, les jeunes femmes des milieux les plus modestes sont plus nombreuses à n’avoir jamais pratiqué d’activité « en club ». Celles issues des familles populaires plus installées citent davantage des sports collectifs (twirling bâton, judo, handball, football, basketball). Celles des milieux plus favorisés sont quant à elles plus nombreuses à avoir déjà pratiqué des sports individuels (danse, équitation, natation, gymnastique). La pratique du sport seule ou en famille reste quant à elle très marquée socialement : ce sont surtout les filles des petites classes moyennes à fort capital culturel qui pratiquent les sports de voile, le surf, la randonnée ou le ski durant leur temps libre. Les jeunes femmes venant des fractions les plus précaires des classes populaires diront dans les entretiens « j’aime pas le surf », « la mer c’est pas trop mon truc » ou encore « je déteste le ski », afin d’expliquer leur non-pratique d’une activité sportive, pourtant symbole de leur territoire, où il attire des milliers de touristes. L’argument des préférences personnelles semble plus acceptable que celui de l’inexpérimentation (excepté les temps de découverte avec l’école et le centre de loisirs) liée à l’inaccessibilité de ces loisirs.

La constitution du corpus d’enquêtées avec des jeunes femmes âgées de 14 à près de 30 ans met en évidence combien les pratique d’activités encadrées sont surtout le fait des plus jeunes. En grandissant, les jeunes femmes investissent leurs études ou le travail, donnent des coups de main

dans leur entourage familial, « préfèrent » passer leur temps libre seules, avec des ami·e·s, en couple : autant de « préférences » qui nécessitent d’être déconstruites au regard des attentes sociales qui pèsent sur elles.

Équipements et entraîneur·se·s : implication des familles et ruptures

dans les pratiques

Dans chacun des territoires, les jeunes femmes disent avoir eu le choix entre « quelques sports » et ont dû parfois s’orienter par défaut, compte tenu de la faiblesse de l’offre destinée aux filles. Au moment de l’enquête, les jeunes pratiquantes sont les plus jeunes des enquêtées, scolarisées en collège ou lycée, elles ne sont pas encore entrées sur le marché du travail e, par ailleurs, aucune des jeunes femmes inscrites dans le dispositif de la garantie jeunes n’est dans un club sportif. Dans leur famille, leurs mères sont une minorité à faire du sport ou à avoir déjà été dans un club sportif, même si elles soutiennent pour une grande partie les activités de leur fille. Quand elles ont une fratrie, leur frère et/ou leur sœur ont déjà pratiqué une activité sportive ou, du moins, cela leur a été proposé par les parents. Du côté de leurs ami·es, elles ne jouent pas forcément avec des filles de leur « bande », mais se reconstruisent un autre groupe autour de l’équipe sportive. Ce nouveau réseau d’amies transcende parfois celui du lycée.

L’offre d’activités sportives dépend des logiques locales et sportives ainsi que de l’engagement des parents : pendant l’enfance, les filles pratiquent souvent en équipe mixte, l’entrée dans l’adolescence induit une non-mixité des activités sportives qui a des conséquences à la fois sur les sports possibles et sur les lieux où ils peuvent être pratiqués. C’est ce qu’explique Lou, 15 ans (père : serrurier, mère : sans emploi, gère une association culturelle) qui joue dans l’équipe de basket depuis 7 ans. Après avoir testé quelques séances de handball où l’entraîneuse « était très stricte et passait ton temps à crier », elle s’est tournée vers le basket. Une voisine plus âgée en avait déjà fait et elle a vu le stand au salon des associations qui se tient tous les ans dans la petite ville centrale de l’intercommunalité où elle vit (sa mère s’y rend pour son association de peinture « pour présenter les tableaux qu’elles font » et y emmène ses filles « depuis toujours »). Pendant 7 ans, Lou et les filles de son équipe (qui passe de 10 à 7 membres au fil des âges) ont été coachées par le père de l’une d’elles, ancien pratiquant de basket qui a accepté de les entraîner par défaut de candidat, mais qui a arrêté l’an passé et a été remplacé par le père d’une autre joueuse, militaire non-basketteur.

« Le père de Fleur a un peu monté le club. En fait, le club existait, mais s’il n’avait pas été là, on n’aurait pas pu en faire, car sans entraîneur, pas de basket (rire) et, ici les gens, ils sont surtout sur le foot et plutôt le foot garçons quoi. [...] Il était trooooop bien comme entraîneur. Il a voulu arrêter quand elle est partie au lycée. Et cette année l’entraîneur [...] c’est un militaire… c’est un militaire, donc c’est beaucoup plus de physique… et il n’a jamais fait de basket ! C’est juste parce que sa fille fait du basket avec nous et c’était pas pour que l’équipe s’arrête qu’il a fait ça. » [Lou, 15 ans, collégienne.]

Le récit de Lou montre bien la fragilité d’une pratique sportive en milieu rural, qui est imbriquée dans les trajectoires personnelles des jeunes et des entraîneur·es. Des jeunes d’abord, parce que compte tenu de la taille réduite des équipes, tout abandon en cours d’année met en péril le bon déroulement des matchs. Des entraîneur·se·s ensuite, parce que comme le fait remarquer Lou, bien qu’elle n’apprécie guère le nouvel entraîneur, elle se considère comme « chanceuse » car pour d’autres de ses copines, le sport s’est tout simplement arrêté avec le départ de l’entraîneur·se. Le déménagement ou le désengagement d’un·e

intervenant·e ou d’un·e entraîneur·se se traduit alors par la suppression d’une activité et donc l’arrêt de la pratique pour les filles, comme cela s’est produit pour la danse dans trois des territoires enquêtés. Quand elle évoque les créneaux de basket, Lou les compare sans cesse avec ceux des garçons : ils en ont plus et surtout « à des horaires qui sont mieux ». Les garçons ont davantage le choix entre plusieurs clubs de basket des environs tandis qu’elles n’en ont qu’un seul. Plus généralement, Lou insiste sur les équipements en disant que les filles manquent de terrains couverts « parce qu’il ne fait pas toujours beau ici, et puis on veut pouvoir s’entraîner dedans, comme les gars ».

Lou ne sait toutefois pas si elle va continuer le basket après le collège, car au lycée, avec l’internat, les emplois du temps sont plus contraints et elle souhaite « garder du temps pour les copines et tout et puis [se] reposer ». Mais surtout, ce qu’elle redoute « c’est de jouer en sénior », comme c’est arrivé à Fleur, sa copine, d’un an plus âgée, qui s’est confrontée au problème. Effet d’âge et de structuration des équipes, à partir de 15 ans les jeunes femmes jouent dans la même équipe de basket que les femmes. Si le problème des horaires des entraînements est important, ce n’est pas le seul : jouer avec des adultes semble bien moins enthousiasmant.

« Elles jouent le vendredi soir à 20 h, genre t’as que ça à faire après l’internat. T’es fatiguée de ta semaine, tu veux voir ta famille et tes copines et t’as basket ! Pfff rien que ça… [...] En plus dans l’équipe des séniors, à ce que nous a dit Fleur, c’est que des femmes genre des vieilles (rires gênés) enfin comme des mamans et tout. C’est pas des filles jeunes comme nous, alors dans les délires, c’est pas trop ça. » [Lou, 15 ans, collégienne.]

Les sports collectifs sont des lieux de sociabilité importants à la fois parce qu’ils construisent des « équipes » et qu’ils permettent des mobilités intra-départementales voire intrarégionales. Le club permet de construire (et développer) un réseau d’amies au-delà du cadre scolaire et de dépasser les réputations locales. Dans les équipes, les tensions existent et certaines « mettent des soufflantes » à d’autres quand elles manquent à leurs obligations de présence ou de participation au groupe. Lou l’a déjà fait à deux des joueuses qui ne s’investissaient pas suffisamment et qui « étaient absentes trop souvent aux matchs du week-end, soit disant parce qu’elles avaient mal, mais on sait que c’était pour rien faire avec les autres ».

Quels que soient leur âge et leur territoire, les jeunes femmes rencontrées décrivent leurs conditions d’exercice d’activités sportives en club bien plus limitées que pour les jeunes hommes vivant au même endroit. Cette conception différentielle peut s’expliquer par une conception genrée de l’adolescence, période pendant laquelle les activités des garçons sont davantage pensées sur le mode de la dépense physique et encadrées, naturalisant au passage des besoins des jeunes hommes vers des activités sportives au risque qu’ils soient dangereux et/ou violents. C’est sur le foot que se cristallisent les tensions, tant ce sport prend une place importante dans l’activité et les réseaux locaux, mais les jeunes femmes en sont pourtant tenues à l’écart, à partir de l’adolescence. L’entrée au collège et l’adolescence constituent en effet des formes violentes de rupture pour les filles, qui ne peuvent plus bénéficier aussi facilement des sports dont la pratique était mixte jusque-là. Talina, 17 ans (père : charpentier, mère : employée dans l’administration) a longtemps demandé à faire du football, comme ses frères, avec son père entraîneur de l’équipe masculine. Élément important dans la vie familiale, le foot devient aussi un élément central dans le style de vie de Talina et lui a permis de construire une relation de complicité avec son père et ses frères. Malgré cette socialisation sportive et sa proximité avec les copains de son frère, joueurs dans l’équipe de foot, ses compétences sportives ne lui

permettent pas d’être intégrée au groupe des garçons et ne légitiment pas plus sa pratique du foot, ce qui s’exacerbe à l’adolescence. « Tout s’est coincé à partir du collège », dit-elle, c’est à partir de cette période qu’elle a entendu les garçons dire que « ce n’était pas un sport de filles », et ses parents qu’elle pouvait « choisir autre chose ». Déterminée, à 14 ans, elle décide de fonder la première équipe féminine avec une copine. À quelques-unes, elles s’entraînent dans un village où il y a un stade désaffecté, loin des structures avec gradins réservées aux garçons ; l’objectif était d’avoir leur « propre terrain » et « d’éviter les attaques » de ceux les accusant de prendre trop de place. Talina comme Lou dit aussi avoir fait l’expérience de remarques sexistes pendant les entraînements ou les compétitions, de la part des garçons, mais aussi des entraîneurs. Elles sont confrontées à une « double contrainte » : « maitriser une gestualité sportive “masculine”, tout en démontrant leur appartenance à la catégorie “femme”, pour échapper aux processus de stigmatisation. » (Mennesson, 2004, p. 70).

3. Des activités populaires inscrites dans les