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Dans cette sous-section, nous abordons la nature polyfonctionnelle de l’habiter à travers les modèles d’organisation spatiale caractéristiques de la vie sociale. Nous appréhendons ensuite la vie sociale et la polyfoncitonnalité à travers trois principes généraux : la forme, la structure et la fonction.

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1. Modèle fonctionnel et polyfonctionnel d’organisation spatiale

Le modèle d’organisation polyfonctionnel de l’espace a longtemps régulé l’usage des lieux. Par exemple, jusqu’au XVIIIe siècle, en Europe, les pièces n’avaient pas réellement de

fonctions fixes : il n’existait pas d’espaces privés ou spécialisés (Hall 1966 ; Dibie, 1987/2000). L’extrait suivant illustre cette idée de perméabilité des fonctions de l’espace :

« les personnes étrangères à la maison allaient et venaient à leur gré, tandis que les

lits ou les tables étaient dressés ou enlevés selon l’humeur ou l’appétit des occupants […] Au XVIIIe siècle, la structure de la maison changea. En français, on distingua la « chambre » de la « salle ». En anglais, le nom donné aux diverses pièces désigna leur fonction – bedroom, living-room, dining-room » (Hall, 1966, p.133).

Le fonctionnalisme a dès lors introduit dans la conception architecturale des distinctions allant jusqu’à annihiler la polyfonctionnalité des espaces. Cette perspective fragmentée, répandue par des mouvements importants du modernisme comme le Bauhaus38 en architecture, favorise la division (plus aisée à reproduire dans la conception) et la « spécialisation des espaces » par la fonction (Lefebvre 1972).

La notion de dislocation (Goetz, 2001) permet de comprendre les critiques formulées par Lefebvre (1972) à l’égard de cette spécialisation. En effet, pour le philosophe :

« l’espace spécialisé est un espace mort, parce qu’il n’est rempli que par une certaine

activité à certains moments. Cette activité, d’ailleurs, se répète elle-même, et en dehors de cette activité, l’espace dans lequel elle se déroule est perdu » (Lefebvre,

1972, 10’03’’).

L’époque dans laquelle nous vivons nous semble incarner ce concept de dislocation, que Goetz (2001) décrit de la manière suivante :

« cela veut dire qu’il y a toujours des lieux, mais aussi d’autres espaces que des lieux,

de l’espace entre les lieux, et que par conséquent, les lieux bougent, flottent, ne restent pas stables. La dislocation est une critique du lieu, en ce sens qu’elle met les lieux en état critique » (Goetz, 2001, p. 31).

38 Historiquement, le Bauhaus renvoie à l’institut des arts décoratifs et industriels allemand regroupant des architectes tels que Gropius, Gabo, Meyer et d’autres autour de 1925/35 (Aulchin, 1978). Par extension, le Bauhaus renvoie globalement à un courant d’art et d’architecture moderne. Selon cette perspective, les lieux doivent « signifier leur usage, simplifier les parcours et planifier les besoins » (Aulchin, 1978, p.107). Il s’agit donc de « l’instauration d’une norme d’habitat, norme de ville et norme des pratiques quotidiennes » (Aulchin, 1978, p.107).

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Autrement dit, la ségrégation de l’espace en lieux fonctionnels (tels que les espaces de bureau par exemple), a pour effet d’enliser la société dans « ses propres espaces spécialisés,

fragmentaires, isolés les uns des autres » (Lefebvre, 1972, 10’31’’).

Or,

« les vœux des intéressés […] s’orientent vers une nouvelle conception de l’habiter qui répondrait aux exigences de la technique et des vastes agglomérations modernes, sans pour autant sacrifier la qualification, les différences et l’appropriation spatio- temporelles […]. Les gens souhaitent obscurément ou clairement une conception de l’habiter qui n’estompe pas les oppositions (dehors et dedans, intimité et environnement etc.) pour les résoudre dans les combinaisons d’éléments, qui […] restitue en la réinventant la dimension symbolique » (Lefebvre, 1970/1974, p. 181).

Ce dernier point renforce la distinction qu’il convient de faire entre l’habiter et l’habitat. Si l’habiter est difficilement accessible à ceux qui conçoivent l’espace (il s’agit d’une perception relativement subjective de l’espace vécu), l’habitat, au contraire, s’inscrit dans une perspective conçue de l’espace. Dès lors, dans la citation ci-dessus, Lefebvre encourage à lutter contre la discrimination fonctionnelle d’un habitat qui contraint (voire empêche) l’expression de l’habiter, dont l’existence et l’épanouissement nécessitent la liberté d’usage et de production de l’espace.

2. Vie sociale et polyfonctionnalité

Si on s’en réfère à Henri Lefebvre, l’espace social relève de trois principes généraux : la forme, la structure et la fonction (Lefebvre, 1974/2000, p.172). Ces notions renvoient à la structuration de l’espace par les lieux, qui lui donnent un sens et grâce auxquelles il prend forme et fonction (pratique et/ou symbolique).

D’un point de vue formel, Lefebvre (1970/1977, p. 241) distingue les lieux de l’habiter en

« lieux publics (le seuil, l’entrée, le couloir, etc.) – semi-publics (le salon hier, la salle à manger aujourd’hui) – et privés (chambres, salle de bain ou salle d’eau etc.) ». Pour l’auteur,

on peut aussi classer les lieux selon qu’ils sont « destinés au passage, au séjour et à la

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Du point de vue fonctionnel, Lefebvre considère « qu’on peut énumérer et classer les

fonctions inhérentes à l’habiter » (1970/1977, p. 242). Par exemple, il énumère « les endroits de travail et de relaxation, les lieux des repas et de la réception […], les lieux de réunion et ceux de communication » (idem). Pour l’auteur,

« ces endroits coïncident selon les cas39 ; par exemple le téléphone peut se trouver dans une chambre ou dans le « living », lieu de réception, ce qui n’autorise pas à le

rayer de la liste des lieux fonctionnels » (Lefebvre, 1970/1977, p. 242).

Enfin, d’un point de vue structural, Lefebvre considère

« essentiellement les parcours, reliant de toutes les façons possibles les lieux ainsi

distingués et articulés. Ce point de vue tient compte des coïncidences possibles (par exemple, le téléphone dans une « pièce » destinée à un autre usage, et par conséquent polyfonctionnelle) […] Cette étude des parcours à l’avantage et l’intérêt de déceler le

rapport au temps et [à] l’espace, l’inscription et les traces du premier dans le second » (Lefebvre, 1970/1977, p. 242).

La fonction attribuée à l’espace met donc en perspective l’emploi du lieu pour un usage donné à un moment donné, et permet à l’individu d’avoir accès à un « temps vécu » en regard de l’activité à laquelle il prend part.

De ces trois principes (forme, structure, fonction) de l’espace habité, nous retenons l’élément suivant : la polyfonctionnalité du lieu s’exprime lorsque l’on peut observer la coïncidence de différentes fonctions ; cependant, cette coïncidence n’exclut pas la fonction principale qui peut avoir été attribuée au lieu.

En regard de notre contexte d’étude, nous considérerons le travail comme la fonction principale de l’espace de coworking. La perspective polyfonctionnelle de l’habiter permet dès lors de ne pas exclure, pour l’espace de coworking, la possibilité de supporter d’autres activités.

100 Conclusion

De cette section, nous retenons qu’habiter est une activité à la fois symbolique (elle permet à l’individu se réaliser) et esthétique (elle permet à l’imaginaire de s’exprimer). L’habiter n’est par ailleurs pas immuablement lié au lieu d’habitation principal : le lieu habité est un lieu «

qui manifeste la pluralité de ses usages possibles » (de Certeau 1981, p.12) : les activités y

sont organisatrices. Nous retenons enfin que la pluralité des usages s’exprime à travers la coïncidence de différentes fonctions de l’espace, et que celle-ci ne remet pas nécessairement en cause la fonction de destination principale du lieu.

SECTION 3 – Habiter l’entre-deux

Dans cette section, nous abordons l’habiter à travers sa forme dynamique dans l’espace géographique : nous détachons la fonction d’habiter du lieu traditionnel d’habitation, et nous nous intéressons à ses formes d’expression dans l’espace social au sens large. Cette perspective nous permet de situer l’espace habité en regard de notre contexte d’étude.