• Aucun résultat trouvé

Deux exemples de pratiques de classification : les calendriers et les clés (Nippert-Eng, 1996)

Sous-section 3 Limites du marketing expérientiel et retour à l’expérience vécue

Encadré 4 Deux exemples de pratiques de classification : les calendriers et les clés (Nippert-Eng, 1996)

L’utilisation de plusieurs calendriers par un individu est révélatrice de sa tendance à intégrer ou à segmenter vie « privée » et vie « professionnelle ». Dans une perspective intégrée, il utilisera un seul et même calendrier pour lister les activités de détente, les anniversaires, les rendez-vous d’affaire etc. Dans une perspective segmentée, il aura recours à une utilisation de supports distincts. Entre ces deux perspectives des stratégies d’adaptation peuvent s’observer: par exemple, par utilisation de codes couleurs différents sur un seul support.

Avec la perspective segmentée, l’ensemble des acteurs, des pratiques et des objets sont mutuellement exclusifs et appartiennent soit à l’environnement du chez soi, soit du travail, sans possibilité d’interaction. Par ailleurs, plus nous segmentons, plus le temps est conçu de manière fragmentée et les activités rythmées en fonction d’un temps imparti.

A l’inverse, la perspective intégrée favorise la flexibilité et l’ajustement, ce qui a fortiori implique une adaptabilité des supports (par exemple, une adaptabilité du calendrier).

Le même raisonnement peut s’appliquer aux trousseaux de clés. L’utilisation de deux trousseaux distincts renvoie alors à une perspective segmentée, là où l’utilisation d’un trousseau unique renvoie à la perspective intégrée. Les clés permettent d’isoler à la fois les structures physiques auxquelles elles correspondent et les différentes individualités du consommateur.

62

Les individus combinent donc différents niveaux d’intégration et de segmentation et se situent la plupart du temps dans l’entre-deux des polarités. Par leurs pratiques, ils configurent leur sphère personnelle, laquelle est influencée par le vécu des individus et les structures culturelles et sociales dans lesquelles ils évoluent.

L’idée de « territoire » (Tian et Belk, 2005 ; Nippert-Eng, 1996) est ici particulièrement importante car elle implique une négociation avec l’environnement physique et social. La négociation mentale des frontières entre les deux polarités du continuum est renforcée par le rôle joué par la place du corps et la tangibilité de ce qui entoure l’individu (objets et environnements). A leur tour, ces éléments contribuent à la construction identitaire de chacun, mais également de l’ensemble

Quelle que soit la configuration adoptée, chacun a recours à des décisions conscientes ou non d’appliquer les principes de segmentation et/ou d’intégration d’une sphère vis-à-vis de l’autre. Le temps et l’espace dédiés à chaque chose disparait avec l’intégration au profit d’un ensemble agrégé. A l’inverse, dans une perspective segmentée, si la frontière est franchie de quelque manière que ce soit, la territorialité des individus est menacée et des mesures s’imposent.

Dion et al. (2014) proposent deux alternatives possibles pour lutter contre la « pollution » qu’un objet engendrerait s’il n’occupait pas la bonne « place » :

• la négociation continue de la frontière existant entre les modes de classification, en fonction des contraintes et contextes spécifiques à la vie quotidienne ;

• la transgression, tolérée en fonction d’un contexte et d’objets donnés.

L’évolution du principe de la segmentation vers celui d’un quotidien plus intégré trouve ses exemples dans la sphère marchande, avec des offres commerciales spécifiques et adaptées. Des discours commerciaux s’inspirent ainsi du phénomène d’intégration des sphères privée et professionnelle et on voit apparaitre sur le marché des offres de structuration d’un espace de vie homogénéisé pour le consommateur.

Par exemple, Ikea propose de créer son espace de travail chez soi, en utilisant des leitmotivs très représentatifs de cette tendance : « Qui a dit qu’on ne mélange pas travail et plaisir ? » ;

63

D’autres offres s’inspirent de la tendance nomade, et proposent des bureaux en kit, à emmener partout : on ne s’encombre pas du superflu et on utilise le support quand on en a besoin, où on en a besoin. Avec ce type d’offre, l’activité professionnelle peut s’établir en tout temps et en tout lieu, chez soi y compris.

La production d’expérience et la compréhension du rôle de la matérialité dans l’expérience vécue requiert dès lors de s’intéresser, à la manière dont les individus structurent et donnent du sens à leur environnement au-delà des objets ou de l’environnement-même (Dion et al., 2014).

C’est ce à quoi nous nous intéressons dans ce travail, notamment par le biais des pratiques d’intégration et de segmentation observables au niveau microsocial. Nous accorderons par ailleurs une importance particulière à la négociation collective du lieu partagé.

Conclusion

Dans cette section, nous avons présenté deux grands courants relatifs à l’appropriation en recherche sur la consommation. Le premier courant, fondateur et inspiré de la psychologie environnementale, propose une séquence d’appropriation de l’espace en trois temps : la

nidification, l’exploration et le marquage. A la suite de la pensée spatiale de Lefebvre

(1974/2000), cette séquence souligne la dialectique existant entre appropriation et domination, entre pouvoir et contre-pouvoir. Le second courant, inspiré de Sartre (1943) et Belk (1988), nous a permis de mentionner quatre dynamiques par lesquelles l’appropriation est susceptible de s’exercer : la contamination, la connaissance, la création et le contrôle. Nous en retenons les dynamiques de contamination et de création, lesquelles nous semblent offrir une perspective plus fine de l’idée de production de l’espace entendue par Lefebvre (voir la figure introductive de ce chapitre).

Dans un deuxième temps, nous avons abordé les pratiques de classification pour rendre compte des tensions matérielles existant entre les différentes sphères du vécu. Nous retenons la grande diversité des configurations possibles entre la segmentation et l’intégration des activités, à l’heure ou la tendance globale est la superposition des lieux et sphères du vécu d’une part. D’autre part, nous retenons le rôle joué par ces pratiques dans les démarches d’appropriation de l’espace de travail partagé

64

SECTION 3 – L’accès comme moyen d’appropriation temporaire

Les consommateurs hypermodernes vivent au quotidien « une augmentation des opportunités

d’accès à une diversité variable d’expériences » (Manzini et Jégou, 2010, p. 216). En effet, la

vie liquide (Bauman 2000/2005) a plongé le consommateur dans un mouvement permanent où la flexibilité des projets et la réversibilité des choix impliquent une variété importante de produits, de services et d’infrastructures pour être réalisés (Manzini et Jégou, 2010). Pour le consommateur hypermoderne, il est donc fondamental de « se libérer du poids des choses et

d’avoir accès à ce qui sert et/ou à ce que l’on désire seulement quand, où, et à la manière dont on le désire » (Manzini et Jégou, 2010, p. 217).

La consommation basée sur l’accès répond aux exigences soulevées par la culture de consommation hypermoderne, et s’entend selon nous comme l’appropriation et l’utilisation temporaire de ressources par le consommateur.

Cette mise à disposition n’entraine pas de transfert de propriété, et n’implique pas nécessairement de transaction financière. Autrement dit, l’accès comme mode de consommation temporaire s’exprime aussi bien dans la sphère marchande que non-marchande (Bardhi et Eckhardt, 2012 ; Eckhardt et Bardhi, 2016). D’un point de vue marketing, l’appropriation temporaire se traduit par l’expérience et l’utilisation limitée d’objets dans le temps.