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Nous avons choisi de concentrer notre étude sur Christa Wolf, Stefan Heym, Heiner Müller, Volker Braun et Christoph Hein. On considère généralement que ces écrivains faisaient partie des représentants les plus importants de la littérature est-allemande87. Ils ont en effet tous reçu

le prestigieux prix littéraire Heinrich-Mann remis par le régime et, à l’exception de Hein, le prix national de la RDA récompensant les travaux ayant contribué à la culture socialiste88. Ils

ont néanmoins produit une certaine critique de l’État, ce qui était apprécié par la population. Leurs livres étaient donc des best-sellers en Allemagne de l’Est, mais aussi à l’Ouest où on s’intéressait particulièrement aux individus qui semblaient s’opposer au communisme89. Ils

étaient ainsi reconnus comme des auteurs de premier plan tant par le régime est-allemand, par la population de la RDA que par l’Occident90.

Puisqu’ils cumulaient cette triple reconnaissance, ces auteurs occupaient les positions les plus élevées dans le champ littéraire de l’Allemagne de l’Est avant 1989. Et puisque la littérature constituait le domaine le plus privilégié de la sphère intellectuelle en RDA, du fait de son importance pour le projet idéologique de l’État, les auteurs les mieux positionnés dans

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Christa Wolf est ainsi appelée « l’auteure la plus populaire de la RDA » dans « Acclaimed Author Christa Wolf Dies at 82 », Der Spiegel, 1er déc. 2011 ; Heiner Müller est désigné comme « l’un des plus importants scénaristes allemands du XXe siècle » dans Jonathan Kalb, The Theater of Heiner Müller, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, préface ; Christoph Hein apparait « comme l’une des figures déterminantes de la littérature socialiste » dans Hélène Guibert-Yèche, Christoph Hein : l’œuvre romanesque des années 80, Bern, P. Lang, 1998, p. 367 ; Stefan Heym était « l’un des critiques les plus connus de la RDA » dans Jones, p. 94 ; Volker Braun est identifié comme un « grand écrivain critique de l’ancienne RDA — véritable égal de Christa Wolf » dans Jean- Claude Lebrun, « Volker Braun, l’aliénation au XXIe siècle », L’Humanité, [En ligne], http://www.humanite.fr/ volker-braun-lalienation-au-xxieme-siecle-546645, 3 juillet 2014.

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Voir Dietrich Herfurth, Der Nationalpreis der DDR, Berlin, Selbstverlag, 2006, et « Heinrich-Mann Preis »,

Akademie der Künste, [En ligne], http://www.adk.de/de/akademie/preise-stiftungen/H_Mann_Preis.htm. 89 Voir Nicole Bary, « Christa Wolf, l’écriture et la vie », Études, 2015 (2), février 2015, p. 80, Guibert-Yèche,

p. 343, Jones, p. 132-136, Kalb, p.XVI et Jay Rosellini, Volker Braun, Munich, CH. Beck, 1983.

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le champ littéraire obtenaient également un capital social considérable91. Cela explique que

Wolf, Heym, Müller, Braun et Hein aient été les écrivains les plus volubiles lors de la révolution et qu’ils aient accédé facilement aux tribunes publiques. Ils ont ainsi produit une grande quantité de documents : nous analyserons en particulier leurs prises de position lors d’événements publics, tels que la manifestation du 4 novembre 1989, les textes d’opinion qu’ils ont fait paraitre dans les journaux dès septembre 1989, les entrevues qu’ils ont offertes à l’Ouest, notamment au journal communiste français L’Humanité, et les textes non fictifs qu’ils ont publiés après la réunification allemande; cette dernière catégories de documents est par ailleurs la plus volumineuse de notre corpus. Pour démontrer les liens de continuité, nous utiliserons également quelques sources produites avant la révolution.

Nous comprenons que notre accès limité à la langue allemande et l’étude de documents traduits peuvent avoir influencé notre interprétation des données. Cela explique notamment que nous ayons utilisé les textes de certains auteurs en plus grande quantité : Christa Wolf et Christoph Hein ayant eu un rayonnement international plus important, une plus grande diversité de leurs œuvres et textes non fictifs est disponible en français et en anglais. Néanmoins, le croisement de ces sources avec certains documents allemands et avec les écrits de Heym, Müller et Braun nous ont permis d’éviter une surinterprétation et de montrer ce qui liait ces cinq écrivains.

Il ne s’agit bien sûr pas des seuls auteurs populaires et récompensés de la RDA ou des seuls intellectuels ayant été politiquement actifs à l’automne 1989. Nous citons de ce fait d’autres membres de l’intelligentsia littéraire, dont Herman Kant, Rainer Schedlinski et Helga Königsdorf. Ceux-ci, cependant, ne jouissaient pas du même statut que les écrivains de notre

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corpus puisqu’ils ne cumulaient pas la triple reconnaissance que nous avons identifiée : Kant, fonctionnaire du Parti, était étroitement lié au SED et ne remplissait donc pas les attentes de la population ; Schedlinski, issu de la scène culturelle clandestine de Prenzlauer Berg, était bien moins connu ; Königsdorf, avant tout une scientifique, n’a pas obtenu une grande reconnaissance occidentale avant 199092. Moins volubiles ou exposés, ils ont néanmoins

adopté, pendant et après la révolution, un discours semblable à celui des écrivains de notre corpus. Cela démontre que la rhétorique de Wolf, Heym, Müller, Braun et Hein n’était pas seulement révélatrice de leur propre statut et stratégies individuelles, mais également de la structure et des normes du champ littéraire vis-à-vis desquels chaque écrivain se positionnait.