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5. Plan de l’étude

2.1. Le discours de l’intelligentsia littéraire centre-européenne en 1989

2.1.1. L’intelligentsia polonaise, hongroise et tchécoslovaque

La comparaison entre les événements survenus en RDA et dans les autres pays centre- européens ne peut être parfaite, chacun de ces États ayant connu un contexte national et sociopolitique différent. La chute du communisme en Pologne et en Hongrie, par exemple, ne peut être qualifiée de « révolution » : c’est plutôt par négociation qu’une élite dissidente a réussi à y obtenir la transformation des systèmes gouvernementaux1. Il n’en demeure pas moins que dans chacun des pays centre-européens à l’exception de la RDA, l’intelligentsia culturelle a joué un rôle de premier plan lors des événements de 1989.

En Pologne, ainsi, de nombreux intellectuels ont collaboré avec l’organisation syndicale Solidarnosc. Dirigée par l’ouvrier Lech Walesa et s’adressant aux citoyens provenant de toutes les sphères de la société, Solidarnosc a pu compter dès sa fondation en 1980 sur l’appui et les conseils de plusieurs membres de l’intelligentsia. En 1989, ces derniers sont particulièrement actifs et participent aux discussions qui s’organisent entre le pouvoir et

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À ce sujet, voir Steven Saxonberg, « Part III: Differences in the Process of Collapse », dans The Fall, Amsterdam, Harwood Academic, 2001, p. 167-381.

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les dissidents. Après les élections de juin, lors desquelles l’opposition non communiste obtient la totalité des sièges auxquels lui donnait accès l’accord de la Table ronde, c’est d’ailleurs l’un de ces intellectuels, l’écrivain et journaliste Tadeusz Mazowiecki, qui est choisi pour occuper le poste de premier ministre2. Acceptant cette fonction, il rejette le socialisme en déclarant : « la Pologne ne peut plus supporter d’expériences idéologiques3 ».

Du côté hongrois, des écrivains tels que Gyorgy Dalos, Gyorgy Konrad et Miklos Haraszti faisaient partie depuis plusieurs années d’une opposition à caractère libérale, alors qu’une intelligentsia plus nationaliste animait des cercles conservateurs qui, dans les années 1980, formulèrent également un discours dissident4. À la fin de la décennie, les intellectuels impliqués dans ces groupes forment des partis politiques qui acquièrent de plus en plus d’importance sur la scène publique : l’élite nationaliste, dont les poètes Sandor Csoori et Istvan Csurka, fonde le Forum démocratique hongrois (MDF) et les intellectuels libéraux créent l’Alliance des démocrates libres (SzDSz)5. En décrivant les objectifs de ce dernier groupe, Gyorgy Konrad évoque le même rejet de l’idéologie et la promotion de l’individualité dont faisait mention Tadeusz Mazowiecki :

Nous réclamons les libertés civiles bourgeoises et un embourgeoisement qui n’est pas limité par des décrets prohibitifs. Nous ne voulons pas que les autorités aient des droits discrétionnaires sur les citoyens. Nous voulons des garanties constitutionnelles […]. La démocratie peut certes inclure le socialisme, mais un État socialiste ou règne un parti unique ne peut pas inclure la démocratie […]. Il

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Barbara J. Falk, The Dilemmas of Dissidence in East-Central Europe: Citizen Intellectuals and Philosopher Kings, New York, Central European University Press, 2003, p. 58. En février 1989, le régime communiste de Pologne avait accepté d’entamer des négociations avec l’opposition organisée. Ces discussions mènent à l’accord de la Table ronde et au déclenchement des élections de juin 1989 lors desquelles un tiers de la chambre basse, le

Sejm, est accessible à tous les candidats, communistes et non communistes. Les candidats appuyés par

Solidarnosc les remportent tous.

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Tadeusz Mazowiecki , « A Solidarity Government Takes Power », dans Gale Stokes, From Stalinism to Pluralism:

a Documentary History of Eastern Europe since 1945, New York, Oxford University Press, 1991, p .230.

4 Mate Szabo, « Hungary », dans Detlef Pollack et Jan Wielgohs, Dissent and Opposition in Communist Eastern Europe: Origins of Civil Society and Democratic Transition, Burlington, Ashgate, 2004, p. 56.

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s’agit d’un principe fondamental : les valeurs de la démocratie doivent précéder

celles du socialisme6.

Le 15 mars 1989, des manifestations populaires secouent la Hongrie. Le régime accepte alors de discuter avec les groupes d’opposition qui se font les porte-paroles du changement7. Lors des élections de 1990, les intellectuels dissidents reçoivent l’appui de la population : le SzDSz obtient 21 % des voix et le MDF est porté au pouvoir avec 24 % des votes. Membre de ce dernier parti, l’historien et écrivain Jozef Antall accède au poste de premier ministre8.

L’attitude des régimes communistes de Pologne et de Hongrie en 1989 diffère ainsi considérablement de celle du SED. Dans ces deux États, des réformes à caractère libéral avaient par le passé servi les intérêts des communistes : on y tolérait notamment certains secteurs privés en économie et les universités y demeuraient relativement autonomes9. Si, comme ailleurs dans le bloc de l’Est, les dirigeants polonais et hongrois refusaient que l’on remette en question les fondements du socialisme, ils avaient néanmoins adopté un discours conciliant par lequel ils espéraient assurer leur légitimité. Cette « stratégie de réformes10 » permettait à des organisations civiles indépendantes de profiter d’une visibilité importante : c’est le cas de l’Église et de Solidarnosc en Pologne, et des groupes d’opposition intellectuels en Hongrie11. À la fin de la décennie 1980, les régimes polonais et hongrois acceptent de

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Ibid., p. 300 et 306. Nous soulignons.

7

Rudolf L. Tökés, Hungary’s Negotiated Revolution: Economic Reform, Social Change, and Political Succession,

1957-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 306. 8

Ibid., p. 178.

9

Saxonberg, p. 169 et 218-220.

10 Ibid., p. 169. Selon Saxonberg, la stratégie de réformes adoptée par les régimes polonais et hongrois trouve

son origine dans les années 1950 : à cette époque, des troubles internes entrainèrent ou firent craindre l’intervention des Soviétiques. Les dirigeants avaient donc intérêt à montrer qu’ils pouvaient gérer la situation tout en demeurant loyaux à l’URSS. En acceptant d’implanter quelques réformes, ils ont pu eux-mêmes calmer les manifestations de mécontentement et assurer l’indépendance de leur État.

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collaborer avec ces organisations, leur objectif étant d’assurer la stabilité de leur État12. Cela offre beaucoup d’espace aux élites dissidentes qui en profitent pour prendre le devant de la scène.

Les événements de 1989 en Tchécoslovaquie présentent plus de similitudes avec la révolution populaire est-allemande. Comme en RDA, le parti communiste tchécoslovaque refuse la négociation et les réformes13. En outre, ce sont les citoyens, et non pas les intellectuels dissidents, qui y déclenchent le mouvement de protestation : le 17 novembre 1989, l’opposition intellectuelle tchécoslovaque, dont faisait notamment partie l’écrivain Vaclav Havel, est prise de vitesse par des étudiants qui descendent illégalement dans les rues de Prague avant d’être violemment refoulés par le régime14. Cependant, contrairement à la jeune et marginale opposition est-allemande, les dissidents tchécoslovaques avaient développé depuis plusieurs années des réseaux de communication solides qui lui permettent de s’organiser dès le lendemain du soulèvement étudiant. Lors d’une rencontre présidée par Havel, une entité ayant pour but de chapeauter tous les groupes d’opposition est créée afin de centraliser les actions contre le régime communiste15. Ce Forum civique est prêt dès la manifestation de masse du 20 novembre 1989 à se placer à la tête du mouvement citoyen16.

L’opposition intellectuelle tchécoslovaque s’est donc rapidement adaptée à l’action citoyenne et a obtenu l’autorité morale lui permettant de représenter la population17 : dans la rue, les manifestants se mettent rapidement à scander « Havel au château! » et Forum civique

12 Stefani Sonntag, « Poland », dans Pollack et Wielgohs, p. 12 et Szabo, p. 65. 13

Detflef Pollack et Jan Wielgohs, « Comparative Perspectives on Dissident and Opposition to Communist Rule », dans Pollack et Wielgohs, p. 247.

14 Oldrich Tuma, « Czechoslovakia », dans Ibid., p. 41. Le déclenchement de la « révolution de velours »

tchécoslovaque a certainement été influencé par les événements survenus dans les autres États d’Europe centrale, et particulièrement par l’ouverture du mur de Berlin quelques jours plus tôt.

15 Falk, p. 104. 16

Tuma, p. 41.

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peut entamer des discussions avec le pouvoir communiste en toute légitimité18. Selon le dissident Jan Rube, les citoyens ont rapidement accepté qu’Havel représente leurs intérêts, car son langage était complètement « différent de celui auquel on avait été habitué chez les anciens dirigeants19 ». Le 10 décembre, le président socialiste abdique et un gouvernement de transition, formé de plusieurs intellectuels et écrivains, est instauré. Le 29 décembre, Vaclav Havel est nommé président de la République20.

Comme Mazowiecki et Konrad, Havel exprime un rejet du dogme idéologique et indique sa volonté de limiter les pouvoirs de l’État. Déjà en 1979, il écrivait :

[Les gens] ne sont pas intéressés par des projets politiques et économiques idéaux et abstraits, et ce non seulement parce que tout le monde sait que de tels projets ont de minces chances de réussir, mais aussi parce que l’on sent que moins les politiques sont basées sur des considérations concrètes et humaines […], plus il est probable qu’elles dégénèrent en de nouvelles formes d’esclavagisme. […] la création d’un meilleur système n’est possible que si l’on crée une meilleure vie21. En 1990, il réitère ces idées :

Le paradis n’a pas triomphé sur Terre et ne triomphera probablement jamais. Une telle image ne pouvait naitre que dans les cerveaux prétentieux de ceux qui sont persuadés d’avoir tout compris [...] et qui croient pouvoir donner des ordres à l’histoire [...]. Ce qui a triomphé, c’est l’espoir réel du retour commun de nos États et nations libres, indépendants et démocratiques en Europe22.

À la fin de 1989, trois membres du champ littéraire occupent donc des postes politiques dominants en Pologne, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. En promouvant les thèmes de l’anticommunisme et de la liberté individuelle, ces écrivains, ainsi que plusieurs

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Falk, p. 106-107.

19 Jan Rube, « Préface », dans Vaclav Havel, L’angoisse de la liberté, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1995,

p. 5.

20

Tuma, p. 41.

21 Vaclav Havel, The Power of the Powerless, Armonk, M. E. Sharpe, 1985, p. 52. 22

Vaclav Havel, « Discours devant la diète et le sénat polonais, 25 janvier 1990 », dans Havel, L’angoisse de la

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autres intellectuels, ont acquis l’autorité morale et le capital légitime leur permettant d’occuper ces fonctions représentatives.