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Chapitre 1 : Le défi d’une Chine émergente

2. Chine, soft power mondial ?

2.1 Le soft power chinois mal défini

Au cours des deux décennies écoulées, le nombre de publications académiques et politiques traitant du soft power de la Chine a augmenté de manière exponentielle, et rivalise désormais valablement avec les études sur la puissance économique et militaire chinoise. Quel que soit l’aspect de l’ascension chinoise prise en compte, les auteurs tendent à y voir l’effet magique de son soft power, quitte pour cela à amender radicalement la définition originelle de Nye du soft power. Le cas de Joshua Kurlantzick est à cet égard emblématique. Auteur d’un livre abondamment cité sur le soft power chinois, il écrit que « le soft power a changé... Pour les Chinois, le soft power signifie toute chose en dehors des domaines militaires et de la sécurité, incluant non seulement la culture populaire et la diplomatie publique, mais aussi les leviers économiques coercitifs et diplomatiques comme l’aide et l’investissement230 ».

On peut, bien sûr, trouver pareille affirmation contestable parce que non appuyée sur aucune référence, mais là n’est pas le plus gros problème. La tentative de subsumer le hard et le soft power amoindrit l’utilité de ce concept à un point tel que celui-ci a finalement une faible valeur analytique, ce qui ne manque pas non plus, nous l’avons vu, de soulever des interrogations sur la pertinence de telles catégorisations231.

Cette nouvelle définition du « soft power avec des caractéristiques chinoises » se trouve malgré tout au fondement de presque toutes les analyses du soft power chinois. Par exemple, selon un rapport du Service de recherche du Congrès américain, le soft power chinois en Asie du Sud-est « tient en grande partie à son rôle comme source majeure de l’aide étrangère, du

230 Joshua Kurlantzick, Charm Offensive. How China’s Soft Power Is Transforming the World, Cambridge, Yale University Press, 2007, p. 6.

commerce et de l’investissement232 ». En outre, le rapport souligne que « l’utilisation croissante

du soft power de la Chine en Asie du Sud-est –des incitations non militaires, y compris la culture, la diplomatie, l’aide étrangère, le commerce et l’investissement– a soulevé de nouveaux défis pour la politique étrangère américaine233 ». Il s’agit ici d’une révision claire de ce qu’est le

soft power –les incitations faisant maintenant partie de la définition. "En accord avec cette nouvelle définition élargie, l’étude fournit des preuves tangibles en documentant le statut de [la Chine] comme étant le nouveau « patron économique » de la région, qui prescrit certaines politiques pour les États-Unis sur la base du soft power en expansion de la Chine234."

De façon plus significative, on peut déceler la même confusion dans une autre étude sur le soft power chinois réalisée par le Centre d’études stratégiques et internationales à Washington qui comprend de grandes sections sur l’importance du commerce et de l’investissement comme des stratégies de soft power. L’étude indique qu’« il n’est pas rare de voir la Chine prêter à des taux préférentiels, sans stipulations claires sur comment ou quand les emprunteurs devront rembourser les prêts et sans exigences strictes en matière contractuelle sur la façon dont l’argent est utilisé235. » Un auteur de l’étude suggère même deux façons de concevoir la dimension du

soft power des activités d’investissement de la Chine : séduire les États à travers la diplomatie du dollar ou se faire des amis par l’attrait de la non-interférence236". En amalgamant soft power et

investissements, pour employer l’intéressante métaphore de Barr, les partisans de la théorie de la menace chinoise ont tendance à confondre l’action de laisser un pourboire dans un restaurant et

232 Thomas Lum, Wayne M. Morrison and Bruce Vaughn, « China’s Soft Power in Southeast Asia », Congressional Research Services Report Congress, Washington, DC, CRS, 2008, p. 1.

233 Ibid. 234 Ibid.

235 Carola McGiffert, (ed.), Chinese Soft Power and Its Implications for the United States. Competition and Cooperation in the Developing World, Washington, DC, Center for Strategic and International Studies, 2009, p. 4. 236 Ibid, p. 4.

l’obtention du résultat souhaité à la prochaine visite. Conséquence : « il demeure difficile de déterminer dans quelle mesure l’essor de la Chine est basé sur la promotion d’une nouvelle position idéationnelle plutôt que sur des sources de hard power et d’influence237 ».

Pourtant, comme le reconnaissent généralement les analystes, si l’on s’en tient à la définition originelle de Nye du soft power, à laquelle ont d’ailleurs adhéré bon nombre de spécialistes, la Chine a des arguments de poids à faire valoir : « une histoire plurimillénaire, une culture raffinée et capable de rivaliser avec l’Occident, et une démographie active qui lui permet de disposer de relais aux quatre coins du monde238 ». En plus de sa culture, de l’histoire d’une

des plus anciennes civilisations du monde, « le raffinement de ses arts et de sa calligraphie ou encore son héritage » sont autant d’aspects souvent cités comme faisant partie des piliers incontournables du soft power de la Chine239.

De fait, au cours des dernières années, la Chine a poursuivi une diplomatie culturelle dont la réhabilitation de figures historiques comme Confucius ou encore l’explorateur Zheng He de la dynastie Ming (début du 15e siècle) peut se concevoir comme l’un des axes principaux. Ce faisant, la Chine ambitionne, entre autres objectifs stratégiques, de renforcer l’idée selon laquelle la puissance chinoise est « différente » des puissances occidentales précédentes et raviver l’idée d’un ordre historique régional qui a prospéré quand la Chine était forte et qu’elle occupait une position de leader240.

237 Michael Barr, « Mythe et réalité du soft power de la Chine, » op. cit, p. 508. 238 Barthélémy Courmont, Chine, la grande séduction, op. cit, p. 11.

239 Ibid, p. 15.

Il en est de même des Instituts Confucius (IC) qui essaiment çà et là, visant à promouvoir l’étude de la langue et de la culture chinoise au niveau international241. D’émanation récente, la

Chine compte déjà sur un dense réseau de plusieurs centaines d’IC dans le monde entier. Le recrutement des étudiants étrangers en Chine a également augmenté à 240 000 en 2011 de seulement 36 000 il y a une dizaine d’années, et la Radio Chine internationale est maintenant diffusée en anglais en temps réel. En 2009-2010, Pékin a investi $8,9 milliards dans des activités de marketing international, y compris une chaîne d’information câblée émettant 24 heures sur 24242.

Même Joseph Nye, père du soft power dans sa conception moderne, note dans un article récent dans le Wall Street Journal sur le soft power chinois que « la Chine dépense des milliards de dollars pour accroître son soft power ». Pour étayer sa thèse, Nye souligne les investissements dans la culture chinoise et s’attarde sur les « programmes d’aide [de la Chine] à l’Afrique et l’Amérique latine [qui] ne sont pas limités par les préoccupations institutionnelles ou de droits de l’homme qui limiteraient l’aide occidentale ». Il fait encore observer que le « style chinois met l’accent sur les gestes notoires, tels que la construction des stades », tandis que les Jeux olympiques de Pékin de 2008, minutieusement mis en scène, ont amélioré la réputation de la Chine à l’étranger, de même que l’Expo de Shanghai 2010 a attiré plus de 70 millions de visiteurs243.

241 Zhongying Pang, The Export of Confucianism and Use of Soft Power » (Kongzi Sixiang de « Chukou » he Ruan Liliang de Shiyong),” Shijie Zhishi, No 17, 2006.

242 Joseph S. Nye Jr., “China’s Soft Power Deficit,” The Wall Street Journal, May 8, 2012. 243 Joseph S. Nye Jr., “China’s Soft Power Deficit,” op. cit.

La Chine est également vantée pour avoir exercé son soft power avec des « compétences consommées » dans la politique mondiale244. Ce qu’elle aurait démontré dans sa manière

particulièrement efficace de courtiser ses voisins en Asie du Sud-est avec ses politiques de bon voisinage. La participation désormais active de la Chine dans les opérations de maintien de la paix internationale sous l’égide de l’ONU et son adhésion au multilatéralisme dans un large éventail d’institutions internationales et son implication active dans les organisations régionales telles que le Forum régional de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) sont également considérées comme autant d’investissements ayant amélioré le soft power de la Chine, en insufflant une dose de légitimité et d’autorité morale à la politique étrangère chinoise245. Il en va de même de l’adhésion de la

Chine aux normes et règles internationales dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et au-delà. Le plus récent plaidoyer de la diplomatie mondiale de la Chine en faveur d’un « monde harmonieux » nous ramène à la culture chinoise traditionnelle, qui est considérée comme une autre tentative de projeter le soft power de la Chine246.

Sans nécessairement nier la justesse de telles déclarations, on peut les trouver toutefois discutables pour les raisons déjà invoquées. En effet, si « la Chine accorde souvent (mais pas toujours) des prêts à faible intérêt, en stipulant parfois que les fonds doivent être utilisés pour acheter des marchandises ou des services d’entreprises chinoises, beaucoup d’entre elles étant contrôlées par l’État », on peut douter que ce soit « toutefois guère un exemple de soft power

244 Kuan Yew Lee, “China’s Soft Power Success,” Forbes, June 18, 2007.

245 Yongjin Zhang, “The Discourse of China’s Soft Power and its Discontents,” in Mingjiang Li (ed.), Soft Power: China’s Emerging Strategy in International Politics, Lexington Books, Plymouth, 2009, pp. 45-60 (voir p. 72). 246 Ibid.

pour toutes les raisons décrites plus haut247 ». Alors d’où vient cette confusion, se demande Barr?

« Pourquoi le soft power chinois est-il conçu en des termes qui démentent la définition originale de Nye -une définition à laquelle la plupart des universitaires adhèrent ? ». La meilleure approche consiste à faire la sociogenèse du concept. A la suite de Jean-Loup Samaan en ce qui concerne le hard power chinois, Barr croit qu’il est utile de considérer le noyau des théoriciens de la menace chinoise qui influencent les politiques occidentales, en particulier les politiques américaines.

Il semble alors légitime de se demander comment la propre histoire de l’Occident avec ce questionnement influe sur sa réponse à la Chine. Peut-être voit-on dans la réaction à la Chine les propres insécurités de l’Occident ainsi que le fossé culturel qui se creuse ; et c’est peut-être la raison pour laquelle l’Occident continue d’exprimer sa propre confusion morale par une attitude incohérente à l’égard de la Chine, voire par une crainte de la Chine248.

Barr n’est d’ailleurs pas le seul chercheur à suggérer l’existence d’un lien entre la réaction de l’Occident à la Chine, formée par ses propres insécurités, et le mythe du soft power chinois utilisé comme levier économique et d’incitation. Car, « plus large est la définition de ce qu’est en fait le soft power chinois, plus augmente la quantité de pouvoir que la Chine semble avoir, et plus sérieuse est la menace qui plane sur les États-Unis249 ». Il s’agit, comme dans le cas

du hard power chinois d’une invention, non pas au sens où le soft power de la Chine serait nul ou que Pékin n’y verrait aucune valeur stratégique. C’est un « statut imaginé », ou un mythe, où la thèse de la menace chinoise axée sur le soft power se fonde sur une définition discutable du concept, caractérisée par une confusion entre les sources soft et hard de la puissance. D’autant que, lorsqu’on analyse le vaste débat en Chine quant aux sources du soft power et les motifs du

247 Michael Barr, « Mythe et réalité du soft power de la Chine, » op.cit, p. 506. 248 Ibid, p. 507.

249 Voir, par exemple, Shaun Breslin, « Understanding China’s Regional Rise: Interpretations, Identities, and Implications », International Affairs, Vol. 85, No. 4, 2009, pp. 817-835.

pays pour l’utiliser, la conclusion est que Pékin ne dispose pas encore d’une stratégie nationale coordonnée de soft power et considère cette forme de puissance comme défensive et en grande partie réactive, un outil destiné à apaiser les craintes dans d’autres États d’une menace chinoise250.