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Le rôle contraignant de la politique intérieure et le comportement international

Chapitre 1 : Le défi d’une Chine émergente

1. Une image amplifiée du hard power chinois

1.6 Le rôle contraignant de la politique intérieure et le comportement international

Les théories matérialistes traditionnelles (équilibre des puissances et transition de puissance) se concentrent exclusivement sur la structure anarchique du système international pour expliquer le comportement des États (équilibrage ou alignement). Dans la période post-guerre froide, néanmoins, l’absence d’un mouvement classique d’équilibrage de la part de la Chine illustre le rôle tout aussi crucial de la politique intérieure dans la politique étrangère des États. La politique intérieure peut, certes, être à l’origine d’une politique étrangère belliqueuse153. Cela n’exclut pas

pour autant qu’elle puisse aussi être la source d’une politique étrangère plus prudente. C’est en tout cas ce que démontrent plusieurs recherches empiriques, celles en particulier de Jack S. Levy et Michael N. Barnett. Au terme de leurs études de plusieurs cas de pays du tiers-monde, ils en arrivent à la conclusion très instructive selon laquelle ces pays sont souvent davantage préoccupés par les menaces intérieures que celles extérieures154. De manière analogue, affirme

Steven R. David, l’alignement international reflète une évaluation des préoccupations intérieures des pays155. Les élites dirigeantes poursuivent des alignements externes qui peuvent leur

152 Ibid.

153 Ce point a bien été documenté par Jack Snyder, entre autres auteurs influents. Voir Jack Snyder, Myths of Empire: Domestic Politics and International Ambitions (Ithaca: Cornell University Press, 1991).

154 Jack S. Levy and Michael N. Barnett, “Alliance Formation, Domestic Political Economy, and Third World Sevurity,” Jerusalem Journal of International Relations 14 (1992), pp. 19-40; Jack S. Levy and Michael N. Barnett, “Domestic Sources of Alliance and Alignments: The Case of Egypt, 1962-1973,” International Organization 45 (1991), pp. 369-395.

155 Steven R. David, Choosing Side: Alignment and Realignment in the Third World (Baltimore: John Hopkins University Press, 1991), pp. 6-7.

permettre d’endiguer ces menaces, même lorsque cela doit se faire « au détriment de la promotion de la sécurité à long-terme de l’État et du bien-être général de ses concitoyens156 ».

Dans le cas de la Chine, le nationalisme, entre autres facteurs, joue un rôle dont plusieurs auteurs ont bien documenté l’importance dans la conception et l’exécution de la politique étrangère contemporaine. Les sentiments nationalistes résurgents, ont ainsi démontré certains sinologues, sont souvent un moyen tout indiqué afin de compenser la légitimité déficiente du leadership communiste. Le nationalisme chinois est né en réaction aux souffrances qu’a vécues le pays entre la fin du 19e et le début du 20e siècle aux mains de puissances étrangères, mais aussi de seigneurs de la guerre chinois portés par un égoïsme suicidaire157. L’interprétation de

cette amère expérience, rappelée constamment aux Chinois depuis 1949 et, plus récemment, le gonflement de la fierté nationale chinoise qu’alimente une rapide modernisation, ont renforcé l’impact de ces événements antérieurs. Les attentes nationalistes imposent, par conséquent, des contraintes importantes sur la Chine émergente158.

Cela dit, l’inverse est tout aussi vrai. Ce fait a bien été mis en évidence par Zhu Feng, à la suite de plusieurs auteurs, lorsqu’il souligne que l’insécurité intérieure, l’instabilité potentielle du leadership et une transition politique incertaine peuvent en partie expliquer pourquoi la Chine a

156 E. A. Miller and A. Toritsyn, “Bringing the Leader Back In: International Threats and Alignment Theory in the Common Wealth of Independent States,” Security Studies 14 (April-June 2005), pp. 325-363 (p. 358).

157 Pour une revue utile de l’émergence du nationalisme en Chine a l’époque contemporaine, voir Lucien Bianco, Origins of the Chine Revolution, 1915-1945, traduit par Muriel Bell (Stanford: Stanford University Press, 1971); Chalmers A. Johnson, Peasant Nationalism and Communist Power: The Emergence of Revolutionary China, 1937- 1945 (Stanford: Stanford University Press, 1962).

158 Un examen systématique de cette question dépasse l’ambition de cette recherche. Pour approfondir la question, voir Michel Oksenberg, “China’s Confident Nationalism,” Foreign Affairs 65 (Winter 1987), pp. 501-523; Allen S Whiting, “Chinese Nationalism and Foreign Policy after Deng,” China Quarterly, No. 142 (June 1995), pp. 295- 316; Peter Hays Gries, China’s New Nationalism: Pride, Politics, and Diplomacy (Berkeley: University of California Press, 2005); Suisheng Zhao, “China’s Programatic Nationalism: Is It Manageable?” Washington Quarterly 29 (Winter 2005-6), pp. 131-144.

jusqu’ici renoncé à une stratégie classique d’équilibrage159. En plus des contraintes systémiques

privilégiées par les théories matérialistes conventionnelles, la vulnérabilité du régime communiste sur le plan de la politique intérieure constituerait donc un autre frein à ses prétentions hégémoniques qu’il faut prendre très au sérieux dans l’analyse de sa politique extérieure. Il existe en effet plusieurs auteurs, parmi lesquels Tony Saich, pour qui la « bonne gouvernance et la réforme politique » constituent l’ultime défi de la Chine au seuil du nouveau millénaire160. Jean-Pierre Cabestan propose une analyse similaire lorsqu’il fait observer qu’au

terme de trente ans de réformes et d’ouverture, ce pays se sent plus vulnérable, moins souverain car plus dépendante de l’extérieur. C’est que, comme il l’explique, plus puissante la Chine voit paradoxalement sa liberté de manœuvre se restreindre.

Il lui faut accepter de cohabiter avec d’autres puissances, certes moins fortes mais encore dominantes, en particulier les États-Unis, et en même temps élaborer de nouvelles méthodes, fondées sur l’interdépendance et non plus sur l’autonomie, pour assurer sa sécurité extérieure, réussir son développement, pérenniser son regime politique et finalement s’intégrer dans le monde dans lequel il baigne161.

On le voit bien, cette vulnérabilité sur le plan interne place la Chine dans une position bien délicate s’agissant de faire face à la « menace américaine162 ». Et c’est, entre autres facteurs,

manifestement ce qui a encouragé le leadership chinois à se concentrer sur l’harmonisation de ses relations avec l’Occident et à modérer ses ambitions internationales163. Chercheurs et

dirigeants chinois parlent généralement d’une seule voix lorsqu’il s’agit de reconnaître la

159 Zhu Feng, “China’s Rise Will Be Peaceful: How Unipolarity Matters,” op.cit, p. 45.

160 Tony Saich, Governance and Politics of China, 2d ed. (Houndmills: Palgrave Macmillan, 2004), p. 169. 161 Jean-Pierre Cabestan, La politique internationale de la Chine, op. cit, p. 30.

162 Avery Goldstein, “Great Expectations: Interpreting China’s Arrival,” International Security 22 (Winter 1997-98), pp. 36-73; Andrew J. Nathan and Robert S. Ross, The Great Wall and the Empty Fortress: China’s Search for Security (New York: Norton, 1997); Alastair Iain Johnston, “Realism(s) and China Security Policy,” in Ethan B. Kapstein and Michael Mastanduno (ed.), Unipolar Politics: Realism and Sate Strategies After the Cold War (New York: Columbia University Press, 1999), pp. 261-318.

prépondérance globale des États-Unis et l’impact potentiel de cette position hégémonique américaine sur la sécurité intérieure et le processus de ‘développement pacifique’ de leur pays. Durant les années 1990, rappelle Feng, Pékin percevait non seulement Washington mais aussi tous les pays occidentaux comme étant hostiles au parti communiste chinois. Ainsi, l’intérêt de la Chine à gérer ses relations avec les États-Unis découle non seulement des tensions inhérentes aux relations entre une puissance dominante et une puissance émergente, mais aussi des vulnérabilités de Pékin en raison de ses transformations économiques et politiques intérieures inabouties164.

Il en va de même de l’« offensive de charme » de la Chine auprès de ses voisins asiatiques, laquelle peut être interprétée comme répondant à l’impératif de survie du Parti communiste chinois (PCC). Pékin se doit de prévenir les efforts des États-Unis en vue d’‘endiguer’ la Chine et d’impulser un ‘changement de régime’ à l’aide d’une coalition hostile à la Chine et de renforcer une présence militaire dans ses périphéries maritimes. « En promettant sa bonne volonté, la coopération et le respect mutuel, la Chine apaise ses voisins asiatiques et sape son encerclement par les États-Unis165 ». De même, le regain d’activisme de la Chine dans

les institutions multilatérales et son respect spontané de certains régimes et normes internationaux participeraient des efforts de Pékin en vue de faire échec à l’endiguement des États-Unis.

Après tout, la Chine a compris que son succès diplomatique en Asie dépend d’une étroite coopération avec les États-Unis. La plupart des pays dans la région préfèrent une relation stable entre les deux puissances plutôt que d’avoir à se positionner en cas de conflit entre elles. Du fait

164 Ibid, p. 46. 165 Ibid.

qu’il n’existe pour le moment guère de chance qu’elle parvienne à marginaliser la puissance américaine en Asie, l’antagonisme chinois envers les États-Unis nuirait aux liens que la Chine entretient avec ses voisins asiatiques et servirait l’influence régionale américaine166. Pékin

semble bien conscient du fait que la stabilité du régime sur le plan intérieur dépend en grande partie de ses relations avec Washington. C’est donc pour rassurer les États-Unis et ses voisins asiatiques qu’il a conçu une grande stratégie que d’aucuns qualifient de « tournant néo- bismarckien167 ». « Faisant écho aux efforts de Bismarck en vue d’apaiser les craintes des

dirigeants européens à la suite de l’unification de l’Allemagne, les dirigeants chinois coopèrent avec d’autres pays d’Asie orientale dans le renforcement des dialogues et institutions régionaux168». La Chine a fourni une contribution très appréciée à plusieurs initiatives

régionales, dont l’ASEAN Plus Three est un bon exemple. Y voyant l’opportunité d’un resserrement des liens existants, les pays de la région ont à leur tour cherché à insérer la Chine dans les institutions et discussions régionales, une manière de rendre son ascension plus prévisible et moins menaçante169.

Lorsqu’ils se demandent pourquoi la Chine tarde encore à initier un mouvement d’équilibrage traditionnel à l’encontre des États-Unis, nombre de spécialistes en arrivent à la conclusion que les questions de politique intérieure sont en partie la raison. Avery Goldstein indique ainsi que la Chine a, vers le milieu des années 1990, pris le virage vers sa ‘grande stratégie’ actuelle -dont les éléments essentiels exigent d’éviter tout conflit direct avec les États-

166 Robert G. Sutter, China’s Rise and Implications to America’s Leadership in Asia. East-West Center, Washington, March 2006.

167 Avery Goldstein, “An Emerging China’s Emerging Grand Strategy: A Neo-Bismarckian Turn?” in G. John Ikenberry and Michael Mastanduno (eds.), International Relations Theory and the Asia Pacific. (New York: Columbia University Press, 2003), pp. 173-209.

168 G. John Ikenberry, “The Rise of China: Power, Institutions, and the Western Order,” in Robert S. Ross and Zhu Feng (eds.), China’s Ascent: Power, Security, and the Future of International Politics, op. cit, p. 109.

Unis précisément « parce qu’elle reconnaît jusqu’à quel point elle est faible en comparaison avec les États-Unis et leurs alliés. De ce point de vue, la grande stratégie de la Chine reflète son effort de jouer la main faible. Les États-Unis, au contraire, détiennent les cartes d’atout ». Selon Goldstein, dans la période post-guerre froide, les élites dirigeantes chinoises ont pris conscience du fait que,

contrary to the belief when the Cold War ended, the world was not quickly going to become multipolar. Instead, unipolarity would last for decades, with the U.S. remaining the world’s sole superpower. ... Although China’s economic and military capabilities were growing as a result of the reform program in place since 1979, it still lagged far behind the world’s leading states, especially the U.S. Perhaps most significantly, China’s leaders ... more clearly recognized just how far they had to go before their armed forces were in the same league as those of the U.S. and its allies170.

Il en ressort que la question de savoir si la Chine est une menace pour d’autres pays ne peut pas être répondue en projetant les capacités matérielles de la Chine -son taux de croissance économique, ses progrès technologiques ou dépenses militaires- comme le font beaucoup d’analystes. « La force n’est qu’une partie de l’équation. Les intentions- comment la Chine choisit d’utiliser sa puissance- fait la différence entre la guerre et la paix171 ». Mais c’est là une

démarche à laquelle la plupart des théoriciens matérialistes se sont toujours refusé. Barry Posen pourrait se targuer de parler au nom de beaucoup d’entre eux lorsqu’il dit : « Les États et hommes d’État ne sont pas censés exprimer leurs actions en termes d’équilibrage172 ». Et

pourtant, insiste l’universitaire américaine Susan Shirk, ancienne diplomate et spécialistes des questions chinoises, ces théoriciens ont tout à fait tort. Dans son livre China : A Fragile Superpower, elle déclare : « Notre meilleure chance d’éviter l’antagonisme avec la Chine est

170 Avery Goldstein, China’s Grand Strategy and U.S. Foreign Policy. Foreign Policy Research Institute, November 27, 2005 (www.fpri.org).

171 Susan L. Shirk, China: Fragile Superpower, p. 10.

172 Barry Posen, “European Union Security and Defense Policy: Response to Unipolarity?” Security Studies 15, no. 2 (2006): 149–86 (p. 184). Cité par Frédéric Mérand, “Pierre Bourdieu and the Birth of European Defense,” Security Studies, Vol. 19, No. 2, Security Studies, Vol. 19, No. 2 (2010), pp. 342-374 (p. 346).

d’ouvrir la boîte noire de la politique intérieure chinoise, regardez à l’intérieur et comprendre ce qui fait agir la Chine comme elle le fait sur la scène mondiale173 ».

Ce point de vue n’est pas celui d’une universitaire coupée de la réalité de terrain. Shirk combine une rare érudition académique, pour avoir été (comme elle le rappelle elle-même) parmi les premiers étudiants américains à arriver en Chine (après le rapprochement entre les deux pays dans les années 1970) avant de devenir à son tour professeure des universités américaines, avec en sus une expérience comme fonctionnaire du Département d’État chargé des relations américaines avec la Chine sous l’administration Clinton. Elle ne fait pas non plus partie des panda kissers, termes utilisés dans les milieux stratégiques à Washington pour désigner ceux qui préfèrent s’accommoder de l’émergence de la Chine. Comme Assistante-Secrétaire d’État adjoint chargée des relations des États-Unis avec la Chine dans l’administration Clinton, Shirk rappelle qu’elle était « constamment préoccupée par les risques de guerre entre les deux puissances nucléaires ». Une réaction énergique ne dépasse donc pas son entendement. D’autant que, reconnaît-elle volontiers aujourd’hui encore, les points chauds pour des affrontements militaires entre la Chine et les États-Unis se sont multipliés et que la Chine et les États-Unis sont venus au bord de la guerre en 1996 lorsque, pour démontrer leur fureur suite à la décision de Washington d’accueillir en visite officielle le président taïwanais d’alors, les Chinois ont lancé des exercices militaires massifs dans le détroit de Taiwan et tiré des missiles en direction de l’Ile rebelle, amenant Washington à envoyer un porte-avion dans les eaux maritimes chinoises.

Des crises de ce genre sont survenues dans le passé et pourraient éclater à l’avenir. Et si, comme le dit d’ailleurs Shirk, Taipei est le foyer de tensions le plus sensible entre Pékin et

Washington, il est loin d’être le seul174. Les relations entre la Chine et un autre proche allié

américain en Asie, le Japon, sont devenues de plus en plus acrimonieuses au cours des dernières années. Les navires de la marine de l’Armée de Libération de la Chine ont commencé à patrouiller dans les eaux de la mer de Chine orientale près des îles Diaoyu, qui sont revendiquées par la Chine et le Japon. Un incident maritime pourrait aisément dégénérer si les politiciens chinois et japonais se sentent poussés par une opinion publique hostile. Un autre irritant au potentiel hautement explosif entre Pékin et Washington concerne le voisin et ancien allié de la Chine, la Corée du Nord, qui a testé de manière répétée des armes nucléaires et missiles de longue portée, outrepassant avec une sérénité déconcertante les mises en garde américaines. Jusqu’à présent, des négociations n’ont pas réussi à résoudre ce problème, tandis que des sanctions économiques internationales sont en train de presser le régime. Si, comme ne s’interdisent désormais de l’invoquer de plus en plus d’analystes, la Corée du Nord s’effondrait violemment et envoyait des milliers de réfugiés vers le nord-est de la Chine, Pékin ne se priverait pas d’envoyer des troupes dans le pays pour rétablir l’ordre malgré les éventuelles objections de la Corée du Sud et des États-Unis175. Dans l’un comme l’autre des scénarios précédents, les

dirigeants chinois pourraient céder aux pressions internes et être précipités dans une confrontation avec les États-Unis.

Mais au terme de ses nombreuses années passées à étudier la Chine sur les plans intérieur et international, Shirk arrive à la conclusion selon laquelle, un « danger beaucoup plus grave à mesure que la Chine monte en puissance, est que les États-Unis la mésinterprètent et la gèrent incorrectement, de sorte que nous nous enlisions dans une relation hostile avec elle ». Le titre du

174 Ces points litigieux sont en partie synthétisés par Shirk dans le livre cité ci-dessus. Voir, en ce qui concerne l’Asie en particulier, p. 4.

premier chapitre de son livre rend d’ailleurs très bien cette conviction lorsque Shirk fait valoir avec force que la Chine est « forte à l’étranger mais fragile à l’intérieur ».