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Chapitre 2 : Dévoiler la face ‘symbolique’ de la puissance

4. Clarification des hypothèses

4.4 Méthode d’analyse

Plus souvent qu’autrement, les théories des relations internationales ont mis l’accent sur la forme ‘manifeste’ (overt) de la puissance459, au détriment de la forme ‘déguisée’ (covert). Tenant

compte des contraintes et exigences de la sociologie de la pratique de Bourdieu, cette thèse utilise une approche basée sur une combinaison de méthodes (mixed methods) afin de ‘dévoiler’ la face symbolique ou ‘cachée’ (covert) de la puissance chinoise dans les relations internationales460. Une telle tâche requiert de l’inventivité. En effet, selon Bourdieu, la

connaissance pratique peut être produite de manière interprétative au moyen d’une variété de méthodes: les pratiques peuvent être « vues » (observation participante), « dites » (entretiens) ou « lues » (analyse textuelle)461. Cette recherche privilégie, sans toutefois s’y limiter, cette dernière

méthode de recherche (analyse textuelle) à travers l’analyse du discours et des décisions de politique internationale de la Chine. Il est généralement admis que les « déclarations officielles des autorités de Pékin sont chargées d’un poids sémantique et symbolique rarement laissé au hasard », d’où l’idée de les utiliser « comme autant de signes d’évolution et surtout des intentions de ce pays » 462. Seront également mobilisées aux fins d’analyse les nombreuses études

459 Voir Michael Barnett and Raymond Duvall, “Power in International Politics,” op. cit. Pour une des rares exceptions, voir: Steven Lukes (edited by), Power, op.cit.

460 Voir, à ce sujet, Vincent Pouliot, “Mdethodology: Putting Pratice Theory into Practice,” dans Rebecca Adler- Nissen (ed.), Bourdieu in International Relations: Rethinking Key Concepts in IR. London and New York: Routledge, 2013, pp. 45-58.

461 Ibid, 48.

fournies par les experts chinois en politique étrangère ou sur les questions de sécurité, lesquelles peuvent constituer « autant d’indications supplémentaires des changements d’approche comme des débats au sein des cercles dirigeants463 ».

Néanmoins, comme le font observer très judicieusement certains chercheurs, « décortiquer le discours ne suffit pas, surtout en Chine, une société où, plus encore qu’ailleurs, le langage est un habillage mouvant et éphémère de la réalité ». C’est pourquoi, il est primordial de comprendre tant les décisions que les actes du gouvernement de Pékin, dans la mesure où « ceux-ci laissent apparaître la prudence, les hésitations, et aussi les vulnérabilités d’un pouvoir bien moins sûr de lui-même et de son avenir qu’il ne le laisse croire ». A cet effet, les travaux sur la Chine par les chercheurs occidentaux seront utilisés comme autant de sources complémentaires464.

Par ailleurs, la plupart des spécialistes qui s’intéressent à l’émergence de la Chine et aux implications de sa puissance tendent à se concentrer sur une région en particulier465. Cette thèse

utilise la méthode comparative pour comparer différentes régions géographiques afin de

463 Ibid. Cela dit, « [i]l faut, comme le suggère Jean-Pierre Cabestan, garder à l’esprit que l’indépendance d’opinion de ces experts reste variable, pour ne pas dire limitée, à la fois parce que les sujets qu’ils discutent demeurent sensibles en République populaire, mais aussi parce que ces analystes continuent de se placer le plus souvent dans la position de ‘conseiller du prince’ plutôt que d’intellectuel… », pp. 36-37.

464 Ibid, p. 37.

465 Pour quelques exemples, voir: Adam P. Liff and G. John Ikenberry, “Racing toward Tragedy? China’s Rise, Military Competition in the Asia Pacific, and the Security Dilemma,” International Security, Vol. 39, No. 2 (Fall 2014), pp. 52–91; Aaron L. Friedberg, “Ripe for Rivalry: Prospects for Peace in a Multipolar Asia,” International Security, Vol. 18, No. 3 (Winter 1994/93), pp. 5–33; Aaron L. Friedberg, A Contest for Supremacy: China, America, and the Struggle for Mastery in Asia (New York: W.W. Norton, 2012). Thomas J. Christensen, “China, the U.S.- Japan Alliance, and the Security Dilemma in East Asia,” International Security, Vol. 23, No. 4 (Spring 1999), pp. 49–80; Thomas J. Christensen, “The Contemporary Security Dilemma: Preventing Conflict across the Taiwan Strait,” Washington Quarterly, Vol. 25, No. 4 (Autumn 2002), pp. 7–21; Yinan He, “Ripe for Cooperation or Rivalry? Commerce, Realpolitik, and War Memory in Contemporary Sino-Japanese Relations,” Asian Security, Vol. 4, No. 2, 2008, pp. 162–197; Richard K. Betts, “Wealth, Power, and Instability: East Asia and the United States after the Cold War,” International Security Vol. 18, No. 3 (Winter 1993/94), pp. 34–77; Denny Roy, “Hegemon on the Horizon? China’s Threat to East Asian Security,” International Security Vol. 19, No. 1 (Summer 1994), pp. 149– 168; Barry Buzan and Gerald Segal, “Rethinking East Asian Security,” Survival Vol. 36 No. 2 (Summer 1994), pp. 3–21.

comprendre comment et pourquoi un consensus sur les effets positifs de la puissance chinoise et de son discours illibéral sur la politique nationale et internationale a pu émerger comme discours dominant dans des pays aussi différents par leur histoire, culture et géographie et systèmes politiques. L’analyse comparative se concentre plus particulièrement sur l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine (qui fait l’objet d’une étude de cas) et le Moyen-Orient, mais ne se limite pas à ces régions. Le concept de pouvoir symbolique (pris ici au sens de légitimité) permet de subsumer des cas aussi différents que ceux susmentionnés. En présence de cas présentant inévitablement des différences, la notion de légitimité assure une indispensable homogénéisation conceptuelle qui s’impose en raison de l’hétérogénéité d’un tel échantillon466.

La théorie du pouvoir symbolique propose une lecture originale en relations internationales. Si le réalisme et le libéralisme, les deux théories les mieux abouties en relations internationales, ont d’importantes différences ontologiques, elles s’entendent toutes deux à expliquer l’issue des relations internationales du point de vue des forces et des bénéfices matériels467. Plus récemment, le constructivisme et la psychologie politique internationale ont

émergé en réponse aux critiques suscitées par le déterminisme matériel des théories conventionnelles des relations internationales, mettant les idées et la perception au centre de leurs efforts de théorisation, mais ces deux théories n’ont pas encore atteint un degré de maturité empirique suffisant et demeurent pour le moment au niveau des débats académiques468.

La théorie du pouvoir symbolique offre un moyen original de formuler des questions de recherche et d’y répondre d’une manière analytique qui permet d’échapper à la dichotomie

466 Voir Mamoudou Gazibo et Jane Jenson, La politique comparée: fondements, enjeux et approches théoriques. Montréal, Presses de l’Université de Montreal, 2004, p. 62.

467 Yan Xuetong, Ancient Chinese Thought, Modern Chinese Power, op. cit, p. 9. 468 Ibid.

matérielle/idéelle469. Cette recherche valorise l’influence des idées en tant que « feuilles de

route » pour le comportement des acteurs, mais reconnaît en même temps que les intérêts, autant que celles-ci, ont des effets de causalité sur le comportement humain470. Comme l’ont fait valoir

les théoriciens néolibéraux, « tant la conscience (les idées) que les faits matériels (les intérêts)471 » déterminent le comportement des acteurs. « Les idées sont ainsi liées de manière

complexe avec les intérêts des acteurs472. » De la sorte, tester jusqu’à quel point les idées ou les

intérêts déterminent le comportement n’est pas une préoccupation au cœur de cette thèse473. Elle

cherche plutôt à étudier comment les idées sont liées aux faits matériels pour occasionner des changements de comportements observables474.

Par ailleurs, étant donné le choix théorique opéré ici, il est évident que l’analyse privilégie les questions liées à la forme ‘déguisée’ (covert) de la puissance qui sont habituellement perçues comme secondaires par rapport à celles concernant la forme ‘manifeste’ (overt) de la puissance. Selon cette thèse, le jeu de la politique de puissance dans un cadre hégémonique est un exemple du phénomène plus général des relations de domination et résistance. Or, comme le dit Bourdieu, dans le flux routinier de la vie quotidienne, le pouvoir est rarement exercé à travers l’usage déclaré de la force physique : « il est bien plutôt transmué en

469 Frédéric François Mérand, “Soldiers and Diplomats: The Institutionalization of the European Security and Defense Policy, 1989-2003” tUniversity of California, Berkeley, PhD Dissertation, 2003), p. 56.

470 Ce point a été défendu de manière convaincante par les néolibéraux en théories des relations internationales. Voir à ce sujet Marie-Eve Desrosiers et Justin Massie, « Le néolibéralisme et la synthèse néo-néo », dans Alex Macleod et Dan O’Meara, dir., Théories des relations internationales. Contestations et résistances, 2e édition revue et augmentée, Montréal, Athéna Éditions, 2010, pp. 153-175 (p. 169).

471 Ibid, p. 170.

472 Robert O. Keohane, « Ideas Part-Way Down », Review of International Studies, Vol. 26, No. 1 (Jan., 2000), pp. 125-130 (p. 126), cité dans ibid.

473 En effet, proche en cela encore une fois de la conception gramscienne de l’hégémonie, cette thèse soutient qu’il serait profondément erroné de réduire l’analyse à la prise en considération des rapports matériels uniquement ou des facteurs idéels exclusivement, mais reste attentive aux interactions entre les deux. Voir à ce sujet Stephen Hobden et Richard Wyn Jones, « Les théories marxistes des relations internationales, » op. cit, p. 147.

une forme symbolique, se trouvant de ce fait investi d’une sorte de légitimité qu’il n’aurait pas autrement475 ».

Les internationalistes s’intéressent trop souvent à l’« overt power », déclaré et évident, au détriment du « covert power » qui est un pouvoir indirect, persuasif, qui s’exerce à travers le contrôle des représentations symboliques. Employant une démarche méthodologique interprétative, cette thèse montre que, bien que les ressources matérielles soient à l’origine de toutes les grandes puissances, en réalité, ce sont les processus de la légitimation internationale qui finissent par jouer le rôle crucial dans leur justification et le maintien de l’ordre hégémonique. Cette démarche est nécessaire si l’on veut restituer les groupes dominants et dominés dans un cadre d’analyse unifié de la puissance.

Conclusion

L’ambition théorique de cette thèse est d’offrir un cadre pour expliquer comment et pourquoi un consensus a émergé sur les effets positifs de la puissance chinoise et le discours illibéral de la Chine sur la modernisation et la politique internationale et aborde la question du défi que ce consensus pose pour la position stratégique des États-Unis dans le monde. Ce cadre axé sur le pouvoir symbolique s’articule autour des notions de contexte, capital et lieux communs. Il rend compte d’une dimension que les explications conventionnelles ont négligée. L’explication qui en résulte n’illumine pas tout sur l’énigme de la puissance chinoise dans la période post-guerre froide ou les résultats dans les relations entre grandes puissances. Mais elle met l’accent sur une dimension que les explications conventionnelles ont à tort négligée. Par conséquent, elle nous permet d’avoir une compréhension plus complète et, par conséquent, plus précise de la politique

internationale. Les chercheurs doivent dépasser leur approche dichotomique habituelle qui les amène trop souvent à mettre l’accent sur une dimension de la puissance aux dépens d’une autre dans leur analyse de la politique internationale. Sans une attention soutenue à l’importance d’une ontologie relationnelle, toute explication de la politique internationale est incomplète.

L’analyse qui suit capitalise sur le cadre théorique développé dans ce chapitre pour expliquer les mécanismes de projection de la puissance chinoise dans le monde en développement dans la période post-guerre froide. L’analyse se limite à la période comprise entre la fin des années 1970 à nos jours. Elle porte plus particulièrement aussi sur les relations de la Chine avec les pays du monde en développement. Bien que cette étude se limite à la stratégie chinoise, ses trouvailles ont, comme je le soutiendrai dans la conclusion, des implications plus larges.

Chapitre 3 : La crise de légitimation des États-Unis : une condition de possibilité pour la