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Chapitre 1 – Introduction

IV. Sociologie et méthode

Cette thèse a donné lieu à une exploration et le terme est sciemment choisi pour bien marquer qu'il s'agissait pour moi d'explorer divers territoires, d'en adopter les préoccupations, de les discuter, puis de passer au territoire suivant et ainsi de suite48. D’où un impact certain sur la

48 «Ironiquement, l’histoire de la science nous montre que c’est souvent la recherche purement exploratoire

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forme et la méthode qui est particulièrement inductive. La problématique a servi en fait de prétexte pour explorer des pans de littérature, lesquels ont produit un certain nombre de constats qu’il me fallait ensuite raccorder à la problématique principale même si le parcours était parfois sinueux49. C’est ainsi que, mine de rien, cette thèse a produit des développements considérables sur des thèmes majeurs des sciences sociales : modernité et postmodernité, individualisme, critique, pouvoir, rôle des intellectuels, apolitisme, relativisme, sujet humain, nature humaine, représentation, interprétation, etc. La démarche inverse aurait consisté en une recherche systématique d’appuis à ma problématique, sans tenir compte d’un éventail plus large de «données» recueillies lors des lectures. En ce sens, ma démarche est clinique50 : elle tente de faire appel à une «totalité» du matériau, totalité toujours relative évidemment, et à un sens subjectif. C’est le discours tenu sur une pratique qui fait office de «réalité» à analyser. Évidemment le choix de la littérature était orienté, comme il se doit, par des thématiques, notamment celles de l’autorité, de l’influence ou de la neutralité en thérapie, puisque je savais au moins grossièrement au moment de les choisir qu’elles seraient pertinentes dans une confrontation aux thèses d’Habermas et de Foucault51. En effectuant ces recherches sur les débats contemporains «internes» aux approches thérapeutiques choisies, j’ai de plus trouvé un certain nombre d’articles de thérapeutes qui abordaient explicitement le postmodernisme et venaient renforcer mon hypothèse à l’effet que la thérapie avait effectivement subi l’influence de ce mouvement intellectuel.

Il est évident que le domaine d’études, la sociologie, a définitivement orienté à la fois la problématique et la manière de l’aborder. Je ne veux pas revenir ici sur les motifs personnels et professionnels derrière l’objet d’étude mais seulement préciser comment il s’inscrit dans une

Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, Titulaire de la Chaire Ésope en philosophie, Université de Montréal, Forum, 15 septembre 2014, p.5.

49 On trouvera à de multiples reprises dans ma démarche un mode de présentation standard : le résumé

d’un ouvrage ou d’un ou plusieurs articles suivi d’une série de commentaires formulés autour de thématiques qui sont l’occasion de développer des prises de position. Celles-ci sont nombreuses et apparaissent souvent synthétisées lors des conclusions.

50 Voir : V. de Gaulejac et S. Roy (dir.) (1993), Sociologies cliniques, Marseille : Hommes et perspectives ;

Paris : Desclée de Brouwer. E. Enriquez et al. (dir.) (1993), L’analyse clinique dans les sciences humaines, Montréal : Ed. Saint-Martin.

51 Sauf pour les deux ouvrages de Freud qui m’ont été recommandés par Marie-Andrée Bertrand,

professeure émérite de criminologie (décédée en 2011), le choix des autres ouvrages ainsi que des articles découle de mes recherches, selon les disponibilités dans les rayons des bibliothèques universitaires montréalaises. Évidemment l’internet a suppléé nombre d’articles d’intérêt mais dans une moindre proportion.

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démarche sociologique. Comme fait de société, la psychothérapie occupe indéniablement une place prépondérante en Occident, suffisamment pour qu’on veuille s’y pencher d’un point de vue sociologique. Il est intimement lié au phénomène de l’individualisme, et par ricochet de la modernité, au point où il est difficile, comme le montrent trois des ouvrages examinés dans le cadre du chapitre 9, de ne pas faire allusion à ces pratiques lorsqu’on s’intéresse à l’individualisme. Or, on l’a évoqué, les sociologues, les philosophes et nombre de commentateurs ont tendance à percevoir ces phénomènes de façon négative que ce soit pour évoquer le narcissisme qui serait inhérent aux pratiques thérapeutiques, l’apolitisme auquel renvoie une société individualiste ou le relativisme qui nous empêche de prendre position.

De mon côté, en voulant dégager une contribution sociale positive à cette activité, je souhaitais affirmer, au-delà de la libération personnelle que peut vivre celui ou celle qui s’affranchit d’un certain nombre de problèmes d’ordre psychologique ou relationnel, davantage qu’une simple mise en disponibilité de l’ex-patient pour des enjeux d’un autre ordre. Je voulais mettre en lumière un impact social positif qui ne serait nullement recherché pour lui-même mais plutôt accidentel, comme une sorte de produit dérivé ou d’effet secondaire : des comportements plus moraux susceptibles de faire cesser les «dommages collatéraux» à l’entourage. Pour cela, les écrits d’Alice Miller et de James L. Framo dont j’ai fait état ci-dessus ont aidé, mais tout cela ne fait pas d’une thèse, une thèse en sociologie.

Enfin, parce que je porte le plus grand intérêt à l’écart parfois considérable entre la représentation que l’on se fait de soi-même ou d’une situation, et la situation elle-même (même si je sais pertinemment que personne n’a d’accès privilégié à la réalité), je tenais également à ce que ce processus de libération s’effectue par le biais de connaissances, qu’elles soient émotionnelles ou expérientielles, des connaissances qui supposent un processus d’objectivation, une certaine prise de conscience, une capacité de connaître une réalité indépendante, ne serait-ce que ses propres sentiments, etc. Or c’est précisément à cette capacité que s’en est pris le postmodernisme, du moins sous les formes que j’ai explorées dans les débats contemporains au sein des approches thérapeutiques (chapitres 4 et 5). Il devenait donc plus pertinent que jamais d’explorer la mise en cause de la rationalité que propose le postmodernisme ainsi que la reconnaissance par Habermas d’une forme de rationalité différente qui pouvait témoigner de la

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volonté d’entrer en communication pour coordonner des actions mais aussi pour connaître intersubjectivement52.

Sous cet angle, la psychothérapie apparait comme contribuant à la rationalisation du monde vécu ou expansion de la rationalité communicationnelle, et non comme colonisation du monde vécu par la rationalité instrumentale. Dans ce contexte, le débat Habermas-Foucault devenait lui aussi pertinent, et ce d’autant plus que Foucault avait pris le parti de la rationalité instrumentale appliquée tous azimuts et particulièrement dans la gestion de l’humain : usines, écoles, armées, asiles et prisons. En d’autres mots, Foucault voulait démontrer que toutes ces institutions sont gérées sur le mode disciplinaire et visent toujours la normalisation, la standardisation.

La psychothérapie appartient aussi à une société qui privilégie les savoirs, les moyens de communication qui sont décuplés à chaque décennie, et la volonté de réfléchir et d’infléchir le cours de l’histoire de façon consciente, délibérée. Sans insister sur cette dimension, je voulais aussi nommer quelques traits des sociétés contemporaines qui accompagnent l’expansion des psychothérapies. Bref, c’est en faisant parler des écrits des sciences sociales, en fouillant dans l’œuvre de théoriciens majeurs que je voulais camper ma problématique et montrer qu’il était possible d’explorer une telle voie en usant de ressources fournies par la sociologie ou par ceux qui ont fait métier de réfléchir sur ses possibilités, et ce contre les thèses habituellement fournies par ces mêmes écrits.

52 Ai-je besoin de rappeler l’importance de la notion de rationalité dans l’ensemble de la réflexion

sociologique? Appliquée pour qualifier à la fois des actions et des explications, elle a dans les faits surtout servi à caractériser le développement des sociétés modernes en termes de rationalisation dite instrumentale, soit un hyper-développement de la logique moyens-fins (rationalité des moyens par rapport aux fins). À côté de cette logique, Weber a identifié une autre rationalité (en fonction de valeurs) qui, selon les critiques de la modernité, était vouée à disparaître puisqu’il devenait obsolète, sous l’influence du naturalisme, de se questionner sur la valeur des fins poursuivies. Cette critique de la modernité à laquelle on identifie surtout l’école de Francfort, puis Marcuse, avait inspiré notamment Tocqueville en son temps, puis Weber. Taylor dans sa conclusion à Les sources du moi (p.617-650), résume bien ce qu’implique, de son point de vue, une «société instrumentale» ou mue par la «raison désengagée». Habermas transformera cette réflexion en «relation sujet-objet» versus «relation sujet-sujet» d’où l’idée que le développement des sociétés est également mu par une rationalité communicationnelle. Taylor résume bien cette idée : «Habermas en déduit qu’Adorno, en pensant comme il le fait dans les termes du rapport sujet-objet, ne peut interpréter le progrès de la raison des Lumières que comme une domination de plus en plus accentuée de l’objet par le sujet. Mais dès que nous concevons que les agents se constituent dans l’échange, nous comprenons que la raison progresse aussi dans une autre dimension, celle de la quête rationnelle du consensus par la discussion.» (p.635).

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Comme pour la psychothérapie dans ses manifestations les plus accomplies, la sociologie comporte, à travers ses travaux les plus éclairants, un indéniable potentiel d'émancipation pour la société. Mais la portée pratique de ses travaux même les plus théoriques est réelle en autant que ceux-ci soient lisibles ou communicables, c'est-à-dire accessibles à un lectorat éclairé. C'est à cette condition, il me semble, que l'on respecte une éthique de la pensée. Je fais mienne en cela la pensée de Larmore (1993: 15) : «Je préfère associer l'exigence de clarté à la volonté de rendre sa pensée pleinement accessible à la critique.» J'espère avoir au moins rempli cette condition.

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