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La sociolinguistique urbaine et la notion de territoire : une nouvelle lecture

Chapitre 1 : Dimension(s) urbaine(s) et spatiale(s) de la ville

3. La sociolinguistique urbaine et la notion de territoire : une nouvelle lecture

Complexe, plurielle et hétérogène, le plus souvent opaque faite de conflits et de tensions, la ville se donne à lire et à déchiffrer plus que jamais, les spécialistes du terrain urbain tendent de plus en plus à le soutenir, à travers les discours qui la décrivent, la matérialisent et la projettent dans les imaginaires et dans les pratiques du quotidien. Ainsi il s‟agira de dire la ville (et surtout de la circonscrire) via les langues qui y sont en circulation, et par la même, via les identités qui y sont le plus souvent en contact.

Une idée de plus en plus fréquente actuellement, celle qui envisage l‟espace urbain comme un double mouvement « langagier » (Bulot, 2004) qui participe de deux sortes de discours : il y aurait des discours qui disent la ville (nomination des objets, lieux de la ville) et des discours sur la ville (problématisation de la ville, analyse des processus de fabrication des discours). Ainsi, chacun des acteurs sociaux et à différents niveaux dit selon sa vision propre sa ville ou tout simplement la ville dans toute son hétérogénéité. De là, la ville est comprise comme :

« L‟expression spatiale d‟une complexité sociale, qui ne peut se comprendre que comme processus, comme une entité construite en permanence dont on ne peut approcher la spécificité si on la considère comme une donnée acquise » (Bulot, 2004 :03)

Ainsi, entendue, elle devient un creuset qui va permettre au citadin (habitant de la ville), de se situer et d‟ « inter-agir » socialement, c‟est-à-dire d‟être dans un processus de socialisation et où il va également « se socialiser » (Bulot 2004). Dans cette dynamique, la notion d‟espace réfère non pas à un support aux relations sociales mais il se trouve lui-même « engagé dans le processus langagier et socioculturel qui gère et ménage liens et conflits » (Ostrowetsky S., 1996 : 14).

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En théoricien de cette sociolinguistique de l‟urbain ou axée sur l‟urbain, Thierry Bulot pose le terme de territoire comme caractéristique de l‟espace urbain :

« En effet, si l‟on peut admettre que l‟espace est le résultat des mobilités perçues ou vécues par les différents acteurs/locuteurs de l‟urbanité langagière, il convient d‟en mesurer les limites, d‟en percevoir l‟efficacité sociale avec une autre dimension, tout aussi essentielle, la dimension identitaire ; il n‟est pas d‟espace (donc de perception qui lui est lié) qui ne s‟inscrive dans une perspective de légitimation de son occupation, de sa revendication, autrement dit d‟identification » (Bulot, 2001 : 05)

Bulot (2001) souligne aussi au passage que le terme de territoire n‟appartient pas spécifiquement au domaine de la Géographie, mais se trouve utilisé voila une quinzaine d‟années parce qu‟il croise celui de représentations (notion qui a remplacé en Géographie sociale celle « d‟espace perçu »).

Quant à celui de territorialisation, il en parle en ces termes :

« Telle qu‟elle est envisagée en sociolinguistique urbaine se conçoit également comme un processus engageant un procès d‟une part d‟appropriation et de discrimination de l‟espace par des attributs corrélés aux parlures, et d‟autre part de mise en mots de la complexité locative des espaces de la ville » (Bulot, 2001 : 10)

En fait ce processus s‟effectue selon l‟auteur en trois temps « liés et systématiques » qui sont :

1-La circonscription (la mise en place des limites).

2-La définition (la mise en mots des attributs définitoires). 3-La production (la mise en place des frontières).

Concernant ce travail, en s‟inscrivant pleinement dans cette posture interprétative, nous posons que l‟espace symbolisé ici par le quartier produit de la variation sociolinguistique entre ses résidents qui va produire à son tour de l‟identité c'est-à-dire des lieux où se concentre et s‟exprime une ou des

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identités d‟habitants ; ces identités vont nécessairement attribuer c‟est-à- dire « territorialiser » les espaces et les lieux de la ville : dans le cas du quartier de la Pépinière, nous le pensons, certains habitants s‟auto-attribuent des espaces valorisants (le quartier), et attribuent à certains habitants du même quartier d‟autres espaces dévalorisants (la campagne, le reste de la ville, etc.).

Il faut dire aussi, pour mieux situer le terme de territoire par rapport à cette recherche, qu‟il est une notion qui divise beaucoup les géographes, entre ceux qui sont pour son utilisation et ceux qui sont contre son utilisation du fait du caractère imprécis de sa signification. Partant de la définition la plus générale et la plus large possible, celle qui figure dans le Dictionnaire « Le petit Larousse » (Edition de 2009), où on peut notamment y lire : « Domaine qu‟une personne s‟approprie, où elle tente d‟imposer ou de maintenir son autorité, ses prérogatives ». Mais, bien évidemment, cette définition est loin d‟accorder les théoriciens en la matière, bref, nous ne rendons pas ici compte des conflits de définition entre les spécialistes (les géographes notamment), mais nous nous contentons de souligner (sans parti pris) à quoi pourrait bien renvoyer cette notion de territoire, et qui nous semble bien résumée dans un article de la revue « Géographie sociale et territoires », intitulé : « De la confusion sémantique à l‟utilité sociale » (2007), où Jean-Marc Fournier commence par souligner le caractère flou et fluctuant de la notion de territoire du fait de sa polysémie, qu‟il n‟associe pas par ailleurs à un concept scientifique. Mais dans l‟ensemble ce terme de territoire renverrait selon lui à quatre types de signification ou de sens :

1-Il est synonyme de lieu, tout ce qui a trait à l‟espace : « espaces spécifiques liés à un enracinement historique » (Grupo Aduar, 2000).

2-Le territoire est un espace contrôlé et borné (la logique de l‟état), sens géopolitique.

3-L‟espace qu‟un animal s‟approprie et interdit à ses congénères. 4-L‟espace approprié et support d‟identité individuelle et/ou collective.

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Une différence entre le territoire et l‟espace est que le premier possède une épaisseur historique que le second n‟a pas, c'est-à-dire qu‟il convoque une mémoire à travers le temps.

L‟auteur pense qu‟il est néanmoins possible d‟établir le lien entre territoire et identité : « Par exemple, lorsqu‟une personne affirme « vous êtes sur mon territoire », le territoire s‟apparente ici à l‟espace vécu. La relation entre appropriation, identité individuelle et territoire existe donc potentiellement » (Fournier, 2007). Il cite également l‟exemple des bandes d‟adolescents qui font des graffitis dans leurs quartiers, où il faut y lire, selon l‟auteur une délimitation territoriale : « ce marquage matériel de l‟espace contribue en même temps à définir une certaine identité : l‟identité de la bande ou du gang » (Idem, 2007). A travers cet exemple, l‟auteur tire ce lien entre « appropriation, identité collective et territoire ».

Toujours dans le même contexte, il évoque trois mécanismes liés au territoire : la territorialisation, la déterritorialisation et la reterritorialisation : par le premier, il est entendu le processus social permettant de construire un territoire en général (Grupo, Aduar, 2000), par le second, il s‟agira de perdre ce sentiment de territoire et par le troisième mécanisme, il entend « la pratique qui vise à réintroduire un sentiment d‟appartenance, d‟appropriation et d‟identité collective lorsque, dans un lieu donné, ce sentiment à disparu » (Fournier,2007).

Il nous semble aussi important ici d‟évoquer le concept de représentations territoriales de sorte à mettre en relation l‟aspect théorique de la définition avec des implications pratiques par rapport à la présente recherche.

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Nous posons ici une question : Qu‟est-ce qu‟on entend par représentations et à fortiori « représentation territoriale »13» ?, puisqu‟on s‟intéresse dans le cadre de notre recherche à cette dernière dans le contexte du territoire qui est le quartier de la Pépinière.

1-Pour ce qui est de la première, elle est définie en psychologie comme un processus par lequel une image est présentée aux sens ; c‟est-à-dire quel(s) sens, signification(s), interprétation(s) nous greffons sur une image, un objet du monde extérieur qui nous entoure. Ressort ici la dimension plurielle de la représentation (on emploie souvent représentation au pluriel), et par là même subjective, car les représentations varient et sont fonction de chaque individu dans sa différence considérée par rapport aux autres individus (combien même ils appartiennent à la même communauté).

2-Pour ce qui est des représentations territoriales, Antoine Bailly, dans son article « Les représentations en Géographie » (1995), les définit comme des :

« Créations sociale(s) ou individuelle(s) de schémas pertinents du réel dans le cadre d‟une idéologie ; elle(s) consiste(nt) soit à évoquer des objets en leur absence soit lorsqu‟elle(s) double(nt) la perception en leur présence, à compléter la connaissance perceptive en se référant à d‟autres objets non actuellement perçus » (Bailly, 1995 :369)

Et un peu plus loin dans son article, l‟auteur qualifie ces représentations territoriales d‟ « éphémères » et de « changeantes », dans la mesure où elles révèlent les valeurs et les comportements des individus en société ; en un sens elles structurent et articulent les rapports sociaux. Ainsi, l‟analyse et l‟interprétation de ces représentations territoriales liées à l‟individu en relation

13En Géographie. Ici la sociolinguistique lui emprunte le terme de territoire, et de représentations

territoriales (ce qui a donné par la suite le terme de « territorialisation sociolinguistique » (Bulot, Veshambre, 2006).

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avec son quartier (territoire) permettent d‟éclairer la/les signification(s) « territoriales » que l‟individu a ou peut avoir de son quartier.

Plus loin encore dans l‟hypothèse, on est assez tenté de suggérer que les représentations territoriales qui génèrent des pratiques « territoriales » ou « territorialisantes » confèrent au quartier, par delà sa définition problématique, un statut de structure autonome et autonomisante pour les individus qui s‟y réclament, et par là même lui octroient une raison d‟exister, dans la mesure où elles soulignent une dimension subjective (désormais) intrinsèque à ce dernier : « Le quartier est une réalité dans la mesure où il assouvit l‟imaginaire dans des lieux précis » (Noschis,1984 :82).

Il ressort de cette affirmation que, réfléchir sur les (ou des) représentations liées à une communauté (habitants du quartier) revient à identifier ou à dégager du moins, l‟imaginaire « territorial » lié l‟espace de vie de cette dernière.

Mais il faudrait préciser que nous isolons, au niveau des représentations cinq types qui touchent directement aux objectifs formulés au départ de cette recherche :

La première concerne :

1-La nomination (la mise en mots) ou la désignation du lieu de vie, c'est-à-dire le quartier par l‟individu qui y vit : Pourquoi la nomination et en quoi c‟est utile ? Parce que cela permet d‟ancrer (et surtout de faire voir cet ancrage) de la réalité du quartier et son sens dans le quotidien du locuteur. Plus encore, c‟est un moyen d‟évaluer combien « la nomination exprime le degré d‟appropriation et de connaissance que l‟individu a de ce même milieu » (Mondada, 2000). Ainsi la dénomination territoriale (le quartier) dit dans une certaine mesure quel sens (significations) l‟individu accorde à ce qui l‟entoure ; mais c‟est également un moyen de savoir quel(s) sens a pour l‟individu son espace de vie.

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2- L‟identification des sentiments qui se rattachent à ce lieu de vie ; des sentiments qui vont de l‟attraction voire l‟addiction au quartier jusqu‟à la répulsion. Le fait d‟aimer ou de ne pas aimer (indifférence, désintérêt) son quartier, c‟est-à-dire son espace de vie, ainsi que l‟analyse du pourquoi de tels sentiments (les raisons déclencheuses de ce type de sentiments) est une façon détournée de se renseigner sur comment l‟individu se sent dans son espace immédiat, tout en interrogeant chez lui l‟intensité (ou pas) de ce sentiment d‟appartenance (Gumuchian, 1989).

En ce qui concerne cette étude, la portée addictive ou répulsive (positive ou négative) des sentiments développés par l‟individu à l‟égard de son quartier, est très intéressante et significative dans la mesure où elle nous permet de saisir la réalité (pour le moins représentationnelle) du territoire, c‟est-à-dire le quartier et son appréhension par l‟individu résident, ainsi que le/les jugements (valorisants/dévalorisants) qu‟il produit ou peut produire sur lui.

Ainsi dans la perspective constructiviste que nous propose Lorenza Mondada (2000) par exemple, la ville ne peut exister et se laisser voir qu‟à travers les agencements des mots qui la disent. Ainsi, chacun de ses habitants configure et reconfigure en permanence l'univers urbain (l‟espace, le territoire) dans lequel il se situe, selon les conditions du moment. Aussi, d‟autres représentations sont à faire valoir également en lien direct avec les préoccupations qui sont les nôtres en ce qui concerne la signalétique du quartier par ses habitants et notamment :

3-Les représentations sur sa/ses/les langues en présence en relation avec le quartier. Ce type de représentation est intéressant à passer en revue en ce sens qu‟il nous permet de circonscrire la conscience « linguistique », via le territorial par les habitants du quartier, en d‟autres termes, quel(s) code(s), langue(s) les habitants associent-ils au quartier, en plus (bien évidemment) du

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fait de faire voir (par ces mêmes habitants/locuteurs) les différents codes/langues en circulation à l‟intérieur du quartier. Et dans cette perspective, explorer également les représentations sur le français et sa pratique au sein du quartier en tant qu‟idiome d‟identification (ou pas) au quartier de la Pépinière. 4-Les représentations sur l‟histoire du quartier : cette dimension est à nôtre sens, pertinente dans la mesure où elle va nous permettre de dégager et surtout de confronter les visions et les différentes versions sur l‟historique du quartier mais également de dégager le degré de connaissance de l‟individu (locuteur) sur son espace de vie via la convocation de sa mémoire historique et urbaine.

5-Les frontières ou plutôt les représentations sur les frontières du quartier. Ce type de représentations fait écho aux représentations sur les langues (évoqué un peu plus haut), puisqu‟il s‟agit cette fois ci, de circonscrire (dans un mouvement inverse) la conscience « territoriale » via la dimension « linguistique », en l‟occurrence, comment se représentent ces habitants, au niveau de l‟imaginaire (et au passage au niveau de la mise en mots) les frontières de leur quartier, en actualisant soit des représentations réelles (matérielles) ou bien des représentations subjectives ?

Nous préférons clore ce chapitre par cette citation qui peut être permet de souligner un aspect intéressant pour ce travail, à savoir la relation entre le territoire et la conscience de classe sociale : « Le territoire est à l‟espace ce que la conscience de classe est à la classe: quelque chose que l‟on intègre comme partie de soi, et que l‟on est donc prêt à défendre » (Brunet R. et al. 1993).

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