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Chapitre 1 – Le pamphlet au Québec : un état des lieux

1.4 Le socialisme décolonisateur

À partir du constat de l’aliénation de la nation québécoise observable tant sur les plans politique, économique et culturel, le problème de la langue n’est qu’une cause parmi tant d’autres de ce que Parti pris désigne sous le nom de colonialisme. Puisque le problème est politique, la solution ne peut se manifester que dans ce cadre. Les collaborateurs de Parti

pris font conséquemment du socialisme décolonisateur une ligne directrice théorique à la

faveur de laquelle l’analyse objective de l’être colonisé québécois pourra se concevoir. Cette autre source, dernière en lice à laisser son empreinte sur le discours partipriste, n’est évidemment pas étrangère à la découverte des travaux des principaux spécialistes de la décolonisation que sont Frantz Fanon, Albert Memmi et Jacques Berque. L’apport de ces derniers s’ajoute à la problématique marxiste alors qu’ils permettent de questionner l’oppression subie par le colonisé et de nourrir le débat relativement à la révolution nationale à envisager au Québec. Cette culture de la transmission à laquelle participe le mouvement

Parti pris, tout comme les textes pamphlétaires qui sont publiés dans la revue, n’étonnent

pas : « […] une telle tendance n’est pas spécifique de la littérature québécoise ; c’est aussi la part des littératures des nations récemment décolonisées ou de celles qui, à l’aube des années 1960, sont en voie de libération75. » En effet, avec l’ouverture sur le monde, une sensibilité vis-à-vis des textes révolutionnaires et une prise de conscience de soi en relation avec l’extérieur, la revue s’accompagne d’un bon nombre de modèles. Elle prend exemple, entre autres, sur la période de la décolonisation (1945-1960) à l’échelle mondiale pendant laquelle les anciennes colonies européennes telles que le Sénégal, l’Algérie ou la Jamaïque obtiennent leur indépendance politique. Cuba retient particulièrement l’attention de plusieurs membres                                                                                                                

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de l’équipe comme un idéal révolutionnaire à atteindre. Malgré tout, la parole pamphlétaire inscrite dans l’œuvre partipriste reste singulière, car « plutôt que d’opter pour la simple imitation de leurs modèles en ne faisant que répéter l’essentiel du discours de la décolonisation, les intellectuels québécois durent en effet transformer celui-ci, l’adaptant à la réalité de leur peuple76 ».

Par le recours à cette idéologie, le rapport de force dominant-dominé sert d’appui à la réflexion des partipristes qui, garants de la collectivité, comprennent les raisons de l’infériorisation du peuple québécois en se faisant par analogie les victimes du colonialisme. Par l’entremise des textes de ces auteurs, les lecteurs établissent des liens étroits entre leur aliénation collective et le statut politique colonial du Québec dans la confédération canadienne. Or, le socialisme que Paul Chamberland scinde en deux perspectives majeures — la lutte des classes et la décolonisation77 — permet non seulement l’identification des obstacles à combattre, mais rend aussi possible la découverte du statut de colonisé tout en précisant les raisons d’être d’une désaliénation individuelle et collective, bref d’une réappropriation totale. Selon le point de vue adopté à Parti pris, il devient donc urgent pour l’individu québécois de se décoloniser, de supprimer le colonisé en soi afin de mettre un terme aux vieux réflexes de dépendance. « Étrange sorte de colonisés ! On ne leur a pas pris leur terre : on les y a enlisés. On ne leur refuse pas la citoyenneté : on l’utilise à leur propre prétérition. On n’a pas interdit leur langue : on l’a seulement disqualifiée […]78. » Mathieu Poulin, en référence aux ouvrages de Fanon, recense l’ensemble des maux éprouvés par le                                                                                                                

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POULIN, Mathieu, op. cit., p. 12.

77

CHAMBERLAND, Paul, « Exigences théoriques d’un combat politique », Parti pris, vol. 4, n° 1, septembre-octobre, 1966, p. 7.

78BERQUE, Jacques, préface dans MASPERO, François, “Parti pris” : les québécois, Paris, Cahiers libre 99-

colonisé et exposés par les partipristes eux-mêmes, soit une dépossession complète tant du côté de la langue, de la culture, de l’histoire et de l’amour-propre79, que seule une victoire aux dépens du colonisateur peut enrayer. Cette transition importante proposée à l’intérieur du socialisme décolonisateur marque ni plus ni moins les débuts du discours indépendantiste.

Puisqu’il est question dans la réflexion partipriste d’un sentiment de dépendance à résoudre, voire à extirper d’une manière définitive, nous sommes contraint de tenir compte en dernier lieu de la présence du discours antagonistique qui s’avère déterminante pour la construction de l’identité québécoise, comme en fait foi ce commentaire d’André Bélanger sur la revue et sa recherche d’un collectif : « Pour Parti pris le grand atout de l’autre c’est sans conteste d’être parvenu à nous faire refouler le ressentiment normal que nous pouvions nourrir contre lui, pour le retourner contre soi sous forme de culpabilité, c’est-à-dire, haine de soi-même80. » Or il ne fait aucun doute ici que le rapport à l’Autre est intimement relié au rapport à soi. Aux commandes de textes polémiques, les partipristes agissent par la force des choses dans un « combat d’idées81 », puisque leurs écrits supposent une interaction entre deux antagonistes porteurs de points de vue diamétralement opposés. Il y a échange, dans la mesure où les articles de la revue Parti pris n’existent qu’en réaction aux classes bourgeoises et aux élites dirigeantes.

Étant donné que le discours qui traverse la revue naît en réaction à l’adversaire, cet aspect mène nécessairement à réfléchir à nouveau sur la condition particulière de l’écrivain partipriste et plus précisément à la question « pour qui écrit-il ? ». En tenant compte des

                                                                                                                79

VoirPOULIN, Mathieu, op. cit., p. 38-39.      

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BÉLANGER, André-J., op. cit., p. 146.

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forces en présence, Lise Gauvin relève la situation contradictoire de l’intellectuel à Parti pris au moment de sa création :

Pour qui écrit-il ? Pour le prolétariat, pour ceux qui ressentent plus profondément l’aliénation, c’est-à-dire les « forces progressistes », selon l’expression de Sartre. Mais ceux qui le liront seront en bonne partie ceux qui ont le loisir de le faire, c’est-à-dire les classes bourgeoises et les élites dirigeantes. C’est-à-dire aussi les « forces conservatrices », celle-là même qui sont ses cibles préférées, ses « adversaires à vaincre »82.

Le combat ainsi mené est d’une part social, et d’autre part orienté vers l’affirmation de soi. La présence du colonisateur permet l’expression de tout un peuple ; en d’autres termes, la mise en œuvre de sa parole. À Parti pris, les effets des actions de l’adversaire recèlent une importance capitale. Puisque cet adversaire incarne la part négative d’un « nous » en formation, d’un « nous québécois aux prises avec cet autre “Canadian”83 », ce n’est que par la mort symbolique de ce dernier que le peuple québécois peut en arriver à combler le manque à être dans un pays qui ne reconnaît d’aucune façon sa profonde différence.

                                                                                                                82

GAUVIN, Lise, op. cit., p. 53.

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