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La reprise du discours de la décolonisation

Chapitre 3 – La parole pamphlétaire de Pierre Vallières

3.2 La reprise du discours de la décolonisation

Le chapitre éponyme, « Les nègres blancs d’Amérique », s’amorce par un constat : le Canada français est une colonie. L’inadéquation entre les rapports de force a fait du Canada français une colonie dépourvue de pouvoirs politiques, dont l’économie repose sur des industries et des richesses naturelles qui sont aux mains d’étrangers, et porteuse d’une culture destinée à disparaître à mesure que s’affirme la figure de l’Autre. Cet autre (les grands bourgeois, les businessmen, les impérialistes, le clergé etc.), très tôt identifié, est rassemblé dans l’œuvre sous la figure d’un même adversaire : le système capitaliste et ses grandes

institutions, garanties morales du système d’exploitation de l’homme par l’homme. Sous ce régime, la société québécoise est perçue comme profondément individualiste et marquée par un réel problème de classe. C’est du moins le sens de l’histoire que le texte veut véhiculer au sujet de la relation exploités-exploiteurs :

Ils constituent toujours un réservoir de main-d’œuvre à bon marché que les détenteurs de capitaux ont toute liberté de faire travailler ou de réduire au chômage, au gré de leurs intérêts financiers, qu’ils ont toute liberté de mal payer, de maltraiter et de fouler aux pieds, qu’ils ont toute liberté, selon la loi, de faire matraquer par la police et emprisonner par les juges « dans l’intérêt public », quand leurs profits semblent en danger241.

Loin d’ignorer le lien étroit existant entre l’aliénation de la collectivité et le statut politique colonial du Québec dans la confédération canadienne, Vallières déclare que cette colonie est à la fois divisée et marginalisée malgré une égalité sur le plan « des différences naturelles et historiques242 ». La notion d’imposture243 observée par Angenot est ce qui motive le discours polémique. Devant l’injustice, Vallières s’investit d’un mandat : convaincre et persuader la collectivité québécoise, une collectivité qui perçoit sa vision d’un scandale à un degré moindre et qui n’est pas, a priori, de connivence avec lui relativement au sentiment d’urgence qui l’anime. Il écrit au sujet de sa propre classe : « L’habitude de l’humiliation et du travail forcé (du travail pour subsister) rend fataliste, passif, sceptique244. » Ce mandat, fondé en partie sur le marxisme, le conduit naturellement à affronter la réalité et à montrer la société telle qu’elle lui apparaît :

Si la société se voit et surtout si elle se voit vue, il y a, par le fait même contestation des valeurs établies et du régime : l’écrivain lui présente son image, il la somme de l’assumer ou de se changer. Et, de toute façon, elle                                                                                                                

241VALLIÈRES, Pierre, Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Typo, 1994, p. 62. 242

Ibid., p. 67. 243

Voir ANGENOT, Marc, op. cit., p. 39.

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change ; elle perd l’équilibre que lui donnait l’ignorance, elle oscille entre la honte et le cynisme, elle pratique la mauvaise foi ; ainsi l’écrivain donne à la société une conscience malheureuse245.

L’expression Nègres blancs d’Amérique utilisée par Vallières pour la mise en œuvre de son autobiographie est l’illustration non seulement de la reprise du discours de la décolonisation au milieu des années 1960, mais aussi la représentation que l’auteur se fait de la population québécoise. Vallières offre ni plus ni moins une réflexion sur le Québec à partir de l’exemple noir, un pari risqué à première vue que Mathieu Poulin ne manque pas de souligner :

Comment l’homme blanc peut-il s’identifier au Nègre alors que la base même de la Négritude — courant de pensée visant la désaliénation coloniale des peuples noirs par la réhabilitation de leur culture — se situe justement dans l’opposition dramatique des deux groupes raciaux ? En quoi la situation sociopolitique et culturelle du Québécois francophone des années soixante est-elle analogue à la situation noire, marquée depuis le XVIIe siècle par une violente oppression246 ?

Vallières ne fut pas le seul à établir ce parallèle. Bien au contraire, « au tournant des années soixante, […] c’est le discours de la décolonisation qui fut alors le plus rassembleur247. » D’ailleurs, c’est à Paul Chamberland que revient le premier usage de l’expression dans L’Afficheur hurle : « je suis cubain je suis nègre nègre-blanc québécois fleur-de-lys et conseil-des-arts je suis colère dans toutes les tavernes dans toutes les vomissures depuis 200 ans […]248 ». Gérald Godin l’utilisera à son tour pour défendre la question du joual au Québec :

                                                                                                                245

SARTRE, Jean-Paul, cité dans MAJOR, Robert, Parti pris : idéologies et littérature, Montréal, Hurtubise HMH, coll. « Littérature », 1979, p. 79.

246

POULIN, Mathieu, op. cit., p. 8.

247Ibid., p. 9.  

248CHAMBERLAND, Paul, Terre Québec suivi de L’Afficheur hurle et de l’Inavouable, Montréal,

On a dit et prouvé que les Québécois sont les Nègres blancs d’Amérique. Ils appellent le “jive-talk”, “pig latin”, “dog latin”, ou “gumbo” suivant les régions. Les Noirs d’Amérique étant plus politisés que nous, c’est devenu un réflexe commun chez eux que de tenter d’égarer le Blanc dès qu’il s’approche d’eux par l’utilisation du “jive-talk”. Notre accession au joual n’est que la répétition d’un mécanisme qui a fonctionné chez eux il y a bien longtemps249.

La fortune de la formule perdurera au-delà de l’aventure Parti pris, dans le contexte de la Crise d’octobre et de la radicalisation des mouvements indépendantistes au cours des années 1970. Dans sa lecture du poème Speak White à la nuit de la poésie du 27 mars 1970, Michèle Lalonde déclarait par exemple : « nous savons que la liberté est un mot noir / comme la misère est nègre250 ».

S’il paraît effectivement exagéré, le rapprochement entre les deux groupes n’est pas pour autant inexact : le Canadien français décrit par Vallières « évolue » à l’intérieur d’une colonie ; il est représenté comme un « esclave », un « sous-homme », « un nègre blanc ». Pour l’auteur de Nègres blancs d’Amérique, la transformation du discours de la décolonisation et son adaptation à la réalité québécoise est avantageuse sur deux plans. D’abord, elle marque l’imaginaire du lecteur en évoquant la pauvreté, l’oppression et l’esclavage ; ensuite, elle permet l’émergence d’une conscience nationale, celle que Vallières a besoin d’éveiller en chacun pour l’accession à une révolution globale et, par la suite, à l’indépendance politique. Mais dans la mesure où Vallières veut « avancer […] sa parole comme exemplaire251 », s’imposer dans l’énoncé et dans le discours au moyen de la contestation, il doit adopter une position dominante dans l’espace social en exerçant son influence dans le champ littéraire.

                                                                                                                249

GODIN, Gérald, « Le joual politique », Parti pris, vol. 2, n° 7, mars 1965, p. 59.

250LALONDE, Michèle, Speak White, Montréal, L’Hexagone, coll. « Les murs ont la parole », 1991 [1970,

L’Hexagone]

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