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Situer la laïcité dans la genèse de l’humain : user du « macroscope » !

Jacques Demorgon

1. Situer la laïcité dans la genèse de l’humain : user du « macroscope » !

Les contributions présentées depuis hier montrent que la laïcité bénéficie d’études appréciables. La nôtre s’efforcera seulement de montrer la nécessité d’une réflexion intégrant la laïcité dans l’histoire du long terme. Le déficit de cette référence abandonne la laïcité à des morcellements logiques et empiriques. Elle reste mal comprise entre sa diversité et son unité. Tantôt l’une, tantôt l’autre, sont contestées.

De ce fait, la laïcité demeure menacée. Approfondissement et militan-tisme ne sont pas de trop. Chantal Forestal en donne l’exemple vivant.

Son militantisme de mise en évidence, de défense, de soutien, l’est aussi de recherche et de proposition. Compréhension et respect de ce qui est acquis doivent être liés au souci d’avancer sur les difficultés persistantes. En premier lieu, la laïcité doit pouvoir être servie et non pas compromise par la singularité de sa mise en place en France.

Une histoire récemment renouvelée dans sa configuration doit nous permettre de situer la laïcité en étendue dans l’espace-temps des devenirs humains. Et, en profondeur, dans la genèse de l’humanité comme espèce. Nous suivons ici la distinction mise en exergue sous la

plume de Walter Benjamin1 grâce à la vigilance de Giorgio Agamben (2002). De celle aussi d’Henri Van Lier (2010) et de sa Grande Œuvre posthume : Anthropogénie2 qui amorce, en plus d’un millier de pages, l’analyse des conditions rendant possible la genèse de l’humanité à partir de la genèse d’homo sapiens sapiens.

Toutes ces contributions, avec d’autres que nous allons découvrir, nous conduisent à une mise en perspective neuve de la laïcité. Cette perspective qui intègre des visions judicieuses mais ponctuelles de points de vue géographiques ou historiques entend cependant prendre en charge la situation de la laïcité dans le devenir humain.

Nous nous plaçons sous l’invocation de Joël de Rosnay (1975) et de son ouvrage, lucidement intitulé Le macroscope. Les microscopes sont précieux pour percevoir le très petit, les télescopes pour accéder au très lointain cosmique. Le macroscope, lui, n’existe pas. C’est une métaphore pour nous faire comprendre que nous devons nous soucier de références aux réalités englobantes. L’analyse d’une donnée par sa décomposition interne doit être complétée par l’analyse des contribu-tions externes à sa composition. Faute de cela, nous comprenons la laïcité comme question locale et seconde alors qu’elle est générale et première.

Grâce à ces perspectives nouvelles, toutefois en conformité avec celles d’un Jaurès et d’un Briand, la laïcité, ou plutôt la laïcisation, est comprise comme processus décisif au cœur du destin humain. En ce sens, elle n’a pas de raison de réprouver spécialement le religieux, lui aussi compris en un sens étendu et profond. A cet égard, je remercie Saddek Aouadi d’avoir, à ce propos, tiré une sonnette d’alarme avec beaucoup de modestie et de prudence, comme l’ont fait aussi Urbain Amoa et Abdennour Bidar.

La nécessité de cette prudence a été confirmée par le surgissement d’une polémique dans le colloque. Henri Peña-Ruiz, soucieux de garder la laïcité dans la logique en soi parfaite de son concept, fait

1. Cette pensée de Walter Benjamin, citée par Giorgio Agamben (2002) opère une distinction malheureusement rarement faite. Chaque homo sapiens sapiens comme exemplaire représentatif de l’espèce humaine est accompli depuis des millénaires. On peut donc dire : l’humanité est accomplie comme espèce biologique. Mais c’est tout à fait différent de la question de savoir ce qu’il en est d’un accomplissement en cours et à venir de cette espèce biologique humaine, comme humanité, c’est-à-dire de son devenir comme ensemble des humains passés, présents et futurs.

2. Henri Van Lier signale qu’il transpose le terme « anthropogénie » en français du terme « anthropogenie » (sans accent) titre d’un ouvrage de Ernst Haeckel publié en 1874. Il importe cependant de comprendre que l’anthropogénie d’Henri Van Lier entend poser (et traiter autant que possible) la question du lien entre la façon dont l’homme comme espèce biologique s’est engendré dans la nature et l’engendrement de l’espèce humaine comme ensemble dans l’histoire. Notre citation initiale de Benjamin abordait déjà ce point (cf. note 1).

soudain face à Michel Wierviorka, inquiet d’une laïcité abstraite qui ne prend pas en compte les situations économiques bien réelles. Henri Peña-Ruiz le sait bien puisqu’à ses nombreux ouvrages sur la laïcité, il juge nécessaire d’en ajouter sur la solidarité. Les soucis sont les mêmes chez les deux auteurs, seules diffèrent les modalités du traitement.

Il est vrai que les difficultés dépassent ici les personnes. Comme la nomme l’historien Enzo Traverso (2007), une humanité « à feu et à sang » nous garde de l’illusion de croire que nous pourrions détenir facilement les moyens d’empêcher cela. On ne peut pas se contenter d’un idéal, si beau et bon soit-il, quand la réalité nous inflige la démons-tration de notre impuissance.

Charles Péguy (1910), à propos de la morale de Kant, ose écrire : « le kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains ». On n’a pourtant pas envie de blesser Kant et pas davantage les judicieux défenseurs de la laïcité. Bien entendu, je ne vais pas maintenant prétendre, moi, simple petite personne, pouvoir apporter une solution. Ce que nous pouvons faire ensemble dans ces échanges, c’est améliorer notre infor-mation et sa transmission. Il y a une faiblesse – le mot est faible – il y a une extraordinaire pauvreté de transmission des nouveaux savoirs et pensers ! Bien qu’il y ait des chercheurs privilégiés qui travaillent dans les grands instituts, les universités, les facultés, la part la plus importante de l’humanité n’accède pas à leurs travaux.

Quand je vois, par exemple, l’Etat décider que, dans une classe de terminale scientifique, on ne va plus faire d’histoire et de géographie, je suis complètement sidéré car la transmission des prestigieux savoirs que des savants composent et détiennent est empêchée par l’Etat lui-même.

On invoque le temps manquant mais celui-ci est relatif. De nouvelles configurations du savoir peuvent prendre moins de temps et pourtant mieux découvrir comment, par exemple, la laïcité se pose, s’étend et s’approfondit ou non, dans le devenir historique. Supplément d’intelligence et rapidité de transmission sont solidaires dans l’accès à l’histoire reconfigurée au travers de sa dynamique d’ensemble dont la connaissance est indispensable pour situer la laïcité dans toute sa profondeur et son étendue.

2. Des royaumes et des empires faits de dominations