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Sociologue, Administrateur de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme

Il existe deux conditions principales de la laïcité selon qu’il s’agit ou non de lui accorder une certaine reconnaissance dans l’espace public.

La question en ce qui concerne 1905 était dans les deux cas de penser la séparation du religieux et du public à propos du catholicisme prin-cipalement. La question aujourd’hui est de penser l’intégration de l’islam au sein de la société française.

La question appelle des précisions. Dans certains pays, le plus urgent n’est pas de la refonder mais de la fonder, de façon à passer à la démocratie et à la laïcité à partir de formules politiques conjuguant l’autoritarisme ou dictature politique au pouvoir de ceux qui se récla-ment d’une religion, ou de faire en sorte que l’espoir démocratique ne laisse pas la place à l’envahissement du politique par la religion. Dans d’autres pays, il ne semble pas qu’il y ait de problème majeur du point de vue de la laïcité et que les grands débats se jouent ailleurs. Et dans d’autres encore, c’est le cas de la France, le problème, me semble-t-il, n’est pas de refonder la laïcité mais de l’appliquer convenablement à une situation nouvelle.

Je vais donc traiter du cas français, qui est le seul que je connaisse un peu, en soulignant d’emblée ce qui me semble être une difficulté majeure. La faiblesse de toute approche s’enfermant dans le modèle du

« nationalisme méthodologique » si bien critiqué par Ulrich Beck1 , est qu’elle passe à côté des dimensions planétaires, mondiales, globales de ce qu’elle étudie : la religion, comme le montrent en particulier les travaux de José Casanova2 , est un phénomène global, c’est un phéno-mène qui relève de la mondialisation encore plus, et depuis plus long-temps peut-être que l’économie, ce que beaucoup de travaux ignorent en s’enfermant dans le seul cadre de l’Etat-Nation et des relations dites internationales. Et c’est en même temps un phénomène qui varie considérablement d’un pays à un autre, ce qu’éclairent évidemment les comparaisons internationales. Il est dès lors difficile de s’abstraire

1.Ulrich Beck, né en 1944, sociologue allemand, auteur, entre autres, de La Société du Risque – Sur la voie d’une autre modernité, 1986 pour l’édition allemande. Traduction chez Aubier, Paris, en 2001 et publication dans Livre de poche Flammarion, coll. Champs-Essais, Paris, 2008.

2.José Casanova, Sociologue spécialiste mondial de la Sociologie des Religions, Professeur à l’Université de George-town (Guyana). Nombreuses publications, notamment Public Religions in the Moderne World (1994).

du cadre de l’Etat-Nation.

1. La France présente plusieurs caractéristiques qui permettent de spécifier le problème qui est le sien aujourd’hui. C’est d’abord un pays qui relève, comme beaucoup d’autres en Europe, d’une dimension essentielle de ce qui s’est joué à l’époque des Traités de Westphalie (1648): l’idée que chaque nation est associée à une religion. Les polito-logues aiment à dire que nous sommes entrés dans l’ère westphalienne caractérisée par la systématisation du cadre de l’Etat Nation, qui devait s’appliquer au monde entier, en fait à l’Europe, il faut donc dire aussi que pour l’Europe, l’ère westphalienne, c’est également le principe

« cujus regio ejus religio », qui date de la même époque. En France, ce principe s’est soldé par l’affirmation d’un lien étroit entre l’Etat et la religion catholique. Dans d’autres pays, et je pense en particulier aux Etats-Unis d’Amérique, la place de la religion n’est pas dictée au départ par cette affirmation, il n’y a pas un lien presque indéfectible entre l’Etat et une religion.

Le grand problème, dès lors, pour la République et la démocratie, tout au long du XIXe siècle, après la Révolution française, a été de mettre fin à ce lien, de séparer les Eglises et l’Etat.

C’est ce qu’a réalisé finalement, non sans de grandes tensions, la loi de 1905 sur « la séparation des Eglises et de l’Etat », qui propose ce que nous appelons la laïcité dont il faut rappeler qu’elle implique non seulement la non-domination de la religion sur l’Etat, et sur la vie sociale, mais aussi la liberté de conscience et de culte, et le refus de toute discrimination pour des raisons de convictions religieuses.

La laïcité a pu être pour certains un combat contre la religion, pour

« écraser l’infâme » comme disait Voltaire, elle est fondamentalement un principe de dissociation, de séparation, et non pas d’élimination ou d’annihilation du religieux.

Une condition décisive pour que la laïcité soit possible est que la reli-gion elle-même la rende possible. Ce qui implique qu’elle ne prétende pas tout régenter, envahir l’ensemble de la vie publique, l’Etat, la société, mais aussi les consciences individuelles. C’est un autre mot qu’il faut alors utiliser pour rendre compte de cette condition, le mot de sécularisation ou de sécularisme. Il est intéressant de constater que dans le monde anglo-saxon, et notamment nord-américain, on traduit souvent le terme français de « laïcité » par celui de « secularism », tant il est vrai que la séparation des Eglises et de l’Etat n’est guère un

problème dans cet univers : le pluralisme des religions, affiché, voulu aux Etats-Unis, fait que Dieu n’est la propriété symbolique d’aucune Eglise, qu’il n’y a pas de monopole sur Dieu, et qu’il suffit de croire en Dieu, peu importe duquel. La sécularisation, l’acceptation de ne pas laisser la religion dominer la vie publique autant que la vie privée est une condition suffisante aux Etats-Unis, elle ne l’est pas en France pour des raisons historiques qui font que nous avons inventé la laïcité – un mot qui commence à faire son chemin, depuis peu, dans d’autres langues que la nôtre, en espagnol, en anglais – et les Turcs l’ont adopté tel quel à la grande époque du kémalisme. Mais la sécularisation de la société est une condition nécessaire pour que le combat pour la laïcité puisse être mené.

La faiblesse de toute approche s’enfermant dans le modèle du

« nationalisme méthodologique » si bien critiqué par Ulrich Beck, est qu’elle passe à côté des dimensions planétaires, mondiales, globales de ce qu’elle étudie : la religion, comme le montrent en particulier les travaux de José Casanova, est un phénomène global, c’est un phéno-mène qui relève de la mondialisation encore plus, et depuis plus long-temps peut-être, que l’économie, ce que beaucoup de travaux ignorent en s’enfermant dans le seul cadre de l’Etat-Nation et des relations dites internationales. Et c’est en même temps un phénomène qui varie considérablement d’un pays à un autre, ce qu’éclairent évidemment les comparaisons internationales. Il est dès lors difficile de s’abstraire du cadre de l’Etat-Nation.

2. Les Français sont aujourd’hui profondément attachés à la laïcité, au point que l’image d’une guerre des deux Frances, l’une plutôt de gauche, républicaine, laïque ; l’autre plutôt de droite et catholique, semble aujourd’hui périmée. J’ai trinqué, à un colloque que j’ai orga-nisé en 2004, avec Jean Baubérot, à l’occasion de l’anniversaire de la loi de 1905, avec un archevêque et un évêque qui ont tenu à lever leur verre en déclarant « vive la laïcité » ; et surtout, je constate que la droite et l’extrême droite françaises - je pense au Front National - mettent en avant la laïcité, principe actif désormais de leur combat contre ce qu’ils considèrent être un envahissement de la France par l’islam. La guerre des deux Frances, ou plutôt cette guerre de ces deux Frances, laïque contre confessionnelle, est terminée, un peu comme la Révolution française est terminée, comme disait François Furet, et son dernier moment a vraisemblablement été la grande manifestation de

1984 pour défendre l’école dite « libre » contre le projet de loi Savary d’un service public unifié et laïc pour l’éducation – en fait, il y avait déjà là autre chose que l’opposition entre laïcs et confessionnels. Les tenants de l’école « libre » avaient déjà en fait pour principal souci de pouvoir envoyer leurs enfants dans des écoles où, pensaient-ils, la qualité de l’enseignement et de l’éducation était garantie par l’absence d’enfants issus de l’immigration récente, c’était une « guerre » plus sociale que religieuse.

Nicolas Sarkozy, au début de son mandat de président, a cru possible de réveiller cette opposition, avec son discours du Latran (décembre 2007) où il se faisait le champion d’un des deux camps d’un passé pourtant révolu. En voici quelques extraits :

«Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes. J’as-sume pleinement le passé de la France et ce lien particulier qui a si longtemps uni notre nation à l’Eglise ». Plus loin, il évoque les «souf-frances » infligées au clergé par la loi de séparation de 1905 (expulsion des congrégations, querelle des inventaires). Il parle d’une «laïcité positive » : « la République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite et surtout parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davan-tage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité ».

Et enfin : « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance ».

Mais tout ceci a fait long feu, et plus récemment, dans sa campagne pour l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy n’a eu de cesse de se poser en défenseur d’une République et d’une laïcité intransigeantes, assez éloignées de ce qu’il proposait lors du discours du Latran.

La France est donc aujourd’hui un pays où, en dehors peut-être de franges très marginales et intégristes du christianisme, la laïcité est devenue le credo national, un peu d’ailleurs dans le même mouve-ment que l’idéal républicain, mis en avant désormais jusque par l’ex-trême-droite. Le discours politique, à droite et à l’extrême droite, mais auquel est sensible aussi une bonne partie de l’électorat de gauche,

consiste à affirmer un attachement indéfectible à la laïcité et à la Répu-blique – un attachement qu’il faut d’autant plus rappeler que la laïcité et la République seraient en danger. Le danger, dans ce discours est facile à localiser : c’est l’islam qu’il faudrait combattre au nom des valeurs républicaines et laïques de la nation.

3. Mais la laïcité est-elle vraiment menacée par l’islam, au point de devenir l’enjeu d’ardents combats politiques ? Il faut d’abord ici prendre la mesure de l’évolution récente qui a vu l’islam devenir la deuxième religion en France – une affirmation qu’il faut, je pense, accepter tout en demeurant très critique dès que des chiffres sont mis en avant : qui est musulman, en France, s’agit-il de religion, de culture, d’origine nationale, d’une pratique effective, forte ou faible… ? Qui produit d’éventuelles statistiques, de quel droit, comment… ?

L’islam en France est d’abord un produit d’importation, apporté par des migrants venus d’abord d’Afrique du Nord, mais aussi d’autres origines – Turquie, pays d’Afrique sub-saharienne, du Moyen-Orient, d’Asie. C’est aussi le produit du travail de la société française sur elle-même, du racisme, des discriminations, de la pauvreté, de la précarité, des « banlieues ». A force de dire à des pans entiers de la population qu’ils sont différents, à force de les traiter de manière inégalitaire et injuste, ils deviennent différents et se dotent d’un principe permet-tant de renverser, symboliquement, religieusement, le rejet et l’infé-riorisation, et ils font le choix de la religion. Un cas extrême, et très limité, mais spectaculaire, peut servir à illustrer cette remarque : parmi les quelques centaines de femmes qui ont voulu porter la

« burqa », un pourcentage non négligeable, comme l’établissent deux de mes étudiants en cours de thèse, Agnès de Féo et Maryam Borghée, sont des chrétiennes qui se convertissent à l’islam après un parcours particulièrement difficile : violences subies, précarité, échec familial, etc. Et à l’échelle beaucoup plus massive des quartiers populaires, un point retient l’attention nécessairement : comme je l’ai établi dès la fin des années 80 et dans les années 90 par mes enquêtes sur La France raciste ou sur la Violence en France, et comme vient de le rappeler Gilles Képel dans ses travaux financés par l’Institut Montaigne, la poussée de l’islam, en particulier dans ses formes salafistes, doit beau-coup en France à la crise de notre modèle républicain, qui ne tient plus ses belles promesses. Quand la république n’est pas pour tous synonyme de liberté, d’égalité et de fraternité, quand les institutions

républicaines fonctionnent mal, quand il existe, pour reprendre le titre d‘un ouvrage qui a eu un grand succès il y a bientôt une dizaine d’an-nées, des « territoires perdus de la République », alors se développent des processus de quête de sens qui peuvent aboutir à la religion, et en l’occurrence à l’islam. Ce n’est pas au départ la laïcité qui est menacée, comme certains le croient, par l’islam, c’est l’échec de la République, dont l’idée inclut le principe de laïcité, qui suscite ou renforce l’islam.

4. L’histoire politique et sociale de l’islam en France, depuis le milieu des années 70, est bien connue, et je me contenterai de rappeler rapi-dement ce qui est essentiel à mon propos. Le point de départ est certai-nement la transformation de l’immigration de travail, en immigration de peuplement, selon les termes du rapport Hessel, une transforma-tion qui doit beaucoup à l’adoptransforma-tion du regroupement familial en 1976.

On a d’abord constaté la présence de l’islam sur le lieu de travail, avec les polémiques ouvertes en 1981, quand on a appris que la direction d’usines dans l’automobile, vraisemblablement pour affaiblir le syndi-calisme, accordait la possibilité à des ouvriers musulmans de disposer de lieux et de moments de prière. En 1989 survint la première affaire du foulard, puis s’est développé un imaginaire hostile aux musulmans fait d’inquiétudes mêlant le passé et le présent, l’histoire de France depuis 732, les croisades, la colonisation, puis la décolonisation, et la crise des banlieues, l’insécurité, le terrorisme islamique. En même temps, d’autres voix faisaient entendre d’autres inquiétudes : les musulmans de France, en plus d’appartenir très majoritairement aux couches socialement les plus démunies de la population, sont privés des conditions élémentaires de l’exercice de leur culte. Il leur faut prier dans des garages ou des sous-sols sordides, faute de lieux de prière décents, ils ne peuvent pas se faire enterrer comme ils le voudraient, faute de carrés musulmans dans nos cimetières. Quand ils sont empri-sonnés, ils n’ont pas, contrairement aux catholiques, aux protestants ou aux Juifs, la possibilité de pratiquer convenablement leur culte, de manger de la viande hallal, de prier avec un imam, etc. Les uns se sont mis à dénoncer les atteintes de l’islam à la laïcité et à la République, le port du « foulard » dans les institutions publiques, les prières dans la rue, le monopole de la nourriture hallal dans certains quartiers où l’on ne pourrait plus acheter de nourriture « française », les autres ont souligné les difficultés des musulmans à bénéficier de la liberté de culte dans des conditions normales, y compris en prison, comme l’a montré, il y a déjà une quinzaine d’années, Farhad Khosrokhavar dans

son livre L’Islam dans les prisons. Les passions, depuis une trentaine d’années, ne cessent de s’exacerber, avec des pics de tension – après le foulard, ce fut la burqa, mais aussi d’autres épisodes fortement média-tisés, avec souvent beaucoup d’excès, un peu comme au Québec, où la Commission Bouchard-Taylor sur les « accommodements raison-nables » a montré que les difficultés imputées à l’islam étaient pour l’essentiel dues aux excès, voire aux pures affabulations des médias.

Avec aussi des moments où il s’agissait de calmer le jeu, comme lorsque le président Chirac a mis en place la Commission Stasi, en 2003 – une commission dont une seule des 26 propositions fut retenue par le chef de l’Etat demandant que soit votée la loi sur les signes ostensibles d’appartenance religieuse à l’école. La loi votée le 15 mars 2004 dans un large consensus politique a effectivement calmé le jeu, malgré les critiques sur le fond qu’ont présentées en particulier des intellectuels, comme Jean Baubérot.

5. Ainsi, le problème aujourd’hui cesse d’être dans l’opposition des deux Frances, confessionnelle ou laïque, il est dans le conflit entre deux positions : l’une qui parle au nom de la laïcité de mettre au pas les musulmans et l’islam, en même temps qu’elle s’en prend à l’im-migration et qu’elle évoque l’identité nationale de manière inquiète, et avec des accents xénophobes voire racistes, et qu’elle rêve d’une fermeture de la société. Et l’autre, qui demande que l’on fasse entrer l’islam dans la logique de la laïcité en lui en apportant les moyens. Le problème aujourd’hui est l’inverse de celui de 1905 : il s’agit non pas de séparer les Eglises et l’Etat, mais de trouver pour l’islam, puisqu’il est là, avec plusieurs millions de fidèles, les modalités concrètes d’une application de la loi de 1905 et notamment la liberté de culte, au même titre que pour les autres cultes. C’est ce point de vue que je pense nous devrions défendre. Toute autre politique ne peut que radicaliser les citoyens de confession musulmane ou les enfermer dans des commu-nautés centrées sur elles-mêmes, en les excluant ou en les diabolisant.

Mais qui sont ces citoyens de confession musulmane ? La plupart présentent trois caractéristiques : premièrement ils relèvent sociale-ment, en majorité, de milieux populaires, et même souvent pauvres ; deuxièmement, ils sont souvent issus d’une décolonisation mal assurée ; et troisièmement, une partie d’entre eux vivent dans des quartiers où les carences de la République sont patentes. L’action pour faire vivre la laïcité dans ce nouveau contexte historique sera d’autant

mieux réussie pour eux comme pour tous qu’elle sera associée à des mesures prenant à bras le corps la question sociale des inégalités et de la pauvreté, celle du passé colonial, et assurant le retour de la Répu-blique dans les quartiers où elle est insuffisamment présente. Ceux qui mettent en avant l’idéal républicain de la laïcité sans lier leurs convic-tions à des proposiconvic-tions concrètes, éducatives, liées au retour à l’em-ploi, à la lutte contre les inégalités, à la justice sociale, sans non plus s’inquiéter du poids du passé colonial et des difficultés de notre pays à sortir de l’ère post-coloniale, professent en réalité un universalisme abstrait, qui ne peut déboucher au mieux que sur des incantations sans lendemain, et au pire, sur des cycles où se répondent les unes aux autres des violences dites émeutières, voire du terrorisme, et de la répression policière.

On peut ajouter qu’une telle application de la laïcité passe aussi par une autre « séparation », en fait une indépendance, celle du culte

On peut ajouter qu’une telle application de la laïcité passe aussi par une autre « séparation », en fait une indépendance, celle du culte