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PARTIE 3 : ESPACES DE L’ÉCRITURE : LITTÉRATURE, CRÉATION ET

B. L’art et le Beau

B.2 Entre simulation et dissimulation

L’écriture de Werber prend donc la forme de romans populaires conçus pour plaire aux masses. Le message véhiculé par cette forme, cette apparence populaire, est peut-être plus élitiste qu’il n’y parait. La pensée portée par ses écrits est une lutte contre les idées préconçues, contre le

83 « prêt-à-penser » que sont les religions, une invitation à avoir l’esprit critique, à réfléchir par ses propres moyens, à ne pas oublier l’héritage du passé, à être sans cesse en quête de vérité tout en gardant en tête que ce que nous prenons pour la réalité n’est peut-être pas la réalité absolue. Le message, sans être complètement élitiste, pousse le lecteur attentif à développer une réflexion philosophique et à ajuster son mode d’appréhension du monde. Le but est clairement d’élever le goût populaire à un goût plus savant, plus intellectuel. Toucher, prendre un lectorat aux goûts populaires et le guider à un mode de pensée quasiment philosophique. La forme, l’approche n’est pas élitiste, n’importe qui peut avoir accès au texte même les plus jeunes, mais la finalité du texte est bien d’élever les idées et les modes de pensées des lecteurs.

C’est précisément par-là que l’on pourrait penser que la trilogie réponde à une logique de simulation et dissimulation. On recense en effet deux niveaux de lecture. Derrière un livre qui ressemble à une œuvre de masse se cache une réflexion philosophique, un sens profond. En plus du style simple, ce qui fait du texte un texte populaire ce sont les interactions émotionnelles avec la réalité du lecteur. Le point de départ de l’œuvre est l’envie de découvrir ce qu’il se passe après la mort et donc comprendre ce qu’est Dieu et quelles en sont les intentions. La peur, ou du moins la curiosité envers la mort, est une appréhension commune à l’espèce humaine, c’est donc un thème susceptible de toucher tous les lecteurs. On note une approche populaire qui envisage l’œuvre comme l’occasion d’une interaction émotionnelle entre la vie affective du lecteur et la réalité représentée. Nous avons vu que le point de départ de l’aventure l’était, mais le récit présente également des histoires d’amour, d’amitiés, de compétitions… Le décor est fantasmagorique mais les actions et les situations correspondent à ce que peut vivre le lecteur. On rencontre un autre type d’interactions émotionnelles à travers l’art vivant qui procure une émotion esthétique. Le théâtre est omniprésent, de nombreuses pièces de théâtres sont représentées pendant la trilogie. Prenons en exemple la descente aux enfers de Perséphone page 207 du Souffle des dieux :

« Côté cour, arborant des masques tragiques, un chœur se lamente sur le rapt de Perséphone. Différents acteurs apparaissent à tour de rôle, le visage dissimulé par des masques. […] Sur scène les acteurs déclament dans leurs masques. Cela me rappelle une note d’étymologie […] Le mot « personne » vient du masque que l’acteur antique plaçait devant son visage, « per sonare » c’est-à- dire « pour faire sonner » sa voix dans la cavité du masque de bois. Une personne c’est un masque. La pièce s’accompagne de chants et de musiques ».

La pièce est jouée par les dieux eux-mêmes, et le thème du masque soulève une réflexion sur la dissimulation et donc la découverte de la vérité. La pièce est décrite de façon très visuelle et

84 sonore. Elle est un prétexte pour une anecdote culturelle. Enfin la descente aux enfers, la catabase, est une mise en abyme sous forme de prolepse qui annonce la future descente aux enfers de Michael. À la page 445 du même tome on trouve une deuxième représentation :

« Nous nous retrouvons dans l'amphithéâtre et, malgré mes pensées parasites, je décide d'assister au spectacle tranquillement. Les dieux vont nous interpréter une pièce sur le thème de la légende de Bellérophon. Pour l'occasion, Bellérophon [...] joue son propre rôle. Pégase, exceptionnellement prêté par Athéna, participe au spectacle pour interpréter lui aussi son propre personnage mythologique.

La pièce commence. […]

-Tout se recoupe, murmuré-je à Mata Hari.

-Chut! soufflent quelques élèves alentour, captivés par cette légende.

Bellérophon passe une bride d'or que lui avait offerte Athéna autour du cou de Pégase. Il enfourche le coursier magique et s'envole dans les airs. C'est alors qu'apparaissent sur scène trois centaures réunis sous une bâche de cuir pour donner l'illusion de ne former qu'un être unique. Ils arborent des masques, respectivement de lion, de bélier et de dragon pour jouer un seul animal à trois têtes : la Grande Chimère.

Bellérophon monte le vrai Pégase et tournoie dans l'amphithéâtre autour du monstre, au grand ravissement des spectateurs. Bellérophon tire ensuite des flèches sans pointe qui rebondissent sur la bâche de cuir, puis il descend, et fait mine d'enfoncer une lance dans la gueule de dragon. Les trois centaures se couchent sur le flanc et l'assistance applaudit.

[…]

Les trombes d'eau sont symbolisées par des planches de bois peintes en forme de vagues tenus par des centaures. Les vagues artificielles avancent en même temps que Bellérophon recule. […] L'acteur surjoue un peu, pour être bien compris.

Zeus explique alors à l'assistance qu'il veut que cet impudent reste vivant pour que tous, en le voyant, sachent ce qui arrive à ceux qui se croient les égaux des dieux. »

Certains acteurs jouent leurs propres rôles dénotant une ambiguïté entre le jeu et la réalité. Encore une fois la pièce met en scène une prolepse puisque Michael s’enfuira sur Pégase à la fin du tome. Quand Michael parle, il se fait rappeler à l’ordre, les autres personnages accordent une importance solennelle à la pièce. Michael dévoile les astuces de la scène, ce qui entraîne une forme de distanciation. La pièce sonne comme un avertissement au sujet de l’hubris, néanmoins Michael est distrait et il parle. Toutes ces pièces jouées ont une fonction cathartique évidente : pour empêcher les personnages de faire ce qu’on leur montre, on leur exhibe les punitions. Mais on peut aussi penser que derrière une façade cathartique on cherche justement à pousser les protagonistes à enfreindre les lois divines pour mener à bien leur quête de savoir.

85 Quelle qu’en soit la raison, cela montre que même les dieux ont besoin d’art pour s’exprimer. L’expérience artistique est nécessaire à toute forme de vie. Cependant, ici, elle a une visée particulière (véhiculer une idée) aussi elle n’est pas une expérience purement et pleinement esthétique.

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