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Intermède pratique

2 La lecture, pour interagir et devenir

2.3 La fiction, un simulateur

2.3.1 Simulateur et modèle

Si les mondes fictionnels paraissent parfois si réels et dans tous les cas, si prenants, ce n’est pas tant en raison de leur capacité à mimer la réalité telle qu’elle nous apparaît,

480 TREMBLAY, Michel, Un ange cornu avec des ailes de tôle, op.cit., p. 251. 481 Ibid., p. 248.

dans une sorte d’illusion référentielle, mais parce qu’ils créent une simulation comparable à celle produite par un simulateur, cet appareil qui, dans le langage courant, permet de représenter artificiellement un fonctionnement réel. Afin de mettre en place cette simulation, le texte peut faire référence au monde réel, mais il possède également une référentialité interne, propre au récit. La simulation ne fonctionne pas sans opérateur : comme le pilote et son simulateur de vol, c’est l’activité du lecteur qui rend possible la simulation du monde fictionnel à partir de l’œuvre. Pendant l’expérience littéraire, la simulation d’un fonctionnement réel à travers la fiction permet au lecteur d’engager une activité psychique semblable à celle employée dans la réalité. Cet exercice active des pensées et des émotions réelles chez le lecteur, pensées et émotions qui s’ajoutent alors à son expérience, indique Lubomír Dolezel :

[…] thanks to semiotic mediation, an actual reader can « observe » fictional worlds and make them a source of his experience, just as he observes and experientially appropriates the actual world483.

La lecture (re)crée donc une vie alternative, dans un monde parallèle fictif, à partir du texte littéraire qui a pour propriété de condenser les événements sous une forme de récit, comme le décrivent Raymond Mar et Keith Oatley :

All simulations rely on abstraction […] a necessary simplification […] also entails selection and exclusion […] fiction stories are not direct copies of reality […] the particular kind of abstraction must be carefully chosen484.

Ainsi, seuls les éléments significatifs sont incorporés dans la fiction afin de créer densité et cohérence. Il s’agit parfois de déconstruire une cohérence et produire un effet de morcellement, mais dans tous les cas, les éléments choisis et leur agencement entraînent des effets. La condensation est l’une des caractéristiques de la simulation que propose Philippe Quéau :

[L’]action [du simulateur] consiste à condenser, déplacer et remanier, en vue d’une représentation cognitive ou sensorielle, tous les matériaux du modèle ; il s’y ajoute en dernier lieu le travail accessoire d’ordonnance485.

483 « grâce à la médiation sémiotique, un lecteur réel peut "observer" des mondes fictionnels et faire d’eux

une source de son expérience, tout comme il observe et s’approprie le monde réel. » DOLEZEL, Lubomír, « Possible Worlds and Literary Fictions », loc.cit., p. 233.

484 « Toute simulation compte sur l’abstraction […] une simplification nécessaire […] comporte aussi une

sélection et une exclusion […] les récits de fiction ne sont pas des copies directes de la réalité […] le type d’abstraction doit être choisie avec soin. » MAR, Raymond A. et OATLEY, Keith, « The Function of Fiction is the Abstraction and Simulation of Social Experience », loc.cit., p. 175.

L’abstraction nécessaire à la création d’un simulateur implique alors un travail de mise en ordre, c’est-à-dire de disposition, déjà évoqué par Aristote dans sa Poétique. On l’aura compris, le simulateur est un dispositif au sens où nous l’avons décrit en introduction : il est composé d’un niveau matériel, il entretient des relations pragmatiques et donne lieu à une évaluation symbolique. Dans l’expérience de lecture littéraire, il apparaît comme tel pour le lecteur « aux commandes » de son œuvre. En tant qu’intermédiaire entre les êtres et les objets, le simulateur ne parvient pas tant à décrire la réalité dans ses détails qu’à rendre compte de l’expérience humaine globale. Philippe Ortel indique clairement ce fonctionnement du dispositif dans son article concluant le collectif La Scène : littérature et arts visuels :

Le dispositif manifeste ici son statut d’interface entre le monde et la représentation : l’effet de réalité ne tient pas à l’identité des faits, mais à celle des postures486.

Par l’identité des postures qu’elle propose au lecteur, la fiction lui permet d’expérimenter d’autres vies, sans que celles-ci aient de conséquences sur l’univers fictionnel ou sur le monde réel. C’est pourquoi Keith Oatley compare le dispositif fictionnel à une sorte de laboratoire humain :

[The simulations that are novels, plays, movies and so forth] offer a laboratory space that, relative to real life, is safe and can make the relations of emotions to goals and action easier to understand487.

Toutefois, la fiction peut avoir des conséquences bien réelles sur l’individu et sur son comportement. En effet, parce qu’elle constitue une expérience réelle, la simulation induite par la littérature implique les perceptions, les émotions et les connaissances du lecteur, ce que souligne Richard Gerrig :

What makes literary fiction unique is how fiction stories enable us to be « transported » into an imagined world, offering a form of cognitive simulation of the social world with absorbing emotional consequences for the reader488.

485 QUÉAU, Philippe, Éloge de la simulation, op.cit., p. 161.

486 ORTEL, Philippe, « Valence dans la scène : pour une critique des dispositifs », dans MATHET, Marie-

Thérèse (dir.), La Scène : littérature et arts visuels, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 315.

487 « Les simulations que sont les romans, les pièces de théâtres, les films et autres offrent un espace de

laboratoire qui, par rapport à la vraie vie, est sécuritaire et qui peut rendre les relations entre émotions et buts et actions plus faciles à comprendre. » OATLEY, Keith, « Why Fiction May be Twice as True as Fact : Fiction as Cognitive and Emotional Simulation », loc.cit., p. 112.

488 « Ce qui rend les fictions littéraires uniques, c’est la manière dont les récits de fiction nous permettent

Nous considérons que la simulation met en situation et fait interagir des modèles, lesquels, indique Aline Mura,

[…] se caractérise[nt] par [leur] capacité à représenter de façon simplifiée un système, un processus et à stimuler ce phénomène de reproduction489.

Ancrée dans une réalité matérielle, l’utilisation du modèle dans la simulation implique nécessairement, comme pour le dispositif, une relation pragmatique avec un ou plusieurs actants. La fonction modélisante a aussi pour propriété de « faire jaillir l’intelligibilité490 »,

mais aussi « la structure formelle de l’œuvre491 », précise Lucien Dällenbach, rejoignant ainsi le

troisième niveau du dispositif décrit précédemment. De plus, le texte conçu comme modèle par cet auteur est considéré comme une réécriture permanente, « la version remaniée d’un original déjà existant492 » et l’espace privilégié de la transtextualité. Notre

approche, sans minimiser l’importance des liens intertextuels, s’intéresse davantage aux liens entre le texte, le lecteur et le monde, lesquels sont nécessairement inclus dans l’autoréférentialité de l’œuvre littéraire. Ainsi, nous privilégions le simulateur comme métaphore du dispositif littéraire parce qu’il rend mieux compte de l’utilisation concrète de l’œuvre par le lecteur.

Parce que la notion de simulateur fait appel au concept de modèle, il est intéressant de s’attarder à quelques caractéristiques de ce dernier, lesquelles viennent enrichir notre réflexion sur l’œuvre littéraire. Par exemple, Jean-Marie Schaeffer souligne l’économie cognitive qu’offre la simplification du modèle sur la réalité :

La modélisation constitue en elle-même un gain cognitif, puisqu'elle réalise le passage de l'observation d'une réalité concrète à une reconstruction de sa structure et des processus sous-jacents : elle « est un moyen de passer du phénomène réalisé, perçu ou mesuré, à une entité plus fondamentale, plus unifiée, plus universelle »493.

Ainsi, en concentrant un nombre d’expériences dans un espace formel, la modélisation social avec l’absorption des conséquences émotionnelles pour le lecteur. » GERRIG, Richard J., Experiencing

Narrative Worlds. On the Psychological Activities of Reading, New Haven/London, Westview Press, 1993, p. 174.

489 MURA, Aline, « La problématique du modèle comme lecture possible de l’objet littéraire », dans

BESSIÈRE, Jean (dir.), L’Autre du roman et de la fiction, Paris, Lettres modernes, coll. « Études romanesques », 1996, p. 76.

490 DÄLLENBACH, Lucien, Le Récit spéculaire, Paris, Seuil, 1977, p. 16, cité dans MURA, Aline, « La

problématique du modèle comme lecture possible de l’objet littéraire », loc.cit., p. 78. L’auteur souligne.

491 Ibid. 492 Ibid., p. 77.

493 SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, op.cit., p. 78, citant CADOZ, Claude, Les Réalités virtuelles,

[…] aboutit à une économie en termes d'investissement représentationnel, puisque par rapport à l'information perceptive elle réalise une réduction du nombre des paramètres qui doivent être pris en compte pour décrire et maîtriser la réalité494.

Cette réduction du nombre de paramètres correspond à une description nécessairement incomplète du monde fictionnel de l’œuvre littéraire, laquelle permet, rappelons-le, la restitution individuelle qui en est faite par les lecteurs. La mise en relation des différents modèles inclus dans le texte littéraire, alors qu’elle est activée par le lecteur, constitue l’œuvre comme simulation.

Il importe ici d’insister sur la spécificité de la simulation fictionnelle artistique en jeu dans l’œuvre littéraire. En effet, contrairement à la simulation scientifique, la simulation artistique ne cherche (heureusement) pas la maîtrise : ce qui fait œuvre dépasse tout calcul. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, que l’on puisse en faire un usage pratique et le concevoir comme un moyen d’apprentissage, comme l’avancent certains théoriciens, dont Huston et Todorov.

La simulation qu’offre l’œuvre littéraire a aussi pour effet de mettre l’expérience fictionnelle à distance rassurante, de même que les vies multiples qu’elle permet de considérer. Le modèle peut en effet être manipulé cognitivement en lieu et place de l’entité ou du processus simulé, comme l’explique Jean-Marie Schaeffer :

La réalité virtuelle élaborée par la simulation peut être manipulée cognitivement (y compris au niveau expérimental) en lieu et place de l’entité ou du processus simulé. Concrètement : en faisant varier les paramètres de l'entité ou du processus virtuel et en « observant » les conséquences de ces variations, on peut se faire une idée des conséquences d'une éventuelle manipulation effective, sans qu'on ait à subir la sanction immédiate de l'expérience réelle495.

Pour Philippe Quéau, cette facilité à manipuler les variables d’un modèle place l’auteur et le lecteur dans une position semblable à celle d’un démiurge :

Elle permet de « mondifier » à petits risques, de jouer au stratège en chambre en déclenchant la marche imprévisible de systèmes d’équations496.

Finalement, la simulation permet d’expérimenter, à partir d’éléments mimétiques issus de contextes réels, des représentations d’objets purement virtuels, sans que celles-ci

494 SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, op.cit., p. 78. 495 Ibid., p. 78-79.

deviennent des exemples prescriptifs. C’est le cas de certaines fictions fantaisistes ou de récits de science-fiction, qui ne visent pas à proposer un fonctionnement réellement applicable, mais cherchent simplement à élaborer un monde potentiel, dans une démarche « purement » créative. Les modèles ne sont pas nécessairement réalistes, et peuvent être uniquement conçus, dit Philippe Quéau, « pour leur "beauté formelle"497. » Dans tous les

cas, la production de modèles, et donc la simulation, est une activité partagée par tous, mais elle est aussi une habileté que l’on peut développer par l’entraînement, ce que confirment les expériences de Jerome Singer au sujet de la fonction imaginante de l’enfant et de la feintise ludique498.

Il semble que nous retrouvons certains caractères de la simulation fictionnelle dans le concept de mimèsis élaboré par Aristote, pour qui, rappellent ses traducteurs et commentateurs Dupont-Roc et Lallot,

[…] les objets de la mimétique sont toujours des hommes et avant tout comme sujet ou support d'action (praxis) […]499.

Cette affirmation, reprise par des théoriciens d’aujourd’hui, comme Thomas Pavel, indique que la simulation qu’opère l’œuvre littéraire n’est pas gratuite et concerne uniquement les particularités de l’expérience humaine. C'est pourquoi la fiction touche le lecteur : elle montre l'essentiel des intérêts humains, que l’on retrouve sous forme d’interactions selon des désirs conflictuels.

Si toutefois l'ordre logique poétique diverge de celui de la réalité c’est en raison de la forme du récit, lequel fait le compte-rendu d’actions accomplies par des « gens doués de caractère et de pensée500 ». Aristote avait bien noté que le récit, même s’il renvoie à des

éléments de la réalité, vise d’abord à construire un monde en soi, à la manière du simulateur que nous décrivons, comme l’expliquent Dupont-Roc et Lallot :

[…] la mimèsis est « poétique », c'est-à-dire créatrice. Non pas ex nihilo : le matériau de base est donné, c'est l'homme doué de caractère, capable d'action et de passion, pris dans un réseau d'événements. Ce donné, le poète ne l'imite pas comme on fait un décalque : c'est là le travail du chroniqueur, rivé au particulier contingent dont il consigne le souvenir […] le poète, lui, en tant que mimètès, construit selon une

497 Ibid., p. 123.

498 SINGER, Jerome L., The Child’s World of Make-Believe, op.cit. 499 ARISTOTE, La Poétique, op.cit., p. 19.

rationalité qui est de l'ordre du général et de la nécessité, une « histoire » (muthos) avec ses actants fonctionnels. Il n'imite que pour représenter : les objets qui lui servent de modèles […] s'effacent derrière […] l'histoire représentée […]. Mimèsis désigne ce mouvement même qui partant d'objets préexistants aboutit à un artefact poétique et l'art poétique selon Aristote est l'art de ce passage. Mais, même si l'objet « imité » n'est jamais évacué […], l'accent est mis sur l'objet représenté qui doit, pour être réussi (kalôs ekhein), obéir aux règles de l'art (tekhné) telles que les définit Aristote501.

L’une des techniques de l’art essentielle pour Aristote est celle de la composition, dont nous avons vu qu’elle est aussi présente dans la définition du simulateur de Philippe Quéau, soumise à la règle du nécessaire ou du vraisemblable. Ainsi, Dupont-Roc et Lallot la décrivent comme une syntaxe :

Règle éminemment normative, elle fonde idéalement toute la « syntaxe » qui régit l'arrangement des faits en histoire – muthos, au sens étroit. Cette syntaxe est à la production mimétique ce que la grammaire est à la production langagière : elle opère comme un filtre qui sépare et sélectionne les seuls arrangements « acceptables »502.

Cette règle est donc en partie responsable de la séparation entre fiction et discours factuel, dont la composition n’est pas régie par les mêmes exigences. Pour Aristote et comme le rappellent ses traducteurs et commentateurs, la syntaxe mimétique est même prioritaire par rapport à celle de l’expression :

Qu'il compose un drame ou une épopée, le poète est donc avant tout celui qui modèle son histoire comme une figure dont on épure le trait : au sens étymologique, son travail est de fiction503.

La construction d’une histoire épurée ne peut donc se faire raisonnablement sans une certaine distance mimétique, ce qui explique d’ailleurs l’exclusion de la poésie lyrique de la mimèsis dans la Poétique. Le souci de composition d’Aristote va de pair avec la structuration nécessaire des mondes fictionnels telle qu’elle est soulignée par Nicholas Wolterstorff :

[…] the worlds of works of fiction are structured – structured, indeed, in a wide variety of significantly different ways504.

501 Ibid., p. 20. 502 Ibid., p. 21. 503 Ibid.

504 « les mondes des œuvres de fiction sont structurés – structurés en effet, dans une variété de manières

significativement différentes. » WOLTERSTORFF, Nicholas, « Discussion of Lubomír Dolozel’s Paper "Possible Worlds and Literary Fictions" », dans ALLÉN, Sture (dir.), Possible Worlds in Humanities, Arts and

Cette structuration rend possible une mise en récit sur laquelle se fonde l’expérience d’immersion fictionnelle du lecteur. Celui-ci peut alors considérer le texte comme un simulateur, engager une relation pragmatique avec lui et expérimenter des mondes, des personnes, des objets virtuels.