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Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.1 La lecture comme expérience

1.1.3 Lʼexpérience esthétique

La difficulté, lorsqu’il s’agit de définir l’œuvre d’art, vient de ce que celle-ci varie en fonction de plusieurs facteurs, et en premier lieu de son public. Le poststructuralisme a bien montré, dit Richard Shusterman, que le « texte n’est pas une donnée permanente mais le produit changeant de pratiques d’écriture et de lecture, elles-mêmes socio- historiquement conditionnées et sujettes au changement81 ». Voilà pourquoi le texte, s’il

reste la même suite de caractères sur le papier (quoique lui aussi soumis aux ravages du temps – on n’a qu’à penser à la conservation des manuscrits médiévaux), « existe

80 On parle ici d’empathie neuronale, laquelle permet que nous ressentions la même chose qu’une

personne que nous observons dans une situation donnée. La sympathie est un sentiment qui peut se développer à partir de l’empathie (en effet, pas de sympathie possible sans le fonctionnement préalable des neurones miroirs) et qui nous place à une certaine distance de la personne, pour laquelle nous éprouvons alors de la considération.

seulement comme expérience individualisée, et doit être en quelque sorte "[recréé] différemment chaque fois qu’[il] fait l’objet d’une expérience esthétique82." »

On pourrait reprocher à cette vision de l’œuvre d’art d’en faire un objet trop changeant, d’être imprécise et de ne pas tenir compte de la part d’unité qui existe dans l’art. À cette objection, John Dewey et Richard Shusterman répondent que l’unité existe certes, mais qu’elle se trouve dans l’expérience esthétique elle-même. Il ne faut pourtant pas en déduire que celle-ci consiste en un moment paisible et homogène retirant à l’art toutes les résistances qu’elle comporte. Shusterman la décrit plutôt comme

[…] l’unité d’un événement mobile, fragile, évanescent, brièvement goûté dans un flux traversé de tensions contradictoires et désordonnées, momentanément maîtrisées ; c’est un processus en développement qui, arrivé à son point culminant, se dissout dans le flot de l’expérience suivante83.

Ainsi, l’expérience esthétique, bien qu’elle soit variable (et parce qu’elle l’est), « constitue à la fois une fin intrinsèque à l’art et une justification nécessaire84 ». Elle serait donc une

bonne manière de définir l’art, quoiqu’elle ne fasse que cibler les éléments les plus importants dans la pratique artistique et son appréciation, sans couvrir la totalité du champ artistique, dont l’étape de la production.

En réalité, l’expérience esthétique dépasse le cadre de l’art car elle qualifie aussi toute une gamme d’expériences de la vie quotidienne. Une expérience (an experience) unifiée par la force dynamique de l’émotion possède déjà, selon John Dewey, un caractère esthétique85. Cette idée va de pair avec une conception de l’art intégrée à la vie et non

recluse dans des espaces et des réseaux spécialisés comme celui des beaux-arts, où l’on s’intéresse d’abord à la fabrication d’objets. Il évite aussi de concevoir l’art comme éthéré, immatériel et sans aucun lien avec les sphères de la connaissance, de l’éthique, du social, comme si l’art ne pouvait avoir aucun impact sur le monde existant86. Au contraire, l’art

comme expérience possède, en un sens, des propriétés éducatives puisque d’une part, il

82 Ibid., p. 56. L’auteur cite lui-même DEWEY, John, Late Works of John Dewey, vol. 10 (Art as Experience),

Carbondale, Southern Illinois University Press, 1987, p. 113.

83 Ibid., p. 57. 84 Ibid., p. 77.

85 DEWEY, John, Art as Experience, op.cit., p. 44.

86 Cette conception kantienne de l’œuvre d’art va à l’encontre de la motivation de bien des artistes, aussi

« nous incite à chercher et à cultiver l’expérience esthétique dans nos rapports à l’art87 » et

de l’autre, il « nous aide à reconnaître et à valoriser des formes expressives qui nous procurent une réelle satisfaction esthétique88 ». De plus, une telle conception de l’art

permet, souligne Richard Shusterman, de considérer une vie comme une œuvre d’art pouvant être façonnée en fonction d’un idéal éthique et esthétique.

Cette approche est particulièrement pertinente lorsqu’on considère le potentiel thérapeutique de l’art en général et de l’expérience de lecture littéraire en particulier. En effet, l’art-thérapie cherche d’abord à stimuler la créativité des participants, non seulement dans leur propre production artistique, mais également (et avant tout) dans leur manière d’appréhender leur vie. Il s’agit pour eux, en prenant d’abord compte de leur état, de devenir acteurs de leur processus thérapeutique, puis de leur vie. En prenant conscience de la satisfaction de l’expérience esthétique en atelier d’art-thérapie, les participants peuvent s’engager dans un processus créatif global.

Shusterman va plus loin dans cette idée de vie comme œuvre d’art, en s’appuyant sur les travaux de Richard Rorty, pour rappeler que depuis Freud, « l’idée d’une essence individuelle cohérente, sous-jacente à une personnalité particulière (son moi véritable)89 »

ne fonctionne plus. Or, sans « véritable moi » à découvrir et confronté à une combinaison de plusieurs « quasi-moi », l’individu peut maintenant se consacrer à la « création de soi » et à « l’enrichissement du moi ». Aussi, Shusterman explique que l’éthique et l’esthétique vont de pair car elles reposent toutes deux sur une « imagination créatrice et critique » et non sur la simple application de règles. Selon lui, « le projet d’une vie éthique s’apparente à un exercice de vie esthétique90 » et l’individu dispose dans sa vie des mêmes outils que

l’artiste dans son art. Il insiste néanmoins sur l’unité et la cohérence du moi, constitué, à son avis, en termes de narration et non d’agrégation, rejoignant ainsi la « mise en récit » du sujet évoquée précédemment à propos du lecteur et permettant d’affirmer son identité. Contrairement à Rorty, Shusterman fait passer la construction identitaire par une reconnaissance publique nécessaire, qui ramène le sujet, autrement pensé comme

87 SHUSTERMAN, Richard, L’Art à l’état vif, op.cit., p. 92. 88 Ibid.

89 Ibid., p. 242. 90 Ibid., p. 246.

uniquement privé, dans la sphère publique91. Tout en reconnaissant l’importance du

langage dans la structuration du moi avancée par Rorty, Shusterman souligne aussi l’apport important des pratiques corporelles dans la cristallisation de l’individu. Sur ces deux points, nous verrons que notre travail confirme l’opinion de Shusterman.

On peut considérer que lorsqu’un individu vit une expérience esthétique, il se trouve alors dans une posture esthétique, laquelle peut s’apprendre et s’enseigner. Dans le cas de la lecture, il est effectivement envisageable à tous les niveaux de former des lecteurs littéraires – avant même de vouloir en faire des spécialistes de littérature. Malheureusement, ce ne sont pas tous les enseignants actuels, parce qu’ils doivent suivre les exigences d’un programme inadapté ou par manque d’intérêt, qui prennent le temps de former de tels lecteurs. Et de partager leur amour de la littérature, préoccupés qu’ils sont à montrer la bonne interprétation du texte, c’est-à-dire la leur ou celle correspondant au manuel ou au programme. Or, comme pour l’appréciation des autres formes d’art, l’appréciation de la littérature se transmet, elle s’apprend.

Louise Rosenblatt, il y a déjà plusieurs années, dénonçait une autre pratique malheureuse des textes littéraires en milieu scolaire : celle qui consiste à les utiliser pour apprendre la « lecture efférente » aux élèves92. En parallèle à une pratique « esthétique » de

la lecture, laquelle donne du sens à tous les niveaux, les personnes qui pratiquent la « lecture efférente » ne s’intéressent, selon Rosenblatt, qu’aux faits décrits dans le texte. Ces deux postures de lecture sont évidemment complémentaires dans la vie, mais comme la plupart des enseignements scolaires forment au « traitement efférent » de l’information, il semble essentiel que l’enseignement de la littérature insiste sur l’aspect esthétique de la lecture négligé auprès des élèves. Malheureusement, dans un effort de valorisation de la langue et du patrimoine français, on a abondamment utilisé des textes littéraires pour travailler la « lecture efférente », ce qui a eu pour résultat de ne pas sensibiliser les élèves à la posture la plus appropriée à ce type de lecture. À l’inverse, et c’est aussi regrettable, on tend assez souvent à n’utiliser que des textes simples dans l’enseignement du français, négligeant ainsi la richesse de la langue. À l’école primaire, par exemple, l’accent est mis

91 Ibid., p. 260.

92 ROSENBLATT, Louise M., « Literary Transaction : Evocation and Response », Theory Into Practice,

sur l’abstraction et l’utilisation publique des mots, laissant de côté l’expérience personnelle kinesthésique et affective de la matrice complexe dans laquelle s’ancrent ceux-ci. Alors même que l’utilisation littéraire du langage va justement aux limites de la langue publique et qu’elle fait appel aux nombreuses connotations des mots et aux significations variées qu’ils prennent selon leurs associations.

Quoiqu’on le considère comme étant supérieur au langage efférent, le langage littéraire s’approche en fait davantage de notre première rencontre avec la langue, intimement liée à nos expériences. On peut d’ailleurs facilement remarquer l’affinité naturelle des enfants pour la posture esthétique, leur appréciation du rythme et des sons d’une lecture à voix haute. Cette posture esthétique spontanée confirme d’ailleurs l’idée que l’art est intégré à la vie. Chez les enfants, on remarque souvent un va-et-vient entre le monde fictionnel de l’art et le monde réel, l’expérience de l’un enrichissant celle de l’autre. Dans son article « The Literary Transaction : Evocation and Response », Louise Rosenblatt résume ainsi l’importance de la lecture esthétique, justifiant la place significative qu’elle devrait occuper dans l’enseignement de la littérature :

Reading, especially aesthetic reading, extends the scope of [the person’s] environment and feeds the growth of the individual, who can then bring a richer self to further transactions with life and literature93.

Il va sans dire que ces considérations sur l’enseignement de la littérature correspondent tout à fait aux objectifs de l’atelier de lecture et d’écriture, lequel vise notamment à encourager une posture esthétique vis-à-vis des textes proposés, afin d’engager entièrement les lecteurs dans l’expérience de lecture, de manière à ce qu’ils vivent une rencontre avec l’œuvre littéraire. Celle-ci encourage des échanges féconds entre le texte et le lecteur et entre celui-ci et son entourage, engageant le sujet dans une démarche d’enrichissement et d’élaboration individuelle.