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Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.1 La lecture comme expérience

1.1.1 Lʼart comme expérience

Les mondes fictionnels utilisent des matériaux tirés de la réalité et ils ont, en retour, une influence sur notre manière de percevoir le monde réel. De même, le lecteur, aussi plongé soit-il dans un monde fictionnel, est toujours considéré parallèlement comme un individu habitant le monde réel. L’interaction entre le lecteur et le texte, comme toute forme d’échange, peut entraîner notamment des changements chez le lecteur – c’est tout le propos de notre thèse.

Selon Jean-Marie Schaeffer, cette fonction transcendante de la fiction ne peut pourtant s’exercer en faisant l’économie de sa fonction immanente, d’ordre esthétique :

Cela signifie que, quelles que soient ses éventuelles fonctions, [la fiction] ne saurait les remplir que si elle réussit, d'abord, à nous plaire en tant que fiction. Bref, pour remplir une fonction transcendante quelle qu'elle soit, il faut d'abord que la fiction soit à même de remplir sa fonction immanente. Par « fonction immanente » de la fiction, j'entends la fonction autotélique remplie par l'expérience fictionnelle, c'est-à- dire par notre immersion mimétique dans un univers fictionnel. Mon hypothèse est

43 La mise en récit de soi est développée dans les travaux de Langlade. Voir notamment MAZAURIC,

Catherine, FOURTANIER, Marie-Josée et LANGLADE, Gérard (dir.), Le Texte du lecteur, Bruxelles, Peter Lang, coll. « ThéoCrit », vol. 2, 2011.

44 En référence à l’essai fondateur de l’esthétique pragmatiste : DEWEY, John, Art as Experience, New York,

que la fiction n'a qu'une seule fonction immanente, et que cette fonction est d'ordre esthétique45.

Pour Schaeffer donc, les effets possibles de la lecture littéraire ne peuvent avoir lieu sans que le lecteur soit engagé dans le texte et qu’il y trouve une satisfaction :

[…] il y a conduite esthétique dès lors que nous nous engageons dans une relation cognitive avec les choses et que cette relation est réglée par le degré de satisfaction (plaisir ou déplaisir) immanent à cette relation46.

Précisons toutefois, comme Suzanne Keen, que la relation cognitive n’est, par ailleurs, nullement limitée à l’exercice intellectuel et elle implique impérativement les affects, qui sont étroitement liés à la pensée :

When texts invite readers to feel, they also stimulate readers’ thinking47.

Les émotions apparaissent aussi essentielles dans la relation esthétique fondée, selon Schaeffer, sur l’activité ludique engagée gratuitement :

Une fiction est donc un jeu avec des représentations, ou encore un usage ludique de l'activité représentationnelle. Or, l'activation ludique des facultés représentationnelles correspond à la définition même de la relation esthétique48.

Les facultés représentationnelles, permettant de constituer une représentation des choses en leur absence et ouvrant ainsi à la réflexion, entrent dans la vie de l’enfant par le biais du jeu, lequel n’est pas limité à la période de croissance mais se poursuit toute la vie chez l’humain. Pour Schaeffer, la relation esthétique implique une activation ludique de la représentation parce qu’elle est gratuite et pourtant attirante et qu’elle est vécue sur le mode du « comme si ». Pour expliquer le mode ludique de l’expérience esthétique, il reprend l’idée de Kant selon laquelle « la relation esthétique est plus spécifiquement un libre jeu entre l'imagination et l'entendement49 ». Or, même si l’expérience esthétique est

vécue sur le mode du « comme si », elle n’en active pas moins « pour vrai » les facultés cognitives, les perceptions et les émotions.

45 SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 327. 46 Ibid., p. 328.

47 « Lorsque les textes invitent les lecteurs à ressentir, ils stimulent aussi leur réflexion. » KEEN, Suzanne,

« A Theory of Narrative Empathy », Narrative, vol. 14, n°3, octobre 2006, p. 213.

48 SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, op.cit., p. 329. 49 Ibid.

Plutôt que d’opposer fonction immanente et fonction transcendante comme le fait Jean-Marie Schaeffer, pour qui la première de ces deux fonctions seulement est d’ordre esthétique, John Dewey, dont la philosophie est reprise et renouvelée par Richard Shusterman, insiste sur la fonctionnalité globale de l’art. Pour Dewey, dit Shusterman, la valeur de l’art

[…] ne réside pas dans une fin particulière et spéciale, mais dans la satisfaction globale de la créature vivante, d’une part grâce à l’aptitude qui est la sienne à servir une multiplicité de fins, et d’autre part par un enrichissement de notre expérience immédiate, qui nous stimule et nous vivifie, nous aidant ainsi à réaliser nos projets50.

L’esthétique pragmatiste développée par le philosophe englobe donc tous les usages de l’art et montre qu’on ne peut distinguer la valeur de l’œuvre d’art de son usage car

[…] tout objet qui prétend posséder une quelconque valeur doit en quelque manière servir et enrichir la vie de l’organisme humain dans son développement et ses échanges avec son environnement51.

C’est l’approche que nous privilégierons ici, selon laquelle l’art ne réside pas dans ses seuls objets, « mais dans la dynamique et le développement d’une expérience active au travers de laquelle ils sont à la fois créés et perçus52. » Fonction immanente et fonction

transcendante sont alors intégrées dans l’expérience esthétique globale, dont celle du texte littéraire, celle-ci étant, pour reprendre les mots de John Dewey, toujours plus qu’une expérience esthétique. En effet, Dewey considère qu’il est impossible de dissocier l’aspect esthétique de l’expérience de ses aspects pratique, émotionnel et intellectuel et que l’esthétique est, en réalité, « the clarified and intensified development of traits that belong to every normally complete experience53. »

Sans minimiser la valeur propre de l’art, nous contestons que celui-ci n’ait aucune utilité hors lui-même. Que l’on se place du point de vue de la création ou de la réception, l’œuvre d’art n’est pas gratuite puisque même pour les tenants de « l’art pour l’art », dont Mallarmé en littérature, elle occupe une place essentielle, irremplaçable dans l’humanité. Nombreux sont ceux qui font résider l’essence et la valeur de l’art dans les objets d’art eux-mêmes, plutôt que considérer, comme Richard Shusterman, que les « œuvres d’art ne

50 SHUSTERMAN, Richard, L’Art à l’état vif, op.cit., p. 26. 51 Ibid.

52 Ibid., p. 48.

sont œuvres d’art qu’en acte, dans la dynamique vivante de l’expérience54. » Il existe

d’ailleurs de nombreux exemples soutenant l’idée que l’œuvre, sans que sa qualité ou sa valeur soient en jeu, s’accomplit seulement lorsqu’elle est visible, considérée par un public. On peut penser, par exemple, à l’œuvre photographique de Vivian Maier seulement découverte en 2007 et qui, auparavant sans aucune visibilité, n’était pas considérée comme une œuvre d’art, tout en en possédant le potentiel esthétique.

Ainsi, le statut de l’œuvre littéraire ne peut reposer uniquement sur des caractéristiques communes aux textes dits littéraires. Cette approche institutionnelle soulève d’ailleurs des problèmes d’hétérogénéité du corpus, de perméabilité et d’incertitude des limites, etc. On connaît les variations historiques de la manière de qualifier l’œuvre d’art et les conséquences de ces transformations sur le sens et la valeur de certaines œuvres. Selon la philosophie de Dewey, l’œuvre est nécessairement liée à des données extérieures à son objet, c’est-à-dire à l’usage potentiel ou réel qui en est fait, voire à toute la vie humaine. En considérant l’art non dans ses objets, mais dans les expériences auxquelles il conduit, lesquelles affectent la vie de chacun, on peut en effet apprécier son incidence sur la vie humaine. Cette approche réconcilie l’opposition utile/esthétique, rendant caduques l’opposition entre les fonctions immanente et transcendante de l’art, et insiste sur le rôle actif de celui-ci dans les pratiques de la vie, sans restreindre l’art à une élite. Ainsi, l’œuvre littéraire n’est pas entièrement contenue dans le texte produit par l’auteur, mais elle existe dans l’expérience esthétique que peuvent en faire les lecteurs. Bien entendu, cette expérience dépend du matériau qu’est le texte.

1.1.1.1 Le matériau littéraire

Lorsqu’on s’intéresse à l’œuvre littéraire, on peut difficilement s’empêcher de considérer son matériau spécifique, le langage. Pour Thomas Aron55, la fonction poétique

agit sur toutes les autres fonctions du langage, notamment sur la fonction référentielle : elle n’efface pas celle-ci, mais la rend ambiguë, ce qui signale le décrochement du texte par rapport à un référent déterminé conçu comme univoque. Comme le texte littéraire produit une communication différée, le référent auquel il renvoie n’est pas, à exception de la lettre, une situation commune aux deux interlocuteurs – il ne supplée pas l’absence. Il

54 SHUSTERMAN, Richard, L’Art à l’état vif, op.cit., p. 48-49.

s’agit d’un simulacre de référent, qui ne réfléchit pas des réalités situées dans l’existence, même lorsque par effet de mimétisme, il renvoie au monde réel. Or, la linguistique ne peut faire la différence entre le référent vrai et le référent simulacre, tandis que le lecteur n’a pas le temps ni, souvent, l’envie de contrôler la véracité du référent. C’est le contrat de lecture, suggéré par le texte en ce qu’il s’inscrit dans le dispositif plus large du paratexte et accepté ou non par le lecteur, qui détermine la façon d’appréhender le référent. La plupart des conventions lectorales n’émanent pas du texte lui-même, quoique celui-ci puisse les renouveler, mais du paratexte et il y a texte (et donc monde fictionnel) parce qu’il y a eu lecture.

La dominance de la fonction poétique que décrit Aron fait partie des « conventions » de lecture. Aussi, le texte peut-il se rendre opaque, intransitif et attirer l’attention sur lui-même dans une mise en scène du langage. Celle-ci se retrouve dans les mots, dans leur arrangement et, plus largement, dans la disposition du récit :

[…] la lecture « littéraire » du texte implique la prise en compte totale, prioritaire, de la surface du texte. […] Par surface, nous entendons la manifestation textuelle, sous toutes ses formes, les mots d’abord et surtout, le texte dans l’acceptation générale du terme, mais un texte lu littéralement et allégoriquement, littéralement « dans tous les sens » compatibles avec son dire, un texte lu aussi dans son rythme, sa ponctuation (au sens étroit et au sens large, métaphorique), ses divisions typographiques, voire sa graphie56.

Pour nous qui considérerons la lecture littéraire comme une expérience, le langage tel qu’il est pris en compte par le lecteur est le point de départ. Si les procédés d’expression peuvent rendre un récit distinctif, les significations qu’en tire le lecteur s’appuient sur des dispositifs qui dépassent ces procédés, ce que reconnaît d’ailleurs Aron :

Lire un texte comme texte littéraire, c’est s’attendre à ce que tout élément y fasse signe57.

Aussi, les éléments d’un texte faisant sens pour le lecteur peuvent être non-discursifs ; nous considérons que l’ensemble de ce qui « fait signe » compose le niveau matériel du dispositif littéraire.

Même si l’œuvre littéraire « fait signe », il arrive qu’à l’intérieur d’un texte littéraire, tout signe se défasse pour nous rapprocher de ce dont nous sommes séparés, c’est-à-dire le

56 Ibid., p. 42. 57 Ibid., p. 48.

réel. En effet, l’une des propriétés du dispositif est d’être ouvert, laissant ainsi au réel la possibilité de surgir à travers le code lorsque celui-ci est déchiffré par le lecteur. L’intérêt de la lecture réside aussi, souligne Arnaud Rykner, dans ce « non-dit » de l’œuvre littéraire :

Car c’est bien de réel et de brutalité qu’il s’agit, c’est-à-dire de cette présence du monde à nous et de nous au monde que le langage tente de saisir maladroitement à l’aide de signes qui par essence la trahissent. Ce qui nous fait lire, c’est ce passage improbable du réel qui fait tache à la surface des mots ; ce sont ces traces qu’il laisse, et qui ne s’effacent pas, parce qu’il fait pan au cœur du système codé […]58.

Thomas Aron rappelle lui aussi que le texte littéraire n’est pas uniquement rationnel et qu’il apparaît « comme l’espace discursif où un inconscient parle son désir (l’interdit, le refoulé du désir), dicible ici parce que ce dire est "jeu"59. » Sa description de l’œuvre, en

articulant « dit » et « non-dit », rejoint notre définition du dispositif littéraire :

[…] l’irrationalité des processus primaires, voix de l’inconscient, sera d’autant mieux entendue qu’elle s’articule aux processus secondaires, au langage structuré, aux affabulations lisibles par la raison. De sorte que le lecteur, à son tour, reconnaissant sans le savoir ce qu’il censure d’habitude, qui lui fait peur ou horreur, pourra le côtoyer sans dommage, le laisser « jouer », mieux : en jouir60.

Même s’il tient compte du lecteur dans ses propositions, Aron ne conçoit toutefois pas l’esthétique comme expérience et contribue à la réflexion sur la littérarité et sa conception institutionnelle. Or, comme l’ont montré plusieurs théoriciens, dont Jauss et Ricoeur, la participation du lecteur dans l’élaboration finale du texte est pourtant déterminante pour l’objet littéraire.