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L’étude de l’histoire de la réception de la Métaphysique chez les penseurs arabes montre que diverses significations ont été attribuées au titre par lequel on qualifie l’œuvre d’Aristote, à savoir Ma Ba’d al-Tabî’ah. Or, ces explications ne sont pas sans rapport avec le contenu doctrinal, assigné d’ordinaire par chacun de ces auteurs à cet écrit.

Dans l’article du Kitâb al-Fihrist, cité ci-dessus, deux noms sont utilisés pour qualifier cette œuvre : « Discours sur le livre des Lettres, connu par al-ilahiyyat, qui est

ordonné suivant l’ordre de l’alphabet grecque.. . »1.

Deux siècles plus tard, cette même notice réapparaît dans l’Histoire des sages2 d’Ibn al-Qifti3 avec la présence cette fois d’un troisième nom pour qualifier cette science:

« Le livre des Ilahiyyats connu par les lettres et par ce qui est après la

physique ».4

Or, ces titres, comme je l’ai suggéré ne sont pas sans rapport avec le contenu doctrinal assigné par chaque philosophe arabe au texte d’Aristote, si bien que l’emploi de la périphrase Ma Ba’d al-Tabî’ah renvoie à diverses significations.

Pour Al-Kindi, cette science a pour objet la connaissance du genre premier de l’être, à savoir Dieu, car il la cause première qui est à l’origine du tout, C’est pourquoi, cette science n’étudie pas le genre commun à tous les êtres mais celui qui est cause de tous les êtres :

« La philosophie la plus noble et du plus haut rang est la philosophie première : je

veux dire, la science du Vrai premier qui est la cause de tout vrai. Pour cette raison, le philosophe le plus noble et le plus accompli est l’homme qui possède cette science la plus noble »5.

Il est manifeste que « le Vrai premier » qui est la cause de tout ne peut être que Dieu. Al-Kindi justifie son étude à partir du principe aristotélicien développé dans les

Seconds analytiques, selon lequel toute connaissance n’est acquise que par la

1 Edition de G. Flügel et A. Muller, Leipzig, p. 251.

2 Il serait inapproprié de traduire « hakim » par sage, car la bibliographie d’Ibn al­Qifty concerne tous les savants arabo­musulmans et non seulement les philosophes.

3 Historien arabe né à Qift en Egypte (1172­1248). Après avoir effectué ses études au Caire et à Jérusalem, il s’est établi à Alep et partagea son temps entre ses fonctions officielles et ses activités intellectuelles. Véritable bibliophile, il a accumulé une importante documentation qu’il a utilisée dans ses livres, dont l’Histoire des philosophes, qui est un dictionnaire bibliographique de tous les philosophes et de tous les scientifiques.

4 Ta’rih al­Hukamâ, A. Müller et J. Lippert, Leipzig, 1903, p. 41.

5 Kitâb al­Kindî ilâ Mu’tasim bi­illah fi al­falsafa al­ûlâ, trad. R. Rashed et J. Jolivet, dans Métaphysique

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connaissance des causes1. Or, selon Al-Kindi, connaître véritablement, c’est connaître la première cause, qui est principe du tout. C’est pourquoi, le philosophe doit étudier et connaître la cause divine, car c’est par l’acquisition de cette connaissance que nous connaissons absolument2. Il s’ensuit donc que la métaphysique ou la philosophie première ne désigne rien d’autre que la science qui étudie ce qui est au dessus de la physique.

A l’inverse, Al-Fârâbî refuse toute transcendance à cette science, car ce livre ne traite pas exclusivement de l’Être divin :

« Bien des gens s’imaginent avec précipitation que la sagesse et le contenu de ce livre traitent du créateur, gloire à lui qui est très haut, de l’intellect, de l’âme et de tout le reste qui s’y rapporte, que la science de la métaphysique et celle de l’unicité de Dieu serait une et la même. Voila pourquoi nous voyons la majorité de ceux qui l’étudient embarrassés et égarés quand ils y trouvent que la plus grande part de son discours s’écarte d’un tel dessein »3.

L’objet de cette science n’est donc pas exclusivement transcendantal, car la science universelle traite d’une part de ce qui est commun à tous les êtres, à savoir l’être, l’un, l’antérieur et le postérieur, l’acte et la puissance, le parfait et l’imparfait, et d’autre part, du principe commun à tous les êtres, à savoir Dieu :

« Au contraire, la science universelle considère ce qu’il y a de commun à tout

existant…Mais ainsi, cela concerne le principe commun à tous les êtres, c’est à dire celui qui doit être nommé avec le nom d’Allah »4.

Ce n’est donc que parce que cette science dite universelle traite de l’être absolu qu’elle doit traiter entre autres de son principe ontologique. La science divine n’est donc qu’une partie de cette science universelle. C’est la raison pour laquelle elle est appelée métaphysique, car elle a pour objet les principes universels de l’être qui ne sont nullement étudiés par la science physique. C’est donc par la prééminence de son objet qu’elle est appelée ‘ilm ma ba’d at-Tabi’a5, puisqu’elle étudie ce qui n’est pas du ressort

de la physique.

Ce caractère transcendantal mis en avant par Al-Kindi se retrouve également chez Avicenne. En effet, cette « Science divine » ou « Ilâhiyyat » a pour objet de connaitre Dieu, car il est la cause première du point de vue de l’universalité et d’où

1 C’est à partir du principe aristotélicien de la connaissance causale exposé dans les Seconds

analytiques, qu’Al­Kindi justifie l’objet de la science métaphysique : « Nous estimons posséder la science d’une chose d’une manière absolue, et non pas à la manière des sophistes, d’une manière purement accidentelle, quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est la cause de la chose », Seconds analytique, II, 71b9­11, Vrin, p. 11. 2 Kitâb al­Kindî ilâ Mu’tasim bi­illah fi al­falsafa al­ûlâ, trad. R. Rashed et J. Jolivet, dans Métaphysique et cosmologie, vol. 2, p. 10. 3 Essai sur le dessein de la Métaphysique, trad. Ibrahim Ali et Jean Pierre Faye, Paris, Alqualam Livres, 2014, p. 56. 4 Idem, p. 59. 5 Idem, p. 60.

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toutes les causes proviennent1 :

« C’est également la sagesse qui est la science la plus noble concernant l’objet

de connaissance le plus excellent…C’est aussi la connaissance des causes suprêmes du tout. C’est aussi la connaissance de Dieu et c’est pourquoi elle est définie la science divine »2.

Toutefois, il définit la science de Ma ba’d al-tabi’ah, non pas comme la science de ce qui est au dessus de la nature, mais comme la science de ce qui est avant la nature. En effet, elle doit être nommé ainsi, car elle porte sur des choses qui sont par définition antérieures à la nature :

« Et si dans cette science on étudie quelque chose qui n’est pas antérieur à la

matière, on ne l’étudie pas en ce sens que cette chose n’a pas besoin de la matière pour son existence »3.

Quant à Averroès, il assigne un rôle épistémologique à cette périphrase à deux endroits de son commentaire. Une première fois au début de son commentaire au livre

Gamma, et une seconde fois, dans son commentaire au livre Epsilon :

« Quant au premier dans la connaissance, c’est la substance sensible, car l'étude

de la substance sensible et de ses attributs est première dans la connaissance, [et] <tandis que> l'étude de la substance séparée est dernière dans la connaissance et première dans l’être. C’est pourquoi elle a été appelée science de ce qui est après la physique, c'est-à-dire après l'étude de la substance sensible désignée par le nom de la nature ».4

« S’il y a une substance immobile, cette substance existante sera première et sa

science sera la science universelle et la philosophie première…elle est première dans l’être et non dans la connaissance, car son rang dans la connaissance est d’être dernière. C’est pourquoi, cette science est appelée ce qui est après la nature »5.

Cette science est nommée ainsi, car la connaissance de son objet ne peut intervenir qu’après la physique. En effet, bien que les deux sciences étudient le même être, elles diffèrent selon le point de vue, puisque le métaphysicien étudie les propriétés essentielles de l’être séparé de la matière tandis que le physicien étudie les principes de l’être matériel, c’est à dire non séparé. C’est pourquoi l’étude de la métaphysique doit intervenir après celle de la physique, car l’étude des principes et des causes de ce qui est séparé doit intervenir après l’étude des principes non séparés, puisque la connaissance ne peut être acquise qu’en partant du plus connu au moins connu.

1 Averroès a critiqué cette thèse de l’existence de Dieu à partir de cette distinction, car cette distinction est purement logique et n’est en rien une preuve de son existence.

2 La Métaphysique du Shifâ, traduction George C. Anawati, vol. 1, p. 95. 3 Idem, p. 95.

4 Livre Gamma, C. 4, p. 319, 14­18. 5 Livre Epsilon, C. 3, p. 714, 10­13

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Il est donc aisé de voir comment le titre de la métaphysique renvoie à plusieurs significations chez les philosophes arabes. En effet, bien qu’il soit question de « philosophie première », son contenu diffère selon le point de vue où l’on se place. Elle est la science qui traite de ce qui est au dessus de la nature pour Al-Kindi, de ce qui est avant la nature pour Avicenne et enfin ce qui est après la physique pour Averroès.