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B. LE #NOFILTER COMME L’EXPRESSION D’UNE RÉSISTANCE

1. Un signe de braconnage

Pour qualifier le procédé à l’œuvre, nous empruntons à Michel de Certeau le concept de

« braconnage » théorisé dans L’invention du quotidien94. Dans cet essai, l’auteur s’oppose

aux théories de domination du pouvoir élaborées par Michel Foucault qui envisage les

individus comme des êtres passifs contrôlés par des dispositifs dans Surveiller et punir95, et

par Pierre Bourdieu qui interroge les rapports de domination au sein de la culture avec le concept de « violence symbolique ». Michel de Certeau reconnaît que toute forme sociale comprend une forme de domination et qu’il existe des dispositifs qui quadrillent nos vies et !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, 1990.

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nos pratiques. À la différence de M. Foucault, il ne s’intéresse pas à la manière dont ces dispositifs nous influencent, mais à la réaction des individus face à la discipline imposée. Michel de Certeau explique sa démarche de la manière suivante : « Ce travail a pour objectif d’expliciter les combinatoires d’opérations qui composent aussi (ce n’est pas exclusif) une culture et d’exhumer les modèles d’action caractéristiques des usagers dont on cache, sous le nom pudique de consommateurs, le statut de dominés96 ».

Pour Michel de Certeau, les individus créent activement leur quotidien de manière subtile et rusent contre les sphères du pouvoir. Chacun devient un « braconnier » qui entreprend à sa manière la résistance sur les terres du pouvoir qu’il occupe : « Le quotidien s’invente avec

mille manières de braconner97 ». L’acte de création tient de la présence et du pouvoir même

du dispositif. Michel de Certeau analyse les « usages », c’est-à-dire, l’adaptation et le jeu des pratiques à l’intérieur des dispositifs. Il déconstruit un schéma linéaire comprenant un dominant et un dominé pour le repenser en terme de « maillage ».

Dans cette perspective, le #NoFilter constitue un usage d’Instagram où l’utilisateur braconne contre le système de filtres que le dispositif l’enjoint à utiliser. Il s’agit d’une ruse pour déjouer la passiveté et la standardisation des productions de photographies esthétisées. Paradoxalement, c’est par l’effet de non-esthétisation que l’utilisateur va pouvoir revendiquer l’acte de braconnage et donc de création. Il s’agit, dans cette entreprise, de camoufler tous les signes esthétisants et à l’inverse, de mettre en avant les signes de « mauvaise qualité » qui deviennent des arguments de vérité de l’image. La prétention communicationnelle au neutre est un acte de résistance. Il ne s’agit pas de revendiquer la beauté d’un contenu esthétisé par le biais du dispositif ou à l’inverse, de le montrer pour son insignifiance et sa capacité à déjouer les règles du dispositif. L’ambition de cette prétention est de montrer une représentation fidèle à la réalité, ni esthétisée, ni enlaidie, neutre, capable de composer avec les modalités du dispositif. L’appellation #NoFilter signale bien cette logique de maillage et qualifie directement l’usage, sans quelque forme de discrétion.

Le #NoFilter peut être également perçu comme une manière de déjouer la passiveté du consommateur que Michel de Certeau qualifie aussi de « voyeur » par rapport à sa position dans la « société du spectacle » régie par la circulation amplifiée d’images qui standardisent !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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Ibid. p. XXXVI.

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les comportements. Il mobilise la pensée de Guy Debord à l’origine de la thèse de la spectacularisation de nos sociétés98. Ce dernier critique la société libérale-marchande qui conditionne le consommateur, dont les véritables désirs sont aliénés par les diverses industries socio-culturelles (le cinéma, la télévision, etc.). Les individus deviennent conditionnés par une société de l’image qui médiatise les nouveaux rapports sociaux, la société du spectacle. À cet égard, voici ce qu’indique Michel De Certeau :

« De la télé au journal, de la publicité à toutes les épiphanies marchandes, notre société cancérise la vue, mesure toute réalité à sa capacité de montrer et mue les communications en voyages de l’œil. C’est une épopée de l’œil et de la pulsion de lire. (…) Au binôme production-consommation, on pourrait substituer son équivalent général : écriture-lecture. La lecture (de l’image ou du texte) paraît d’ailleurs constituer le point maximal de la passivité qui caractériserait le consommateur, constitué en voyeur dans une ‘‘société du spectacle’’99 ».

Le #NoFilter fait forcément appel à l’acte de lecture chez l’individu. Toutefois, il ne s’agit pas pour ce dernier d’être confrontée à une image stéréotypée qui pourrait influencer et dicter sa conduite. Le #NoFilter qualifie une image neutre, une forme de duplication du réel qui n’a pas pour effet la spectacularisation. Le spectateur est aussi acteur et créateur de cette réalité sans filtre, et non pas sujet à quelque forme d’influence. Quant à l’énonciateur, en prétendant au neutre avec le recours au #NoFilter, nous pouvons admettre qu’il braconne au cœur même de la société du spectacle.

Enfin, nous considérons la prétention communicationnelle au neutre portée par le #NoFilter comme une forme de braconnage dans la mesure où il s’agit d’intégrer au dispositif une composante qu’il n’a pas l’habitude d’accueillir. De la même manière que l’urinoir de Marcel Duchamp à l’origine, ne trouve pas de place légitime dans le dispositif muséal, la photographie neutre, non esthétisée n’est pas disposée à s’insérer dans le dispositif d’Instagram. Par cette opération de braconnage et de maillage, la nature même de l’objet montré se retrouve bouleversée selon l’intentionnalité du créateur. L’urinoir devient une œuvre d’art à part entière, présentée sur un socle, nommée Fountain, signée par un artiste et exposée aux yeux de tous dans un musée, tandis que la photographie #NoFilter est rendue visible sur Instagram sans autre forme de médiation que celle de l’appareil, peut-être commentée et appréciée de la même façon qu’une photographie esthétisée et filtrée. Par ce !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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DEBORD Guy, La Société du Spectacle (1967), Paris, Gallimard, 1996.

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procédé, l’énonciateur revendique la légitimité pour son objet de s’insérer dans le dispositif. Il affirme que l’objet trivial est une œuvre d’art ou que la photographie Instagram #NoFilter est une représentation du monde non esthétisée. De ce fait, la prétention au neutre portée par le #NoFilter fait aussi signe d’assertion.