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C. L’ADOPTION D’UNE POSTURE COMMUNICATIONNELLE AMBIVALENTE

2. Un signe d’autoexaltation

Comme le souligne Dominique Cardon, les stratégies de mise en visibilité de soi, suivent un double mouvement. Les énonciateurs peuvent en connaître plus sur eux, grâce au regard et au jugement des autres vis-à-vis de leurs productions, retranscrits de manière effective par les appréciations propres aux interfaces des réseaux. Jean-Paul Sartre indiquait dans L’Être et le

Néant que « c’est la honte ou la fierté qui me révèle le regard d’autrui et moi-même au bout

de ce regard, qui me font vivre, non connaître la situation de regardé124 ». Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, un commentaire peut explicitement renseigner l’énonciateur sur l’état d’esprit des spectateurs et, de facto, sur lui-même. Serge Tisseron s’est également intéressé à ce double phénomène à travers la réappropriation du concept d’« extimité », initialement introduit par Jacques Lacan qu’il définit de la manière suivante :

« Je propose d'appeler "extimité" le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. (…) Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur. Mais ce mouvement serait incompréhensible s'il ne s'agissait que "d'exprimer". Si les gens veulent extérioriser certains éléments de leur vie, c'est pour mieux se les approprier en les intériorisant sur un autre mode grâce aux échanges qu’ils suscitent avec leurs proches. L'expression du soi intime - que nous avons désigné sous le nom "d'extimité" entre ainsi au service de la création d'une intimité plus riche125 ».

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122!CARDON Dominique, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », op. cit. 123 Ibid. p. 98.

124

SARTRE Jean-Paul, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 319.

125

Serge Tisseron a développé cette notion d’« extimité » dans le cadre de l’analyse de la première télé-réalité Française, « Loft Story » et du comportement des candidats participants qui, en dévoilant à l’écran leurs caractéristiques physiques et morales, entrent dans un processus de recherche de soi qui passe par la validation des éléments visibles par les spectateurs. Nous observons le même phénomène à l’œuvre sur Instagram et nous l’avons déjà formulé, l’image en ligne est la fois adressée aux autres et à soi-même. Dès les années 1960, Hannah Arendt prédisait cette forme d’extimité induite par la modernité célébrant l’avènement du social et la dissolution des sphères privées et publiques126. Serge Tisseron, dans un autre essai sur les stratégies de mise en visibilité en ligne, indique que la deuxième dimension communicationnelle (la photographie pour soi) prend le pas sur la première (la photographie pour les autres). Il affirme que « la plupart des échanges dans les espaces virtuels sont en effet ‘‘non adressés’’. Autrement dit, ils ne sont adressés qu’à soi-même. Mais pour celui qui se parle ainsi, c’est déjà beaucoup. Car se raconter est toujours une façon d’amplifier les résonances intimes de sa propre vie127 ».

Là où Serge Tisseron perçoit une forme d’introspection, d’autres auteurs, y voient une simple démonstration de narcissisme, d’amour de soi et, selon nos propres termes, une forme d’« autoexaltation ». Nous choisissons cette formulation en référence à Roland Barthes pour qui la photographie doit remplir une fonction d’« exaltation », de sublimation de l’objet, qui renvoie ici à sa propre personne. Elsa Godart s’intéresse à la valeur de l’image pour soi à travers l’analyse du selfie qui marque le paroxysme de cette pratique. Dans Je selfie donc je

suis128, l’auteure va jusqu’à employer le terme d’« onanisme selfique » pour montrer à quel point l’énonciateur se défait de la prise en compte du spectateur pour jouir, seul, de sa propre image. La photographie #NoFilter fait partie de cette même catégorie d’images, dans la mesure où elle ne permet pas d’apprendre quoique ce soit sur sa personne. Il s’agit d’une image partagée dont l’auteur est le premier spectateur tant il est impressionné par sa performance, mais, a contrario du selfie décrit par Elsa Godart, l’énonciateur reconnaît la présence et l’importance de la valorisation des autres spectateurs en recourant au #NoFilter qui lui permet de prouver son exploit aux yeux de tous.

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126

ARENDT Hannah, La Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Pocket, 2002.

127 TISSERON Serge, « Les nouveaux réseaux sociaux : visibilité et invisibilité sur le net », dans Les tyrannies de la visibilité : être visible pour exister ? (AUBERT Nicole, HAROCHE Claudine), Paris, Éditions Érès, 2011,

p. 126.

128

GODART Elsa, Je selfie donc je suis : Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel, Paris, Albin Michel, 2016.!

La prétention au neutre portée par le #NoFilter échoue une fois encore, dans la mesure où l’image s’érige en trophée exposé aux yeux de tous. Il ne s’agit pas, ici, de réduire au maximum le sens de la photographie pour donner l’illusion d’une reproduction du réel originel. L’auteur, qui devrait s’effacer derrière le sujet de son œuvre, valorise son rôle dans le processus de production et tend à s’ériger en véritable artiste. Finalement, l’énonciateur occupe toujours une place prépondérante compte-tenu de ses activités de braconnage, d’assertion, d’« autopromotion » ou encore d’« autoexaltation » que nous avons mis en lumière dans cette deuxième partie. Cette place importante conditionne inévitablement la signification de l’énoncé. Pour rendre compte des différents ajustements à l’œuvre et des significations qui peuvent couvrir ces énoncés, nous entreprenons l’analyse sémiologique de photographies #NoFilter.

TROISIÈME PARTIE

Le rapport à la signification de l’énoncé : Représentations

#NoFilter, variations et dérives du neutre

Nous avons acté dès l’introduction de ce travail de recherche, que le réel est toujours médiatisé, s’il n’est au moins médiaté. C’est en partie pour cette raison que nous avons choisi le terme de « prétention ». Dans le cas précis de la prétention communicationnelle au neutre, il s’agit de promouvoir les signes aptes à produire un « effet de réel », dans les termes de Roland Barthes, ou un « effet de non effet » dans ceux de Maurice Blanchot. Or, nous l’avons constaté précédemment, les signes qui témoignent explicitement ou implicitement de la présence de l’énonciateur biaisent fortement l’effet recherché. Nous mobilisons à présent notre corpus afin d’observer et de déterminer si les signes de l’énoncé en lui-même confirment ce postulat de faillite systématique d’une prétention au neutre.

A. Le #NoFilter comme vecteur d’un effet de