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La mise en scène de motifs uniformes et stéréotypés

A. LE #NOFILTER COMME VECTEUR D’UN EFFET DE SPECTACULARISATION

2. La mise en scène de motifs uniformes et stéréotypés

La prétention communicationnelle au neutre portée par le #NoFilter sous-entend que le cliché n’est le résultat d’aucune mise en scène mais d’une saisie brute de l’expérience visuelle vécue par son auteur. Or, nous revenons ici à l’aporie inhérente au concept de neutre. En effet, arguer qu’il n’y a pas de mise en scène constitue déjà une forme de mise en scène. Pour mieux comprendre cette notion, nous appuyons notre analyse sur l’ouvrage incontournable

d’Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne137. L’auteur regarde les

interactions sociales de notre monde contemporain au prisme de la dramaturgie. Il perçoit les individus au contact des uns et des autres comme des acteurs en représentation. Ces derniers ajustent leur mise en scène en fonction des publics et des situations auxquels ils sont exposés. Cela nous renvoie aux stratégies de mise en visibilité, notamment évoquées dans notre deuxième partie. Pour E. Goffman, ces « stratégies de face », qu’elles soient établies de manière consciente ou non, dépendent à la fois de l’individu, mais aussi du groupe auquel ce dernier souhaite se conformer. C’est ce qu’ils nomment les « contraintes interactionnelles ». Aussi, dans cette logique éminemment sociale, les modalités de mises en scène suivent un processus d’ « interaction bidirectionnelle » qui veut que les individus dévoilent précisément ce que l’on attend qu’ils montrent d’eux.

Dans le cas du #NoFilter sur Instagram qui répond à une logique de braconnage comme nous l’avons évoqué plus haut, les utilisateurs attendent des autres qu’ils défient les critères esthétiques imposés par le dispositif. Or, si nous regardons les photographies #NoFilter que nous avons sélectionnées dans notre corpus, de prime abord, leurs signes distinctifs par rapport à des photographies « filtrées » ne semblent pas si aisément détectables voire pratiquement invisibles et cela pour deux raisons. D’une part, la lumière, le grain, les couleurs et le rendu esthétique de manière générale de ces clichés ne sont pas « mauvais » mais remplissent toujours les critères esthétiques d’Instagram. D’autre part, les sujets représentés et mis en scène n’ont pas forcément de particularité #NoFilter et pourraient tout autant ne pas l’être ce qui est révélateur d’une forme de conformisme au dispositif exercée à la fois par l’infrastructure de ce dernier mais aussi par celle du groupe.

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137

GOFFMAN Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne – 1. La Présentation de Soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.

Le fait que nous ayons pu aisément classifier en catégories distinctes les images sélectionnées pour notre corpus est révélateur de l’uniformisation et de stéréotypisation à l’œuvre sur Instagram et, de façon plus notable, dans le cadre de la production de contenus #NoFilter. Non seulement il s’agit des mêmes motifs qui sont choisis, capturés et publiés sur le réseau social, mais en plus, ils suivent rigoureusement, pour la plupart, les mêmes processus de mise

en scène. Les photographies de paysages138 présentent des vues panoramiques sur l’océan,

des couchers de soleils flamboyants, des cieux aux allures d’aquarelle ou encore des champs de fleurs colorés. L’échelle des plans est toujours assez large pour donner un effet de lointain

et d’immensité. Les portraits139 prennent également des allures de cartes postales quand il

s’agit de présenter des sujets contemplatifs de dos ou prenant la pose face caméra dans un cadre exotique. D’autres présentent la prouesse d’un corps en mouvement dans une position de yoga ou celle d’un autre au repos devant un miroir en plein exercice de selfie. Parmi la

catégorie des selfies140 justement, nous retrouvons des sujets féminins ou masculins, face

caméra, dotés d’apparats cosmétiques ou revendiquant leur naturel apparent en plan

rapproché. La catégorie des animaux141 se découpe en deux parties, celle des animaux

sauvages d’un côté et celle des animaux domestiques de l’autre, à chaque fois pris en plan assez large afin de laisser figurer dans le cadre leur environnement. Enfin, notre dernière

catégorie concerne un des sujets favoris, tous igers confondus : la cuisine142. Chaque

photographie représente un plat saisi en plongée plus ou moins prononcée et en plan assez serré de manière à mettre l’emphase sur les aliments présentés à l’écran.

L’état des lieux de ces différents motifs représentés et de leurs modes de mises en scènes nous permet d’affirmer que le recours au #NoFilter sur Instagram, n’est devenu qu’une figure de style stéréotypée qui ne présente aucune originalité par rapport aux autres photographies du réseau. Nous employons le terme de stéréotype suivant la définition désignant un style linguistique que donne le CNRTL : « Association stable d’éléments, groupe de mots formant une unité devenue indécomposable, réemployée après avoir perdu toute expressivité et avec une fréquence anormale143 ». Roland Barthes dans Le Plaisir du texte s’est attaché à formuler sa propre définition du stéréotype fidèle au sens de celle que nous venons de mentionner : !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 138 Voir Annexe n° 02, p. 80-83. 139 Voir Annexe n° 03, p. 84-87.! 140 Voir Annexe, n° 04, p. 88-91. 141 Voir Annexe, n° 05, p. 92-95. 142 Voir Annexe, n° 06, p. 96-99.

"#$!Définition de « stéréotype », dans CRNTL.fr : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/stéréotype [Consulté le 10

« Le stéréotype, c'est le mot répété, hors de toute magie, de tout enthousiasme, comme s'il était naturel, comme si par miracle ce mot qui revient était à chaque fois adéquat pour des raisons différentes, comme si imiter pouvait ne plus être senti comme une imitation: mot sans-gêne, qui prétend à la consistance et ignore sa propre

insistance.144 »

L’emploi du #NoFilter s’est « naturalisé » à tel point que les igers n’en interrogent même plus le sens tant ils se sont habitués à l’appliquer à leurs productions photographiques. Le

hashtag trouve sa place dans les moindres recoins du réseau. La formule s’est vidée de sa

substance originelle, sa véritable signification s’est effacée de notre conscience pour mieux se conformer au dispositif d’Instagram. Nous revenons une fois de plus au raisonnement d’Emmanuël Souchier qui soutient, à travers la formule de M. Merleau-Ponty que

« L’expression s’efface devant l’exprimé145 ».

Il convient également de prendre en compte la dimension sociale qu’implique le stéréotype selon cette définition donnée par le Larousse : « Caractérisation symbolique et schématique d’un groupe qui s’appuie sur des attentes et des jugements de routine146 ». C’est précisément ce qu’entend Erving Goffman quand il parle d’« interaction bidirectionnelle ». Dans l’esprit de l’iger qui publie du contenu #NoFilter, s’opère une déformation de l’attente supposée de ses abonnés. Il ne s’agit plus d’un acte de braconnage, mais à l’inverse d’une preuve de conformisme à travers la mise en scène de motifs esthétisés et stéréotypées. Aujourd’hui par exemple, il est d’usage de prendre en photographie son assiette au restaurant pour partager son contenant à toute sa communauté. Un sujet a priori banal devient à la fois source d’inspiration esthétique et marqueur social. Pour légitimer leur place au sein du réseau et satisfaire leurs attentes mutuelles, les igers s’imitent entre eux, si bien que nous assistons à une uniformisation des contenus. Nous revenons ici à la pratique amateur de la photographie dépeinte par Pierre Bourdieu147 avant même l’invention d’Instagram, une pratique très uniformisée et stéréotypée compte tenu de son caractère social et « sacré ». Les photographies sur les réseaux sociaux restent soumises aux normes définies par le groupe, d’autant plus par l’amplification de leur dimension sociale. Les productions #NoFilter n’échappent pas à cette logique.

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144

BARTHES Roland, Le Plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 69.

145 MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit. p. 459. 146 Définition de « stéréotype », dans Larousse.fr :

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/stéréotype/74654 [Consulté le 10 septembre 2017]

147

BOURDIEU Pierre, CASTEL Robert, BOLTANSKI Luc et CHAMBOREDON Jean-Claude. Un art moyen.

Au sein de notre corpus, nous retrouvons des photographies de vacances (nous en comptons vingt-deux exactement) qui suivent les mêmes modalités esthétiques que celles décrites par P. Bourdieu : elles fixent des motifs exceptionnels « telle que la beauté des paysages148 » qui, une fois exposés aux yeux des autres procurent « une satisfaction de prestige149 ». Les igers veulent dévoiler aux autres les meilleurs signes de « présentation de soi », pour reprendre les termes d’E. Goffman et cela passe par le choix de motifs et des modes de mises en scènes extraordinaires ou, tout du moins, esthétisés ce qui induit un effet de spectacularisation entrant, de facto, en contradiction avec une prétention au neutre.

B. Le #NoFilter sujet de déformations esthétiques et