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En consacrant l’introduction de la Théorie du film à la photographie, Kracauer fait du cinéma son « prolongement », qui partage avec elle un certain nombre d’« affinités », elles- mêmes issues de leurs propriétés fondamentales, c’est-à-dire indicielles, soit « l’enregistrement et la révélation de la réalité matérielle396 ». Comme dans ses essais de

Weimar consacrés à la photographie, Kracauer considère que la tendance « formatrice » ou « artistique » de la photographie contrevient donc à ses propriétés inhérentes (une polarité qui par suite se prolonge au cinéma) en se dérobant à son engagement, pour ne pas dire sa dette, vis-à-vis de la réalité : c’est « comme si leurs obligations envers la nature à l’état brut leur

395 DIDI-HUBERMAN, Georges, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, op.cit., p. 260.

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pesaient397 », dit ainsi Kracauer des photographes expérimentaux, et qui, dans l’essai de 1927,

corrèle de surcroît cette retraite à une attitude politique en écrivant qu’« [i]l vaudrait la peine de dévoiler les relations étroites entre l’ordre social existant et la photographie artistique398 »

– une remarque qui suggère donc que la photographie d’art, et bien qu’il n’emploie pas alors le terme, est réactionnaire : en subordonnant la réalité qu’elle photographie à des conventions picturales, la photo d’art cherche à se prémunir de la désappropriation qu’implique la photographie autant qu’à compenser le désordre de la réalité, en réintroduisant précisément de l’ordre là où il fait défaut. Dans la Théorie du cinéma néanmoins, Kracauer tranche : « L’art au cinéma est réactionnaire, écrit-il, parce qu’il symbolise la totalité et prétend ainsi maintenir des croyances qui « couvrent », dans les deux sens du terme, la réalité matérielle399. »

Les qualités de « l’approche photographique » sont donc au contraire définies par la mécanicité, la dépersonnalisation et l’impassibilité que l’appareil implique, qualités que développe Kracauer à partir du passage Du côté de Guermantes dans lequel le narrateur retrouve sa grand-mère à la suite d’une longue absence :

« De moi – par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d’assister brusquement à notre propre absence – il n’y avait là que le témoin, l’observateur, (…) l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j’aperçus ma grand’mère, ce fut bien une photographie. (…) moi, pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais

397 Ibid., p. 38.

398 KRACAUER, Siegfried, « La photographie » [1927], Sur le seuil du temps. Essais sur la photographie, trad. de l’allemand par Sabine Cornille et Claude Orsoni et de l’anglais par Daniel Blanchard, Paris, Maison des Sciences de l’homme, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 34.

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jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, (…) pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas400. »

Si Kracauer ne revient pas explicitement sur les rapports de la photographie à la mort, et bien que Proust suggère ici un rapprochement de la photographie et du masque mortuaire, de l’arrêt photographique et de la fixité cadavérique, on peut néanmoins considérer que cette référence et cette évocation informent non seulement la suite des développements de Kracauer, mais le reste de l’ouvrage, jusqu’à l’épilogue et son invocation de la tête de Méduse. Carlo Ginzburg souligne ainsi que « la photographie qui était pour Kracauer en 1927 “le signe de la peur de la mort” est devenue à travers Proust l’instrument qui permet de dépasser cette peur, de regarder la mort en face401. » L’essai de 1927 en effet considérait l’« accumulation » des photographies

comme le désir de « bannir » le « rappel de la mort » dans la fausse éternité qu’offre la photographie : « Dans les journaux illustrés, le monde est devenu le présent photographiable, et le présent photographié est entièrement éternisé. Il semble être arraché à la mort ; en réalité il lui est livré402 », écrivait ainsi Kracauer.

Ce que les deux textes néanmoins soulignent (et dans les deux cas Kracauer prend l’exemple d’une grand-mère), c’est comme la photographie, dès lors que ce qu’elle montre

400 Cité Ibid., p. 43.

401 GINZBURG, Carlo, « Détails, gros-plan, micro-analyse », p. 45-64, dans DESPOIX, Philippe et

SCHÖTTLER, Peter (éd.), Siegfried Kracauer, penseur de l’Histoire, Paris/Québec, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. Philia/Les Presses de l’Université Laval, coll. Pensée allemande et européenne, 2006, p. 50.

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n’est plus reconnu, c’est-à-dire « quand le rapport direct à l’original n’est plus possible403 »

(que la grand-mère ne l’est plus de personne), sort donc du régime biographique pour devenir document : « avec le temps, la valeur attachée à de tels vestiges se modifie considérablement : à mesure que s’estompent les souvenirs qui leur étaient attachés s’affirme leur fonction documentaire404. »

C’est là encore un caractère de la désappropriation photographique, et c’est en ce sens aussi que l’effet de la photographie, et tel que Proust le décrit, consiste pour Kracauer en un « estrangement », le photographe étant comparé « au témoin, à l’observateur, à l’étranger – trois personnages supposés ne pas être impliqués dans les événements, qu’ils sont amenés à observer », caractérisés par le « détachement affectif405 », par l’objectivité du regard donc, à

l’opposé de la « tendresse » dont parle Proust qui, contaminant la vision, la déforme, et pour ainsi dire déguise les êtres aimés.

La photographie (comme la mort) ôte les déguisements, et c’est bien là, pour Kracauer, son pouvoir, autant que sa vertu, comme ceux du cinéma, que de dé-couvrir, de dévoiler et de montrer la réalité non déguisée, sous ses déguisements, que sont en particulier les idéologies : « dès lors que l’idéologie s’est désintégrée, écrit ainsi Kracauer, les objets matériels sont dépouillés de leurs manteaux et de leurs voiles, de sorte que nous sommes en mesure de les apprécier pour ce qu’ils sont406 ». À cet égard, Kracauer tend à s’éloigner des réflexions

benjaminienne et adornienne sur les rapports du médium au régime capitaliste – non que les rapports du cinéma à la modernité et aux masses ne soient pas considérés, puisque Kracauer,

403 Ibid., p. 35.

404 KRACAUER, Siegfried, Théorie du cinéma. La rédemption de la réalité matérielle, op.cit., p. 55. 405 Ibid., p. 43.

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comme Benjamin, souligne leur corrélation, seulement c’est en un sens divergent qu’il envisage ses possibilités, en les trouvant précisément en-deçà du domaine politique, et plus généralement de celui de l’esprit, au niveau de la « réalité matérielle » donc, dont il peut donner une vision dégagée des préconceptions et des a priori de la pensée, allant à l’inverse des autres arts « du bas vers le haut407 » (c’est en ce sens également que s’expriment ses

réserves vis-à-vis d’Eisenstein).

Or, cet « estrangement » qui dé-familiarise la vision de la réalité est à ce point rapprochée par Kracauer de la mélancolie, à partir de la remarque de Newhall considérant la mélancolie que les photographies des rues parisiennes d’Atget suscitent en celui qui les regarde, remarque à laquelle il ajoute ce commentaire :

« Mais la mélancolie, en tant que disposition intérieure, ne se contente pas de conférer une séduction aux objets élégiaques ; elle a un autre effet, plus important : elle incite à l’auto-estrangement et ainsi à s’identifier à toutes sortes d’objets. L’individu déprimé se perdra volontiers dans les configurations fortuites que lui offre son environnement et s’en imprégnera avec une intensité qui ne devra plus rien à ses goûts antérieurs. Il est d’une réceptivité qui ressemble à celle du photographe de Proust jouant le rôle de l’étranger. Pour tenter de rendre visible la mélancolie, les cinéastes ont souvent exploité cette relation intime entre un tel état d’âme et l’attitude photographique. On retrouve de façon récurrente la séquence suivante : le personnage mélancolique déambule sans but et, à mesure, le milieu changeant qu’il traverse prend la forme de nombreux plans juxtaposés de façades, de rampes de néons, de passants errants, et ainsi de suite. Le public

407 Ibid., p. 16 et p. 435. Kracauer alors s’appuie sur le texte d’Erwin Panofsky sur le cinéma, pour qui les arts représentatifs correspondent à « une conception idéaliste » du monde, du haut vers le bas, quand le cinéma « rend justice à l’interprétation matérialiste de l’univers », du bas vers le haut. Cf. PANOFSKY, Erwin, « Style et matériau au cinéma » [1947], Revue d’esthétique, numéros 2-3-4, 1973, p. 59-60.

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ne pourra faire autrement que d’attribuer leur surgissement apparemment immotivé à l’état d’abattement du personnage et à l’estrangement qu’il entraîne408. »

En d’autres termes, la vision photographique a ceci de commun avec la mélancolie qu’elle dissout le sujet dans l’identification à l’objet, qu’elle le rend étranger à soi-même donc, identification que Kracauer étend non seulement aux objets perdus – « objets élégiaques », puisque c’est le terme qu’il emploie –, mais à tous les objets auxquels est alors prêtée une attention réceptive et pour ainsi dire non discriminante (on reviendra sur ce sujet lorsque seront abordés les films élégiaques), attention dans lequel se perd donc le sujet lui-même409. Peut-

être alors faut-il ajouter, à la suite de Kracauer, et en pensant à Proust, que la vision photographique tend finalement à rendre « élégiaques » tous les objets, c’est-à-dire à les produire comme perdus dès lors qu’ils se trouvent fixés dans la photographie. Si, et telle que Kracauer l’aborde ensuite, cette fixité photographique de laquelle joue le cinéma pour évoquer l’état mélancolique est encore comprise en tant qu’allégorie (celle, précisément, des sentiments mélancoliques de personnages), c’est bien néanmoins cette procédure dont on examinera les prolongements qui, des intentions de signification par la figuration et la ressemblance dans la narration, a pu atteindre en quelque sorte les films eux-mêmes, comme s’ils étaient devenus leur propre objet de mélancolie donc, leur propre objet élégiaque.

Cet « estrangement » du photographe devient donc celui de la réalité dans la photographie et le cinéma, et à cet égard les quatre « affinités » du médium relevées par

408 Ibid., p. 47.

409 Il est notable que cette vision mélancolique et photographique soit associée à l’errance du personnage, dont Deleuze, après Bazin, a relevé la centralité dans le cinéma moderne et le néoréalisme, on y reviendra. Cf. DELEUZE, Gilles, L’image-temps, op.cit., p. 18.

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Kracauer tendent à s’accorder au dévoilement de la réalité par ce qui en elle précisément échappe aux prises de la pensée, à la clôture du sens et à la cohérence idéologique : la réalité sans artifice (littéralement non mise en scène, « unstaged reality410 »), le fortuit, l’illimité

(c’est-à-dire que « sa structure rend manifeste quelque chose qu’on ne saurait cerner – l’existant matériel411 »), l’indéterminé (la photographie « transmet un matériau brut dans le

définir », car « aussi sélective que soit une photographie, elle ne peut effacer ce penchant vers l’inorganisé et le diffus qui l’affecte en tant qu’enregistrement du réel412. ») Ces caractères

concourent de surcroît à l’indissociabilité du domaine esthétique et de celui de la connaissance dans la photographie : « La valeur esthétique d’une photo semblerait ainsi tenir à son pouvoir révélateur, écrit en ce sens Kracauer. Ainsi, devant une photo, le désir de connaissance et le sentiment de la beauté s’interpénètrent413. » Kracauer est ici très proche de

Benjamin414, les puissances de révélation du médium étant là encore considérées dans la

perspective indiciaire, sous l’angle de la preuve et de l’enquête : « avec quel plaisir scrute-t- on un agrandissement dans lequel surgissent l’une après l’autre des choses qu’on n’aurait jamais pensé trouver dans le cliché original – non plus, d’ailleurs, que dans la réalité », écrit ainsi Kracauer, qui ajoute que « [c]’est là une réaction typique que suscitent les photographies. En fait, on les regarde avec l’espoir de détecter quelque chose de nouveau et d’inattendu – et cet espoir est un hommage rendu au pouvoir révélateur de l’objectif415. »

410 Ibid., p. 51.

411 Ibid., p. 53. 412 Ibid., p. 54. 413 Ibid., p. 56.

414 « Atget était un comédien qui, rebuté par son métier, effaça son masque, puis se mit en devoir de démaquiller aussi le réel. », écrit encore Benjamin dans l’essai sur la photographie, cf. BENJAMIN, Walter, « Petite histoire de la photographie », op.cit., p. 309.

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Si le cinéma possède en plus de la photographie une affinité pour le « flux de la vie416 »,

et parce que le cinéma, à la différence de la photographie, « représente la réalité telle qu’elle évolue dans le temps417 », ces caractères qu’il partage avec elle en font de même un instrument

d’exploration, de détection et de déduction, et à cet égard un grand nombre de sujets cinématographiques abordés par Kracauer permettent de faire valoir ces capacités procédurales, au centre desquelles se retrouvent les motifs de l’enquête et de la collecte d’indices. Sont ainsi évoqués, dans la section consacrée au « contenu cinématographique », Les Fraises sauvages (dont le personnage est à la fois « détective et criminel418 »), les thrillers

d’Hitchcock (qui recourt à ce genre d’histoires car elles « correspondent le mieux au médium filmique419 »), Citizen Kane (dont « l’attrait filmique » est « qu’il transmet la vérité ésotérique

(..) par le truchement de la démarche de l’enquêteur420 »), ou encore Rashomon (au sujet

duquel Kracauer écrit que les plans ont « la fonction d’indices matériels » et « semblent être les éléments d’une investigation tenace plutôt que les composants d’un récit aux significations préordonnées autour d’un noyau idéologique421. ») Ce contenu de prédilection, qui n’est pas

loin de prendre la forme d’un protocole d’enquête, peut être finalement rapproché de ce que Kracauer nomme dans l’épilogue, auquel on vient, les « images de démentis » (et qui s’opposent donc aux « images de confirmation ») :

« Dès que les films confrontent la réalité telle que l’a captée la caméra avec ce qu’a tort nous nous imaginons qu’elle est, toute la charge de la preuve retombe sur les seules images. Et comme ce qui compte alors c’est leur

416 Ibid., p. 108. 417 Ibid., p. 80. 418 Ibid., p. 399.

419 Selon les propres termes d’Hitchcock, cités par Kracauer, Ibid., p. 394. 420 Ibid., p. 398.

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qualité documentaire, des confrontations de ce genre sont certainement conformes à l’approche cinématographique ; en réalité, on peut dire qu’elles sont une manifestation aussi directe du médium que l’est le flux de la vie matérielle422. »

Le cinéma a donc la capacité de démasquer la réalité en se bornant à la filmer, de s’opposer aux distorsions idéologiques, pour réemployer le terme de Ricœur, et de les montrer pour ce qu’elles sont, des déguisements, des masques, en sa qualité de témoin à la fois impassible, la caméra seule pouvant donner une image « qui ne déforme pas » les événements (en particulier ceux « qui tendent à submerger les capacités de la conscience423 ») et, de par cette impassibilité

même, à charge, puisque son témoignage permet précisément de percer à jour les déguisements424. Il n’est donc pas anodin que le motif du masque soit à tout le moins suggéré

dans l’évocation finale de la Gorgone sur laquelle s’achève l’ouvrage de Kracauer : « La morale du mythe est évidemment que nous ne voyons pas et ne pouvons pas voir les horreurs de la réalité parce que la peur qu’elles suscitent nous aveugle et nous paralyse ; et que nous ne saurons à quoi elles ressemblent qu’en regardant des images qui reproduisent leur véritable apparence. Ces images n’ont rien de commun avec les produits de l’imagination de l’artiste peignant une horreur invisible, leur nature est plutôt celle des reflets dans un miroir. Or, de tous les médiums existants, le cinéma est le seul qui tende un miroir à la nature. C’est pourquoi nous dépendons de lui pour avoir le reflet d’événements qui nous pétrifieraient s’il nous arrivait de leur faire face

422 Ibid., p. 432.

423 Ces événements que sont les sujets cinématographiques de « plein droit » : « Les catastrophes élémentaires, les atrocités de la guerre, les déchaînements de violence et de terreur, les débordements sexuels et la mort. » Ibid., p. 103.

424 Il est écrit en ce sens dans la section « Témoignage matériel » : « En nous faisant connaître le monde dans lequel nous vivons, le cinéma fait surgir des phénomènes dont l’apparition à la barre des témoins est de grande importance. Il nous met en face des choses que nous redoutons. Et il nous met souvent au défi de confronter les événements de la vie réelle avec les idées que nous nous en faisons ordinairement. » Ibid., p. 429.

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dans la vie réelle. L’écran de cinéma est le bouclier poli d’Athéna. Et ce n’est pas tout. Le mythe suggère en outre que les images sur le bouclier ou sur l’écran sont un moyen au service d’une fin ; elles sont à même d’autoriser le spectateur – et par extension, de l’engager – à décapiter les horreurs dont elles sont le reflet. (…) Quand nous regardons l’alignement des têtes de veau ou les amoncellements de corps humains torturés dans les films sur les camps de concentration nazis – quand nous en faisons en quelque sorte l’expérience –, nous rédimons l’horreur de son invisibilité derrière le voile de la panique et de l’imagination. Et cette expérience est libératrice dans la mesure où elle lève un tabou des plus puissants. La plus grande prouesse de Persée ne fût peut-être pas de couper la tête de Méduse mais de surmonter sa peur et de regarder le reflet de celle-ci dans le bouclier. Et ne fût-ce pas justement cet exploit qui lui permit de décapiter le monstre425 ? »

Pour mémoire, les Gorgones contreviennent à la convention du profil dans l’iconographie grecque en étant systématiquement représentées de face, la frontalité interpellant le regard du spectateur et suggérant par conséquent un échange de regards entre ce spectateur et la figure. Or, selon Jean-Pierre Vernant, la tête de Méduse est un masque, et cette frontalité signale donc, Vernant jouant à son tour de l’interpellation, que « [c]’est votre regard qui est pris dans le masque426 » : « ce que vous donne à voir le masque de Gorgô, quand vous en êtes fasciné,

c’est vous-même, vous-mêmes dans l’au-delà, cette tête vêtue de nuit, cette face masquée d’invisible qui, dans l’œil de Gorgô, se révèle la vérité de votre propre figure427. » La Gorgone

425 Ibid., p. 431.

426 VERNANT, Jean-Pierre, La mort dans les yeux. Figure de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette Littérature, 1996, p. 81.

427 « Comme si ce masque n’avait quitté votre visage, ne s’était séparé de vous que pour se fixer en face de vous, comme votre ombre ou votre reflet, sans que vous puissiez vous en détacher. » Ibid., p. 82.

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est à la fois le masque et la vérité du visage, la « tête de mort428 » derrière le visage, le masque

grimaçant de Méduse provoquant l’effroi, parce que, précisément, il dé-visage le visage, parce qu’il évoque la mort dans l’horreur de la pétrification, des hommes à leur tour transformés en masques, en têtes de mort429.

La convocation du mythe par Kracauer dans l’épilogue semble ainsi répondre, et presque symétriquement, à celle de Proust dans l’introduction, le « voile de la panique et de l’imagination » succédant à celui de la tendresse, le film comme la photographie permettant, et tel que le signale Ginzburg, de regarder cette mort par eux dévoilée, de la voir en face (mais

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