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« Les virtualités esthétiques de la photographie résident dans la révélation du réel. Ce reflet dans le trottoir mouillé, ce geste d’un enfant, il ne dépendait pas de moi de les distinguer dans le tissu du monde extérieur ; seule l’impassibilité de l’objectif, en dépouillant l’objet des habitudes et des préjugés, de toute la crasse spirituelle dont l’enrobait ma perception, pouvait le rendre vierge à mon attention et partant à mon amour441. »

Ce fameux passage d’« Ontologie de l’image photographique » rend suffisamment manifeste la proximité des conceptions de Kracauer et de Bazin pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir ici exhaustivement, Bazin, peut-on encore rappeler, faisant de Niepce et de Lumière « les rédempteurs » du « péché originel de la peinture occidentale442 » que fut la perspective.

C’est donc par le biais de l’approche bazinienne sur le néoréalisme et l’œuvre de Rossellini en particulier que l’on propose de poursuivre cette exploration du régime indiciaire, le courant néoréaliste, on le sait, ayant acquis chez Bazin comme chez Kracauer une valeur exemplaire,

441 BAZIN, André, « Ontologie de l’image photographique » [1945], Qu’est-ce que le cinéma ? I., op.cit., p. 18. 442 Ibid., p. 14. Bazin convoque également Proust, et dans un sens analogue à Kracauer : « Proust rencontrait la récompense du Temps retrouvé dans la joie ineffable de s'engloutir en son souvenir. Ici, au contraire, la joie esthétique naît d'un déchirement, car ces “souvenirs” ne nous appartiennent pas. Ils réalisent le paradoxe d'un passé objectif, d'une mémoire extérieure à notre conscience. Le cinéma est une machine à retrouver le temps pour mieux le perdre. Paris 1900 marque l'apparition de la tragédie spécifiquement cinématographique, celle du Temps deux fois perdu. D'une autre aussi peut-être, qui naît de ce regard impersonnel que l'homme pose désormais sur son histoire. » dans BAZIN, André, « À la recherche du temps perdu : Paris 1900 », Qu’est-ce que le cinéma ? I., op.cit., p. 41.

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que manifeste l’abondance de la production critique et théorique des deux auteurs sur ses films. La raison de cette exemplarité paraît bien être que le néoréalisme ait, pour ainsi dire, et de surcroît le dire encore dans le vocable judiciaire, déféré aux propriétés indicielles du médium comme jamais le cinéma avant lui, et il est par conséquent plus que vraisemblable que ses films aient en retour pu informer les conceptions des deux théoriciens, la « rédemption » de la réalité pour Kracauer, ou son « amour » pour Bazin, paraissant a posteriori largement tributaires de l’« humanisme443 » des films néoréalistes, pour employer justement le terme par

lequel Bazin les caractérise, on y reviendra.

Il vaut néanmoins la peine de récapituler brièvement l’essai de Bazin sur la photographie en ce qu’il détermine précisément cette approche, largement fondée, donc, sur les propriétés indicielles de la photo et du cinéma. « L’originalité » de la photographie, écrit ainsi Bazin, « réside dans son objectivité essentielle », objectivité due à la mécanicité et à l’impassibilité de l’objectif, précisément, devant l’objet : « Tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme ; dans la seule photographie nous jouissons de son absence444. » Parce

que la photographie « bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction445 »,

elle possède « une puissance de crédibilité » incomparable aux autres types d’image : « nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté, c’est- à-dire rendu présent dans le temps et dans l’espace446. » La photographie est une

« empreinte447 », ce en quoi elle est aussi une preuve, et c’est pourquoi elle s’apparente à

443 BAZIN, André, « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la Libération » [1948], Qu’est-ce que

le cinéma ? IV. Une esthétique de la Réalité : le néo-réalisme, Paris, Cerf, coll. « 7e art », 1962, p. 15. 444 BAZIN, André, « Ontologie de l’image photographique », op.cit., p. 15.

445 Ibid., p. 16. 446 Ibid., p. 15.

447 Ibid., p. 14. « L’image peut être floue, déformée, décolorée, sans valeur documentaire, elle procède par sa genèse de l’ontologie du modèle ; elle est le modèle. » Ibid., p. 16.

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l’embaumement du corps mort et à la momie, en montrant « la présence troublante de vies arrêtées dans leur durée (…) ; car la photographie ne crée pas, comme l’art, de l’éternité, elle embaume le temps, elle le soustrait seulement à sa propre corruption448. » Le cinéma poursuit,

prolonge, « achève dans le temps » cette teneur photographique, et « [p]our la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement449. » On

sait que de ce pouvoir paradoxal, celui de momifier le changement, de fixer et de répéter l’instant unique, Bazin tire un impératif, que le cinéma ne représente pas, sous peine d’« obscénité métaphysique », la mort réelle – car « On ne meurt pas deux fois450. » Au-delà

néanmoins de cette exigence, la corrélation qu’effectue Bazin de l’empreinte photographique au corps momifié (comme au masque mortuaire451) tend à souligner avec force les liens de la

photographie à la mort (thème capital au sein des essais de Susan Sontag et de Roland Barthes sur lesquels on reviendra par la suite afin d’examiner l’effet photographique dans les films), et à rappeler par conséquent la double inscription de la photographie dans les régimes procédural et mémoriel précédemment signalée.

Dans un premier temps donc, c’est précisément la déférence du néoréalisme à l’égard de la réalité que Bazin souligne en mettant de l’avant l’usage par ses cinéastes de la profondeur de champ, du panoramique et du plan-séquence, le recul du montage enfin, qui subsume les qualités précédentes, procédés qui tendent à « faire passer dans l’écran la continuité vraie de

448 Ibid., p. 16.

449 Idem.

450 BAZIN, André, « Mort tous les après-midi » [1949], Qu’est-ce que le cinéma ? I., op.cit., p. 69.

451 BAZIN, André, « Ontologie de l’image photographique », op.cit., p. 11. Qu’il rapproche également du Saint Suaire : « Il faudrait introduire ici une psychologie de la relique et du "souvenir" qui bénéficient également d'un transfert de réalité procédant du complexe de la momie. Signalons seulement que le Saint Suaire de Turin réalise la synthèse de la relique et de la photographie. » Ibid., p. 16.

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la réalité452 », à « rendre au film le sens de l’ambiguïté du réel » et à « conserver son

mystère453 », un sens qui reste donc à déchiffrer, la tâche étant ainsi déléguée du cinéaste au

spectateur. Il n’est donc pas surprenant que l’on retrouve dans les films et dans cette mise en exergue par Bazin les techniques adoptées par les opérateurs à l’ouverture des camps, puisqu’une même intention préside à leur emploi, soit le « respect » de l’« intégrité » du « fait », pour reprendre les termes de Bazin sur Païsa, qui avance donc à ce propos le concept d’« image-fait », l’image étant comprise comme « fragment de réalité brute454 » et « antérieur

au sens455 ». Que l’usage de ces procédés dans le néoréalisme ait été surestimé par Bazin est

un fait acquis, et c’est donc en réalité ce que Bazin cherche à mettre au jour par cette surestimation qui importe tout autant.

David Forgacs souligne à cet égard que ce qu’il appelle les « séquences dénarrativisées » des films de Rossellini, et qu’il définit comme « des moments que la fonction narrative ne prend pas en charge, des moments où elle se trouve diminuée456 », que ces

séquences, donc « ramènent le cinéma à certaines des conditions de l’image photographique fixe, ou de la série de photographies457 » – comme c’est le cas, on l’a vu, dans les films sur les

atrocités –, en ce que celles-ci resserrent l’exercice du médium sur ses qualités indicielles ou documentaires, sur ses propriétés strictement photographiques donc, et conduisent ainsi le spectateur à les examiner comme il le ferait d’une photographie : « Face à une séquence

452 BAZIN, André, « L’évolution du langage cinématographique » [1950-1955], Qu’est-ce que le cinéma ? I,

op.cit., p. 146.

453 Ibid., p. 145.

454 BAZIN, André, « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la libération », op.cit., p. 33. 455 Ibid., p. 34.

456 FORGACS, David, « La photographie et la dénarrativisation de la pratique cinématographique en Italie (1935- 1955) », p. 277-296, dans GUIDO, Laurent et LUGON, Olivier (dir.), Fixe / animé. Croisements de la photographie et du cinéma au XXe siècle, op.cit., p. 279.

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dénarrativisée, écrit ainsi Forgacs, les spectateurs cherchent des indices visuels sur l’écran, parcourent et reparcourent l’image du regard à la recherche d’informations qu’apporteraient le visage, les mouvements du corps, les gestes, ainsi que le paysage et l’espace construit autour du personnage458. » Dit autrement, une fois la narration sapée, la teneur documentaire des

plans l’emporte, et c’est dans le même sens que Bazin dit du film italien qu’il « possède cette allure de reportage », un « style reportage »qui, rappelant celui des actualités, ne cherche donc pas à « soigner ou [à] améliorer à l’excès la qualité plastique459 »de la photographie et

présente « une valeur documentaire exceptionnelle, qu’il est impossible d’en arracher le scénario sans entraîner avec lui tout le terrain social dans lequel il plonge ses racines460. » En

d’autres termes encore, le « style reportage » s’apparente lui-même à un « style photographique » ou documentaire qui, en l’occurrence, signifie précisément une absence de style, sa neutralisation et, par-là, on y revient, celle de la mise en scène.

Que cette extrême et inédite attention du cinéma à la réalité provienne d’Italie ne relève à cet égard ni du hasard ni de la chance, si l’on considère, ainsi qu’on a pu l’évoquer, le poids que durent représenter les vingt années de théâtralité grotesque du fascisme incarnée par Mussolini. La politique s’étant faite théâtrale ou dramatique, c’est-à-dire spectaculaire, le « dénuement » et la « simplicité » du style, de même, d’ailleurs, que la « dignité » et « l’humanisme » de ses sujets, pour reprendre à nouveau des termes par lesquels Bazin qualifie les films néoréalistes, paraissent tenir d’un peu plus que du concours de circonstances (techniques, industrielles ou biographiques).

458 Ibid., p. 281.

459 « La caméra italienne conserve quelque chose de l'humanité de la Bel-Howell de reportage », ajoute-t-il, dans BAZIN, André, « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la libération », op.cit., p. 28-29. 460 Ibid., p. 15.

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Les trois premiers films réalisés par Rossellini dans l’immédiat après-guerre (Rome, ville ouverte (1945), Païsa (1946), Allemagne année zéro (1947)) semblent alors particulièrement exemplaires d’un cinéma dont on peut dire qu’il se place en position de témoin (en ce cas historique), voire même qu’il en retrouve, dans ses séquences les plus documentaires, la condition, ce « j’y étais » par lequel le témoin certifie son témoignage461

étant ici mécaniquement assuré. Il en adopte alors également la fonction princeps, soit, précisément, la déposition du témoignage – cette posture compliquant à son tour celle du spectateur, en grande partie privé du plaisir de la fiction (de la jouissance du spectacle) et devenu récipiendaire de la déposition, des faits qu’on lui présente à l’écran donc, ce qui engage de sa part un jugement non seulement esthétique. L’usage d’images d’archives dans Païsa est à cet égard significatif, la transition des archives aux images « originales » du film étant relativement (et délibérément) peu discernable, non seulement du fait de cette communauté de « style reportage », Rossellini raccordant régulièrement ses propres plans à ceux des actualités462 mais, et cela n’a rien d’accessoire, du noir et blanc des images qui ainsi les égalise,

tend à estomper les contrastes et, par conséquent, à restreindre la possibilité de différencier les sources.

Cette relative confusion qu’autorise encore le noir et blanc est remarquable à deux égards : d’une part, car c’est précisément l’effet inverse que l’on examinera par la suite, c’est- à-dire une distinction marquée dans les films entre archives et images originales, un précédent

461 Cf. à ce sujet DULONG, Renaud, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1998, en particulier les chapitres 7 et 8, p. 163-210. 462 Laurent Scotto d’Ardino analysant l’usage d’archives dans l’épisode florentin écrit ainsi que « Ce dispositif initial donne l’impression que le documentaire – son authenticité comme ses stratégies discursives – vient (…) de pénétrer dans la fiction, de pénétrer la fiction. » dans SCOTTO D’ARDINO, Laurent, « Le style documentaire dans Paisà de Roberto Rossellini. L’exemple de l’épisode florentin », Fabula / Les colloques, L’Histoire en

fictions. La Seconde Guerre mondiale dans le néoréalisme italien, 2016, URL :

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créé par Nuit et brouillard et ses alternances entre le noir et blanc des archives et la couleur des plans tournés par Resnais ; d’autre part, en ce qu’elle signale la propension, si ce n’est l’aspiration, de ces premiers films de Rossellini à s’instaurer comme archives. Laurent Scotto d’Ardino souligne ainsi que « la faiblesse – et même la quasi inexistence – d’une école documentaire » (au sens strict du terme, donc) dans l’après-guerre en Italie s’explique par le fait que « les documents les plus forts sur l’expérience vécue par les Italiens pendant la Deuxième Guerre mondiale » soient provenus des films de fiction néoréalistes, au point parfois de se substituer aux documents manquants463. Le cinéma néoréaliste ayant ainsi pu

donner forme aux événements de la guerre dans la mémoire collective, on peut à ce titre avancer l’idée d’un raccord ontologique464 de ces films aux documents d’archives, c’est-à-dire

à l’histoire en train de s’écrire. Rossellini paraît en ce sens avoir déplacé le récit de l’ordre de la fiction à celui du témoignage, un déplacement qui engage, on l’a dit, un transfert d’autorité. Celle-ci devient, précisément, celle du témoin, l’autorité de son récit procédant de sa présence empirique sur les lieux et prenant ainsi le pas sur celle de la hauteur démiurgique dans la narration épique.

Ce tournant testimonial et documentaire implique donc un repli de la mise en scène dans le rejet de sa maitrise ou de sa virtuosité, ce que l’adoption du « style reportage » souligne encore en son refus d’une image « propre » ou embellie. Ainsi Bazin emploie-t-il à plusieurs

463 Laurent Scotto d’Ardino cite alors l’historien du cinéma Gian Piero Brunetta pour qui « Rome ville ouverte d’abord, Paisà ensuite [...] ont rempli cette fonction de substitution » de représentation de la Résistance italienne. Idem.

464 On détourne ici l’expression d’Alain Bergala, proche en cela des thèses deleuziennes, qui considère le « faux-

raccord comme non-raccord ontologique » dans Voyage en Italie, dans BERGALA, Alain, Voyage en Italie de Roberto Rossellini, Bruxelles, Yellow Now, 1990, p. 50.

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reprises dans ses écrits sur le néoréalisme les termes de « croquis465 » et d’« esquisse466 », qu’il

associe, significativement, à une forme de « tact cinématographique467 », qui évoque ou

suggère pour ne pas définir. Cette distance tout à la fois respectueuse et attentive, celle du tact précisément, contredit une maitrise de la mise en scène qui trahirait celle de la réalité, la désorientation des personnages néoréalistes entraînant alors ce regard non discriminant dont on a vu qu’il était associé par Kracauer à la vision photographique et mélancolique.

Les caractéristiques esthétiques et narratives du néoréalisme relevées par Bazin et reprises par Deleuze dans L’image-temps (quoiqu’en un autre sens, on y revient) répondent à cette même exigence, la balade, l’errance, l’ellipse, engageant une dispersion du sens qui se traduit à son tour dans celle du film, ainsi qu’une égale attention (dans tous les sens du terme) aux objets filmés. Rossellini dans le même sens a quant à lui parlé d’« attente » afin de désigner cette durée intensive dans laquelle il établit ses personnages : « L’attente est la condition privilégiée pour sonder le réel dans sa manifestation la plus authentique. (…) C’est l’attente qui libère la réalité, c’est l’attente qui – après la phase de préparation – apporte la libération468. » En d’autres termes, l’attente trouve son envers dans l’attention, la première

emportant la seconde.

465 BAZIN, André, « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la libération », op.cit., p. 28. 466 BAZIN, André, « Défense de Rossellini », Qu’est-ce que le cinéma ? IV, op.cit., p. 160.

467 BAZIN, André, « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la libération », op.cit., p. 28. « Plus proche du croquis que de la peinture », dit Bazin, et en ceci croquis et esquisse s’opposent à la peinture d’histoire. On peut considérer que ces termes précèdent par ailleurs celui d’« essai » cinématographique, qui rompt plus distinctement avec la fiction et la narration, l’esquisse et le croquis élargissant ces cadres mais dans cet élargissement les conservant peut-être. On peut signaler par ailleurs que Kracauer et dans le même sens employait également le terme de « tact » dans son texte sur le portrait photographique : « C’est une affaire de tact photographique : réduire au maximum ces stylisations indispensables qui engendrent des effets similaires à ceux de la peinture. » dans KRACAUER, Siegfried, « Note sur la photographie de portrait » [1933], Sur le seuil du temps, op.cit., p. 59.

468 Cité par SCOTTO D’ARDINO, Laurent, « Le style documentaire dans Paisà de Roberto Rossellini. L’exemple de l’épisode florentin », op.cit.

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Les parcours et comportements des personnages de Rossellini, que Deleuze a rendu exemplaires du cinéma moderne, retrouvent donc cette préoccupation dans la manière dont ils deviennent à leur tour, dit Deleuze, des spectateurs : « le personnage est devenu une sorte de spectateur. (…) Il enregistre plus qu’il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu’engagé dans une action469. » C’est là ce qui signale pour Deleuze la

substitution de la situation optique et sonore pure au schème sensori-moteur, le regard plus que l’action ou la narration devenant ainsi l’objet du film. Cette situation fait donc « saisir quelque chose d’intolérable, d’insupportable », Deleuze évoquant ce « quelque chose » par une suite de qualifications hyperboliques : « quelque chose de trop puissant, ou de trop injuste, mais parfois aussi de trop beau (…) quelque chose est devenu trop fort dans l'image470. »

Par-là, on le sait, Deleuze opère un déplacement, de l’image-fait de Bazin, du réel, à ses possibilités, au mental, et finalement à « l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire471 »

(puis, dans l’image-cristal, du présent et du passé, de l’actuel et du virtuel) : c’est la fonction de voyance de cette nouvelle image, « à la fois fantasme et constat, critique et compassion472 »,

et qui conduit à une « révélation » ou une « illumination » (comme un « troisième œil473 », dit

Deleuze). Le néoréalisme, ainsi, donne lieu au personnage du voyant dans le cinéma moderne (et qui fait donc à son tour du spectateur un voyant), un personnage qui, ayant saisi l’intolérable et ne pouvant désormais plus rapporter ce qu’il a vu aux schèmes habituels de vision, de connaissance, d’imagination (c’est-à-dire à des « clichés »), peut contre-effectuer cette vision

469 DELEUZE, Gilles, L’image-temps, op.cit., p. 9. 470 Ibid., p. 29.

471 Ibid., p. 21. 472 Ibid., p. 30. 473 Ibid., p. 29.

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en « un moyen de connaissance et d’action474 » : une nouvelle sensibilité autant qu’une

nouvelle politique. Le déplacement qu’effectue Deleuze, ce déplacement qui est un saut, on l’a vu avec la « rédemption » de Kracauer, conditionne le thème central de la croyance au monde dans L’image-temps. Le cinéma a donc la tâche de « nous redonner croyance au monde », de montrer « des raisons de croire en ce monde475 », c’est-à-dire précisément de la

croyance en « ses possibilités de mouvements et d’intensité, en sa capacité à faire naître de nouveaux modes d’existence476 » : moins la révélation d’une réalité ontologique que « le “et”

constitutif des choses477 », l’infinité des « et » compris dans l’événement.

Néanmoins, et si dans la situation optique et sonore pure l’image est « entière et sans métaphore » (et puisque les métaphores sont aussi, dit Deleuze, des « esquives sensori- motrices »), et « fait surgir la chose en elle-même, littéralement, dans son excès d'horreur ou de beauté, dans son caractère radical ou injustifiable478 », qu’est-ce alors que ce quelque chose

qui surgit et brise le schème sensori-moteur, si ce n’est la réalité elle-même ? « Dans l'ancien réalisme ou suivant l'image-action, écrit ainsi Deleuze, les objets et les milieux avaient déjà une réalité propre, mais c'était une réalité fonctionnelle, étroitement déterminée par les

474 Idem.

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