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Quoi qu’il en soit donc de cette sorte de dialectique du deuil, de la mélancolie et de la consolation dans l’élégie, et dans la mesure où l’on s’accorde pour reconnaître que l’expression élégiaque est variée, fluctuante, évidemment liée aux contextes (historiques, politiques, culturels) dans lesquels elle s’inscrit, enfin que le désaveu des consolations traditionnelles est manifeste au sein des élégies modernes, si demeure une difficulté à nettement distinguer une rupture au sein du genre élégiaque, c’est bien, comme le remarque Spargo, par ce qui se tient au cœur du dire élégiaque, et qui n’est autre que la plainte :

117 Idem.

118 Ibid., p. 21-22. Il poursuit ainsi : « Perhaps the paranoid dimension of archival art is the other side of its utopian ambition – its desire to turn belatedness into becomingness, to recoup failed visions in art, literature, philosophy, and life into possible scenarios of alternative kinds of social relations, to transform the no-place of an archive into the new place of a utopia. » Ibid., p. 22.

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« There is a risk, however, that in characterizing anti-elegy as peculiar to the modern moment, we might underestimate the degree to which anti-elegiac protest is inherent in the tradition of elegy almost from its inception, and also the extent to which modern currents of anti-elegy are indebted to an internal dialectic of elegy with a pointedly ethical trajectory. Indeed, we might argue that elegies are modern to the degree that they are anti-elegiac, rather than vice versa119. »

Ce qui apparaît en effet dans l’histoire de l’élégie, c’est la persistance de certaines grandes tendances de la plainte élégiaque, que l’on peut dire transhistoriques, dans la mesure où elles sont relevées par la majorité des auteurs, quel que soit leur objet d’étude. Ces motifs récurrents sont donc les suivants : le questionnement, l’accusation et une interrogation de la capacité langagière – ces principaux éléments de la plainte élégiaque étant imbriqués les uns dans les autres plus que distincts, constituant le fond même de son expression, ce qui la met en mouvement et lui confère son intensité.

Le questionnement et l’accusation, comme fondements de la plainte, peuvent être abordés conjointement. Dans son étude portant sur la lamentation dans l’Ancien Testament, Edward L. Greenstein souligne les liens de la lamentation avec la protestation, l’interjection récurrente « ‘eikh », signifiant « hélas ! » et la question « eikha » (qui donne son titre au livre des Lamentations, dont la traduction littérale que donne l’auteur en anglais est « How could it be that…120? »), introduisant le questionnement et la plainte accusatoires à l’adresse de Dieu

lui-même. Pour Sacks, le « questionnement élégiaque (elegiac questioning) », en forme de protestation, permet d’abord à l’endeuillé de déplacer l’attention qu’il porte à lui-même ou à

119 SPARGO, R. Clifton, The Ethics of Mourning: Grief and Responsibility in Elegiac Literature, op.cit., p. 131.

120 GREENSTEIN, Edward L., « Lamentation and Lament in the Hebrew Bible » dans WEISMAN, Karen (dir.),

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l’objet du deuil vers le monde, les questions transférant la colère et la culpabilité ressenties vers le monde extérieur (en opposition au mélancolique), en demandant aux hommes, aux muses ou à Dieu, « où étiez-vous ? », question qui en implique d’autres : « où étais-je ? », « où est le mort ? », « pourquoi n’existez-vous pas ? », voire « pourquoi mourrons-nous121 ? »

Néanmoins, il est évident que ces interrogations, de par leur objet même, de par ce qu’elles questionnent, existent en dehors d’une interprétation psychanalytique. Pour Ramazani et Spargo, ce questionnement accusatoire n’est autre que la forme du langage mélancolique, Spargo, dans le Manuel d’Oxford, associant directement la tendance « anti-élégiaque » (anti- consolatoire) des élégies contemporaines à ce qu’il nomme une « politique de dissidence (politics of dissent)122 » vis-à-vis des normes sociales et culturelles, la plainte élégiaque

retrouvant les préoccupations éthiques citées précédemment.

À cet égard, l’un des traits caractéristiques de ce questionnement accusatoire est sa répétition. La répétition au sein de la plainte élégiaque a, comprise dans sa proximité au rituel, un versant expiatoire : un rythme est créé, qui contrôle ou, plus exactement, met en forme l’expression de la lamentation, jusqu’à tant que le deuil soit conjuré (la définition première de l’élégie comme chant funèbre inscrit ce dessein de la forme : le chant comme parole rythmée indique que la perte et le deuil, chantés, deviennent à leurs tours rythmés, voire rythmiques). Par ailleurs, la répétition est aussi, dans une lecture freudienne, le signe du traumatisme et de sa réponse, l’endeuillé cherchant en quelque sorte, en réitérant le fait de la mort, à adoucir le choc au fondement du traumatisme, à s’y confronter jusqu’à sa pleine reconnaissance (la répétition pathologique, ou obsessionnelle, correspondrait alors au symptôme mélancolique).

121 SACKS, Peter M., The English Elegy: Studies in the Genre from Spenser to Yeats, op.cit., p. 22.

122 SPARGO, R. Clifton, « The Contemporary Anti-Elegy » dans WEISMAN, Karen (dir.), The Oxford

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Elle souligne enfin l’étendue de la colère et de la contestation, et permet de reposer les questions autant que de les renouveler. On peut alors l’interpréter, dans une lecture ricoeurienne (elle-même issue de Kierkegaard), comme d’une reprise « à nouveau », « d’un rappel, d’une réplique, d’une riposte, voire d’une révocation des héritages123 », ce

dernier caractère soulignant la puissance critique de la répétition.

Enfin, l’interrogation par le poète élégiaque de la capacité du langage, de l’efficacité de ses mots, voire de sa légitimité à composer le poème, au regard de l’événement ou de la perte qu’il lamente, est probablement l’un des topos élégiaques les plus courants124, au point

que la plainte élégiaque en arrive à lamenter l’élégie elle-même. La médiation langagière est constamment remise en question, ou dénoncée, comme forme de récupération esthétique du mort, de la perte ou du malheur, au profit du poète (un questionnement qui rejoint là encore la tension entre mélancolie et consolation, en particulier dans l’élégie moderne). Il semblerait insuffisant de reverser cette conduite à la seule réflexivité du genre (au demeurant manifeste dans l’histoire), et l’on doit également considérer que cette réflexivité matérialise une pensée sur la violence de l’art ; ainsi le plaisir esthétique est-il désavoué, la création artistique, autant que sa contemplation, assimilés à un détachement coupable, c’est-à-dire, au sens éthique du terme, et poursuivant la réflexion de Spargo, à l’irresponsabilité. C’est là peut-être le paradoxe fondamental du langage élégiaque, pour ne pas dire son aporie, que trouvant dans la perte sa

123 Ricœur conclut de cette caractérisation que « [l]a puissance créatrice de la répétition tient tout entière dans ce pouvoir de rouvrir le passé sur l’avenir. » dans RICOEUR, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2000, p. 495.

124 Karen Weisman écrit ainsi : « More than any other literary kind, elegy pushes against the limits of our expressive resources precisely at the very moment in which we confront our mortality, which is as much to say that it throws into relief the inefficacy of language precisely when we need it most. It follows naturally that the limits of poetic utterance have surfaced as recurrent motifs in elegy throughout in its history, certainly well before the various manifestations of twentieth-century rhetorical theory conceptualized the sorry fate of the signifier. » dans WEISMAN, Karen, « Introduction », dans WEISMAN, Karen (dir.), The Oxford Handbook of the Elegy, op.cit., p. 1.

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condition, sa possibilité, voire même son exigence de création, il paraisse la trahir par sa traduction dans l’œuvre, ou encore que la plainte puisse conjoindre le « plaisir » de son expression125 – contradiction que Ricœur et Deleuze ont tous deux relevés, dans des termes

relativement proches, et qu’ils permettent d’éclairer.

Ce paradoxe se noue donc bien dans l’expression élégiaque elle-même, et là encore suivant en cela son évolution historique : dans un premier temps, le dire élégiaque, c’est-à- dire l’expression de la plainte et de la lamentation, comprise dans sa proximité, voire dans son empiètement, d’avec la mélancolie, peut être considéré, et cela dès ses origines, comme la réfutation de cadres (politiques, religieux, philosophiques, artistiques) systématiques, tel que le remarque Ricœur dans son petit ouvrage sur le mal, et dans lequel la plainte est à plusieurs reprises évoquée :

« Pour nous qui lisons Hegel après les catastrophes et les souffrances sans nom du siècle, la dissociation opérée par la philosophie de l’histoire entre consolation et réconciliation est devenue une grande source de perplexité : plus le système prospère, plus les victimes sont marginalisées. La réussite du système fait son échec. La souffrance, par la voix de la lamentation, est ce qui s’exclut du système126. »

C’est aussi le questionnement qui pour Ricœur caractérise la plainte, « non pas seulement, pourquoi ? mais, pourquoi moi ? (…) la lamentation se fait plainte quand elle demande des

125 Daniel Madalénat écrit ainsi que « l’élégiaque prend avec la réalité [la] distance du chant », cité dans MONTE, Michèle, « Variable élégie », Babel [En ligne], numéro 12, 2005, URL : http://babel.revues.org/999

Le terme de « plaisir » semble mal convenir néanmoins. On peut peut-être songer, et pour exprimer cette contradiction, au mot employé par Pasolini, issu du dialecte frioulan, « abgioia », joie et souffrance mêlées : « joy en provençal avait un sens particulier, d’extase, d’euphorie, d’ivresse poétique. », dit Pasolini. Cf. à ce sujet DIDI-HUBERMAN, Georges, Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire, 4, Paris, Minuit, 2012, p. 186-195.

126 RICOEUR, Paul, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie [1985], Genève, Labor et Fides, 2010, p. 49-50.

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comptes127 », quand elle devient « procès », ce dont témoigne le livre de Job, le « juste

souffrant », qui porte la plainte « au rang de contestation128 ». La plainte, alors, défait toute

explication totalisante et logique de l’origine du mal (comme la spéculation sur le temps dans Temps et récit, la pensée sur le mal est pour Ricœur aporétique) : ni le mythe de la rétribution, ni la théodicée, ni la dialectique hégélienne, ne peuvent répondre à la plainte qui s’élève (comme, on le verra, pour Deleuze) en face de ce qui est trop grand : « Pourquoi tant de souffrances, en excès au regard de la capacité ordinaire d’endurance des simples mortels129 ? »

Aussi est-ce la plainte des victimes qui pour Ricœur engage à « penser plus et autrement » le mal, pour « donner non une solution, mais une réponse destinée à rendre l’aporie productive, c'est-à-dire à continuer le travail de la pensée dans le registre de l’agir et du sentir130. » En ce

sens encore, la plainte, et pour demeurer dans le vocable ricoeurien, agit comme une réplique qui vise à contredire, sempiternelle objection (au surcroît contentieuse), la cohérence d’un ordre.

Néanmoins, et dans un second temps, il apparaît bien qu’historiquement, et jusqu’à la modernité, poursuivant en cela la lecture avec Paul Ricœur, l’élégie a en effet, et pour grande part, en quelque sorte rédimé ses protestations, par un mouvement, identifié par Ricœur même, qui de la plainte conduit à la louange. C’est encore le modèle biblique qui mène ici l’analyse, le Psaume 22 étant particulièrement significatif de cette trajectoire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Tu restes loin, tu ne viens pas me secourir malgré toutes mes plaintes. Mon Dieu, le jour, j'appelle, mais tu ne réponds pas. La nuit, je crie, sans trouver de

127 Ibid., p. 29.

128 Ibid., p. 30. 129 Idem. 130 Ibid., p. 56.

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repos », disent ainsi les premiers versets, pour conclure quelques strophes plus loin : « Oui, tu m'as répondu ! Je proclamerai à mes frères quel Dieu tu es, je te louerai dans la grande assemblée. Vous qui respectez Dieu, célébrez-le ! Descendants de Jacob, glorifiez-le ! Descendants d'Israël, vénérez-le131 ! » Cette sorte de renversement, ou de dépassement, de la

plainte en louange, trouve pour Ricœur sa source dans le langage hyperbolique de la plainte et qui lui-même s’origine déjà dans le « pourquoi » qu’elle exprime : puisque l’interrogation en forme d’accusation, de revendication, de procès, émerge non seulement face au « trop grand », mais encore s’adresse à quelque chose de plus grand, voire à ce trop grand même (pour Job et le prophète, c’est Dieu), elle reste en quelque sorte « enveloppée132 » dans le trop grand.

La plainte biblique joint ainsi l’accusation, à l’invocation, voire à la « supplication », dans « l’adresse questionnante133 » à Dieu : « Finalement, écrit Ricœur, il ne faut pas

seulement parler de tension entre plainte et louange, mais d’imbrication de l’une dans l’autre : la louange s’annonce dans l’invocation initiale ; mais la plainte est retenue, sans être supprimée, dans la louange finale134. » Si le motif de la louange est particulièrement manifeste

dans l’écriture biblique, tendant ainsi à se confondre avec celui de la consolation, et donc à s’effacer dans la mesure qu’on a dite au sein des élégies modernes, ce mouvement qui de la plainte conduit à la célébration, d’une part se poursuit jusque tard dans l’histoire de l’élégie (exemplairement, le va-et-vient de Hölderlin des Élégies aux Hymnes, ou Rilke encore dans

131 Le livre de Job demeure une exception notable : opposant aux « sentences de cendres » (13) de ses amis, ces « consolateurs pénibles » (16), les plaintes blasphématoires de Job, on n’y trouve pas de louange divine à proprement parler, mais seulement, en conclusion, le silence repentant – « Je mettrai ma main sur ma bouche, je me repens sur la poussière et sur les cendres. » (42) –, un silence « résigné » dit Ricœur, qui peut-être met « en suspens, en même temps que la théologie de la rétribution, le vœu même de louange. » dans RICOEUR, Paul et LACOCQUE, André, Penser la Bible, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1998, p. 299.

132 Ibid., p. 287. 133 Idem. 134 Ibid., p. 289.

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les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée), d’autre part traduit le paradoxe déjà mentionné du « plaisir » élégiaque, en dégageant de surcroît le thème du « trop grand » qui demeurera central dans cette étude135. Pour le dire autrement, cette dialectique peut être envisagée dans

les termes d’une interprétation laïque, comme c’est le cas chez Deleuze.

Lorsqu’il évoque l’élégie dans son Abécédaire, à la lettre J pour « joie », c’est donc en un sens approchant que le philosophe distingue ce thème et ses conséquences sur le langage élégiaque :

« L’élégie c’est une des sources principales de la poésie. C’est la grande plainte. (…) Le prophète c’est celui qui se plaint, celui qui dit : “Mais pourquoi Dieu m’a-t-il choisi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour être choisi par Dieu ?” (…) Voilà ce que c’est la plainte : ce qui m’arrive est trop grand pour moi. (…) C’est pas du tout la tristesse, c’est bien autre chose, c’est la revendication (…). Il y a une adoration dans la plainte. C’est comme une prière (…). Tökei montre que l’élégie chinoise est animée avant tout par celui qui n’a plus de statut social, c'est-à-dire l’esclave affranchi. (…) Il est hors de tout. Ils n’ont aucun statut, ils sont exclus de toute communauté. Alors à ce moment-là naît la grande plainte. (…) La pleureuse c’est une merveille, la plainte monte, c’est un art. Et puis, ça a un côté un peu perfide, ça veut dire : “Vous chargez pas de me plaindre, me touchez pas.” (…) La plainte c’est la même chose : “Me plaignez pas, je m’en charge.” Mais, en s’en chargeant soi-même, on transforme la plainte. (...) D’une certaine manière c’est la joie à l’état pur (…). Mais cette plainte, c’est pas seulement la joie parce que c’est en même temps une folle inquiétude : effectuer une puissance, peut-être, mais à quel prix ? Est-ce que je ne vais pas y laisser ma peau ? (…) Quelque chose risque de me briser. C’est trop grand pour moi. »

135 Le thème de la dialectique de la plainte et de la louange ouvre le premier tome de Temps et récit et conclut le troisième, par la voix de Saint Augustin, on y revient.

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Pour Deleuze, la plainte élégiaque traduit donc là encore la disproportion de l’événement face à l’individu136. La plainte ne dit pas seulement, pour reprendre ses mots, « qu’est-ce que ça

me fait mal », mais aussi, « pourquoi ai-je mal ? » et « pourquoi moi ? », l’élégie étant capable de faire surgir de cet excès et de ce questionnement « la joie », « l’adoration », « la prière » et « la revendication », d’extraire de la puissance et de l’événement trop grands un « art de la plainte » – de « contre-effectuer137 »l’événement.

Les « extravagances138 » de la plainte élégiaque se reconnaissent dans les expressions

parallèles des deux philosophes : une « folle inquiétude » et une « joie à l’état pur » pour Deleuze, « de l’Abîme à la Cime139 », dit Ricœur. Ce possible de la plainte élégiaque, celui de

porter en elle la possibilité de la louange, ou de la joie, peut être conjugué à un rappel étymologique, qui n’est vraisemblablement pas sans lien dans les réflexions de Ricœur et Deleuze : l’élégie, on l’a dit, est un chant funèbre, ce qui signifie que de la perte, elle est à même d’extraire une composition, mise en forme, ou mise en œuvre de la plainte140, réplique

poétique ou effectuation d’une puissance, qui émerge de sa confrontation à ce « trop grand », et qui dans cette confrontation ainsi, se mesure à la démesure.

136 Le « trop grand » est central dans les ouvrages sur le cinéma de Deleuze, on y reviendra. Par ailleurs, on reliera le « trop grand » au « trop tard » qui dans L’image-temps désigne le temps de la plainte. Cf. DELEUZE, Gilles, Cinéma 2, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 126-128.

137 Cf. DELEUZE, Gilles, Logique du sens, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1969, en particulier p.175-179.

138 RICOEUR, Paul et LACOCQUE, André, Penser la Bible, op.cit., p. 290.

139 Idem.

140 Maulpoix écrit ainsi que l’élégie « tend à se poser elle-même comme la forme la plus pure de la déploration, puisque sa propriété est de bercer la tristesse par le chant. » dans MAULPOIX, Jean-Michel, Du lyrisme, op.cit., p. 189.

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5. Épopée et élégie

C’est donc semble-t-il à partir de sa lecture du sinologue hongrois Ferenc Tökei que Deleuze a vu dans la plainte élégiaque le moyen d’expression des exclus sociaux, par le biais de la figure de « l’esclave affranchi141 » incarnée par le poète Qu Yan dans l’ouvrage

Naissance de l’élégie chinoise de Tökei. Dans son étude, Tökei cherche à comprendre pourquoi et comment l’élégie s’est imposée comme genre majeur de la poésie chinoise, en s’appuyant d’une part sur les caractérisations de l’élégie par Schiller dans De la poésie naïve et sentimentale, et d’autre part sur la définition des genres épique et lyrique que donne Hegel dans l’Esthétique, caractérisés à la fois par leurs modes d’énonciation et par leurs thèmes : l’épique est objectif et « embrasse tout un monde, la vie d’une nation et l’histoire d’une époque tout entière142 », le lyrique est subjectif et reflète « l’âme de l’homme (…) comme individu

(…) [avec] tous les sentiments qu’il est capable d’éprouver143. » Qu Yuan, dont le Li Sao

(Tristesse de la séparation) constitue la principale œuvre de l’anthologie des Chants ou

141 Tökei est d’abord cité dans Mille plateaux au chapitre 13, « 7000 av. J.-C. – Appareil de capture », « Proposition XIII : L’Etat et ses formes » : « Tökei est sans doute celui qui a posé le plus sérieusement le problème d’une origine de la propriété privée, en fonction d’un système qui semble l’exclure de toutes parts. (…) La question devient donc : y a-t-il des gens qui sont constitués dans l’empire surcodant, mais constitués comme exclus et décodés, nécessairement ? La réponse de Tökei, c’est l’esclave affranchi. C’est lui qui n’a plus de place. C’est lui qui lance ses lamentations dans tout l’empire chinois : la plainte (élégie) a toujours été facteur politique.

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