Me voilà donc dépouillée de tout ce que j'aimais... Mes lettres les plus précieuses, jetées au vent, mes livres dédicacés arrachés ou piétinés !... Je réunis mes chèvres, mes poules, mes chiens ; mes bêtes familières avaient par bonheur échappé aux pirates... Quel déchirement j'éprouvai à l'idée de m'en séparer... Et pourtant ! Je donnai les chèvres à un pâtre ; jointes à son troupeau, elles purent gagner des coins tièdes de l'Estérel. J'installai dans des corbeilles mes douze petits poulets, que je ne voulais pas abandonner... Enfin, suivie d'un cortège de treize chiens, je débarquai un matin à la gare de Lyon.
Malgré toute l'énergie que je m'efforçais de conserver, je ne pus retenir mes larmes au souvenir de mon arrivée sur ce même quai naguère... Et je pensais que jadis mon grand‐père avait passé sept ans en exil, qu'il nous était revenu de Cayenne affreusement estropié, l'ombre de lui‐même, parce qu'il s'était farouchement battu pour le triomphe de cette
«République» au nom de laquelle je venais d'être dépouillée, et jetée à la rue !... Quelle ironie du sort !
Ce qui m'avait été le plus douloureux dans mon désastre fut l'obligation où je me trouvai d'abandonner le tombeau de mes pauvres toutous ; souvent, à Paris, et même en tournée, quand un de ces chers compagnons venait à mourir, il m'était arrivé d'en conserver la dépouille pour la ramener dans cette sépulture... Hélas ! je ne pouvais même plus m'attarder à mes tristes pensées : la vie était là, menaçante maintenant. Je louai donc, d'abord, un modeste pavillon à Neuilly, rue de la Ferme, et m'apprêtai à la lutte... Mais un malheur n'arrive jamais seul. La santé de ma mère était gravement menacée, le chagrin et l'angoisse que j'en éprouvai m'en firent oublier pour un temps les ignominies de l'injustice humaine. Je n'eus plus qu'une pensée : soigner ma chère malade, et la sauver ! Je la fis installer dans une clinique, la meilleure que l'on m'indiqua ; comment pourrais‐je payer de tels frais ? Je n'avais plus un sou ! Mais enfin, il ne m'était pas, du moins, interdit d'espérer !...
Je pus donner quelques représentations dans les théâtres de quartiers. J'allais voir maman chaque matin, et passais auprès d'elle la plus grande partie de la journée. Mais elle
s'ennuyait, et me suppliait de l'emmener chez moi... Un jour, le médecin déclara qu'elle était perdue, que le mal inexorable l'emporterait avant une semaine... Je défaillis de douleur mais, pour satisfaire à son vœu suprême, je la fis revenir dans mon petit pavillon... Ce n'est que par un effort surhumain que je parvenais à jouer le soir ; sitôt le spectacle terminé, je me précipitais à la maison comme une folle, avec l'horrible pensée que le malheur redouté, inévitable maintenant, avait pu se produire en mon absence, ce qui me l'eut rendu plus affreux... Emmanuel Borgia, mon beau‐père, était resté dans leur appartement : je l'appelai auprès de nous, car sa présence manquait à la pauvre malade...
Le sort s'acharnait après moi. Depuis dix ans j'attendais que Bernstein me fit l'honneur de me confier un rôle dans une des ces pièces. C'eût été pour moi une consécration ; et puis, c'est un auteur qui s'attache à ses interprètes quand il en est satisfait, et il écrit pour eux...
Sa science géniale du théâtre tire d'un artiste le maximum ; une création réussie avec lui en eût peut‐être entraîné d'autres... Et c'est dans les jours horribles où ma mère se mourait que Bernstein me pressentit pour jouer Mélo ! Je me rendis à sa convocation, bien entendu, mais dans quel état de prostration ! Cependant, je n'osais parler de mes angoisses ; pourquoi imposer à autrui l'écho de sa propre douleur ? D'ailleurs, j'ai toujours eu la pudeur de mes chagrins... Mais je sentais bien, devant le malheur qui me menaçait, qu'il me laisserait
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longtemps incapable de jouer quoi que ce fût ! Le contrat du Gymnase m'eût pourtant sauvée : Bernstein m'offrait un cachet avantageux, et Mélo tint l'affiche deux années consécutives. Je dus donc décliner la proposition, les larmes aux yeux ! Tout s'en mêlait ! là‐
dessus, la série de mes représentations prirent fin ; je m'installai au chevet de maman, que je me quittai plus jusqu'à son dernier souffle ; elle s'éteignit un soir, serrant mes mains dans les siennes, en me disant : «Va, mon enfant, va... descends, va dîner... Je sens que le sommeil me gagne...» Elle exhala un soupir, et s'endormit, en effet, pour toujours... Emmanuel, dans la pièce voisine, n'eut pas un mot, pas une larme : quinze jours après, il mourait à son tour, miné par le chagrin. Ce me fut une nouvelle douleur : depuis longtemps je lui avais
pardonné ; ma mère avait été heureuse avec lui et en souvenir d'elle, j'aurais voulu lui faire une douce fin d'existence...
Dans le désarroi où me jetaient ces épreuves successives, je n'avais pas eu le loisir de m'occuper de mon hôtel de la rue Lord Byron ; c'est de là que me vint le coup de grâce. Cette demeure fastueuse avait jadis appartenu à Mme Tallien, mais j'avoue que ce n'est pas spécialement le souvenir de la belle héroïne qui m'avait incitée à cette acquisition. A mon retour d'Amérique, alors que je pensais déjà à me créer un coin à Agay, ma première petite chienne que je choyais depuis le jour de mes débuts, mourut en mon hôtel. Ceux qui aiment les animaux comprendront que j'en aie ressenti un violent chagrin ; soudain, il me devint impossible de vivre dans la demeure où la pauvre bête avait souffert. Je ne pouvais même plus entrer dans les pièces où j'avais accoutumé de la voir ; cet hôtel me devint odieux. Une amie, Jane D... (Mme I...) offrit de me le racheter ; mon chagrin était encore tout frais. J'y consentis... Je lui cédai donc ma demeure, lui accordant un délai de dix ans pour s'acquitter, avec un intérêt des plus modiques. Lorsque souffla le vent de la débâcle, il y avait trente mois que l'affaire était conclue, et je n'avais pas encore touché un centime. J'allai voir Jane D... ; elle était alitée. Je compris tout de suite qu'elle se trouvait elle‐même en proie aux difficultés matérielles. Je ne lui réclamai donc rien de ce qui m'était dû, mais je lui proposai simplement de reprendre mon hôtel : je l'avais cédé sous le coup de mon grand chagrin, et je lui avouai que je le regrettais maintenant. J'ajoutai, et je le pensais sincèrement, que j'étais heureuse qu'elle en eût profité pendant deux ans, et que je la tenais quitte de tout engagement envers moi. Elle me remercia et, acceptant mon offre, me demanda seulement de lui laisser le temps de se rétablir ; naturellement, j'acquiescai... Huit jours plus tard, brusquement, Jane D... mourait. Une armée de créanciers, que je lui soupçonnais d'autant moins qu'elle ne m'en avait pas parlé, s'abattirent sur mon hôtel qui ne me fut ainsi ni restitué ni payé. N'ayant échangé, avec cette malheureuse aucun des papiers d'usage, je ne pouvais rien réclamer de ce qu'elle me devait. Mes droits de propriété étaient tout de même établis, mais je dus attendre quatre ans pour toucher cent dix pauvres mille francs, au lieu du million qui eût dû me revenir ! Ah ! les hommes d'affaires ! Ne les feraient‐ils que pour eux ? En tout cas, je n'ai jamais eu, moi, la chance d'en rencontrer d'autres !!
Il m'a paru nécessaire de noter tous ces détails et d'expliquer les désastres successifs qui se sont abattus sur moi. Que de femmes diront, en effet : «Mais qu'a‐t‐elle donc fait de tout ce qu'elle a gagné ? Tant d'argent, tant de bijoux ne s'évanouissent pas ainsi du jour au lendemain !» Avec le guet‐apens du Fisc, la vente de la «Villa Claudine», la perte de mon hôtel et, surtout, la mort de maman qui, après tant d'épreuves, acheva de me désemparer, j'étais moralement et matériellement, totalement ruinée ! Folle de douleur, je passai plusieurs semaines sans engagement, incapable, du reste, de jouer, dans un atroce cauchemar, seule avec les petits chiens qui me restaient pour toute compagnie... Pauvres bêtes, elles avaient l'air de me comprendre, elles comprenaient et semblaient vouloir me témoigner une affection plus grande encore, comme pour apaiser cette détresse où elles
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n'avaient pas l'habitude de me voir... Tout était fini pour moi ; je me sentais incapable de dominer mon écroulement, de tenter le rétablissement nécessaire, auquel, d'ailleurs, rien ne me permettait plus de croire !... J'essayai de fuir cette vie cruelle et décevante : la mort ne voulut pas de moi ; ce n'était sans doute pas mon heure, et je me ratai... Peu de, gens ont connu ce détail ; contrairement à ce qui se fait d'ordinaire, surtout aujourd'hui, je m'étais arrangée, en effet, pour que les journaux fussent laissés dans l'ignorance, aussi bien de ma débâcle que de mon découragement...
Il fallait donc que je vive, malgré moi !... Comment en ai‐je eu le courage !...
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