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SERIE NOIRE

Dans le document POLAIRE PAR ELLE MÊME (Page 98-101)

 

Me voilà donc dépouillée de tout ce que j'aimais... Mes lettres les plus précieuses, jetées au  vent, mes livres dédicacés arrachés ou piétinés !... Je réunis mes chèvres, mes poules, mes  chiens ; mes bêtes familières avaient par bonheur échappé aux pirates... Quel déchirement  j'éprouvai à l'idée de m'en séparer... Et pourtant ! Je donnai les chèvres à un pâtre ; jointes à  son troupeau, elles purent gagner des coins tièdes de l'Estérel. J'installai dans des corbeilles  mes douze petits poulets, que je ne voulais pas abandonner... Enfin, suivie d'un cortège de  treize chiens, je débarquai un matin à la gare de Lyon. 

 

Malgré toute l'énergie que je m'efforçais de conserver, je ne pus retenir mes larmes au  souvenir de mon arrivée sur ce même quai naguère... Et je pensais que jadis mon grand‐père  avait passé sept ans en exil, qu'il nous était revenu de Cayenne affreusement estropié,  l'ombre de lui‐même, parce qu'il s'était farouchement battu pour le triomphe de cette 

«République» au nom de laquelle je venais d'être dépouillée, et jetée à la rue !... Quelle ironie  du sort ! 

 

Ce qui m'avait été le plus douloureux dans mon désastre fut l'obligation où je me trouvai  d'abandonner le tombeau de mes pauvres toutous ; souvent, à Paris, et même en tournée,  quand un de ces chers compagnons venait à mourir, il m'était arrivé d'en conserver la  dépouille pour la ramener dans cette sépulture... Hélas ! je ne pouvais même plus m'attarder  à mes tristes pensées : la vie était là, menaçante maintenant. Je louai donc, d'abord, un  modeste pavillon à Neuilly, rue de la Ferme, et m'apprêtai à la lutte... Mais un malheur  n'arrive jamais seul. La santé de ma mère était gravement menacée, le chagrin et l'angoisse  que j'en éprouvai m'en firent oublier pour un temps les ignominies de l'injustice humaine. Je  n'eus plus qu'une pensée : soigner ma chère malade, et la sauver ! Je la fis installer dans une  clinique, la meilleure que l'on m'indiqua ; comment pourrais‐je payer de tels frais ? Je  n'avais plus un sou ! Mais enfin, il ne m'était pas, du moins, interdit d'espérer !... 

 

Je pus donner quelques représentations dans les théâtres de quartiers. J'allais voir maman  chaque matin, et passais auprès d'elle la plus grande partie de la journée. Mais elle 

s'ennuyait, et me suppliait de l'emmener chez moi... Un jour, le médecin déclara qu'elle était  perdue, que le mal inexorable l'emporterait avant une semaine... Je défaillis de douleur mais,  pour satisfaire à son vœu suprême, je la fis revenir dans mon petit pavillon... Ce n'est que  par un effort surhumain que je parvenais à jouer le soir ; sitôt le spectacle terminé, je me  précipitais à la maison comme une folle, avec l'horrible pensée que le malheur redouté,  inévitable maintenant, avait pu se produire en mon absence, ce qui me l'eut rendu plus  affreux... Emmanuel Borgia, mon beau‐père, était resté dans leur appartement : je l'appelai  auprès de nous, car sa présence manquait à la pauvre malade... 

 

Le sort s'acharnait après moi. Depuis dix ans j'attendais que Bernstein me fit l'honneur de  me confier un rôle dans une des ces pièces. C'eût été pour moi une consécration ; et puis,  c'est un auteur qui s'attache à ses interprètes quand il en est satisfait, et il écrit pour eux... 

Sa science géniale du théâtre tire d'un artiste le maximum ; une création réussie avec lui en  eût peut‐être entraîné d'autres... Et c'est dans les jours horribles où ma mère se mourait que  Bernstein me pressentit pour jouer Mélo ! Je me rendis à sa convocation, bien entendu, mais  dans quel état de prostration ! Cependant, je n'osais parler de mes angoisses ; pourquoi  imposer à autrui l'écho de sa propre douleur ? D'ailleurs, j'ai toujours eu la pudeur de mes  chagrins... Mais je sentais bien, devant le malheur qui me menaçait, qu'il me laisserait 

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longtemps incapable de jouer quoi que ce fût ! Le contrat du Gymnase m'eût pourtant  sauvée : Bernstein m'offrait un cachet avantageux, et Mélo tint l'affiche deux années  consécutives. Je dus donc décliner la proposition, les larmes aux yeux ! Tout s'en mêlait ! là‐

dessus, la série de mes représentations prirent fin ; je m'installai au chevet de maman, que  je me quittai plus jusqu'à son dernier souffle ; elle s'éteignit un soir, serrant mes mains dans  les siennes, en me disant : «Va, mon enfant, va... descends, va dîner... Je sens que le sommeil  me gagne...» Elle exhala un soupir, et s'endormit, en effet, pour toujours... Emmanuel, dans la  pièce voisine, n'eut pas un mot, pas une larme : quinze jours après, il mourait à son tour,  miné par le chagrin. Ce me fut une nouvelle douleur : depuis longtemps je lui avais 

pardonné ; ma mère avait été heureuse avec lui et en souvenir d'elle, j'aurais voulu lui faire  une douce fin d'existence... 

 

Dans le désarroi où me jetaient ces épreuves successives, je n'avais pas eu le loisir de  m'occuper de mon hôtel de la rue Lord Byron ; c'est de là que me vint le coup de grâce. Cette  demeure fastueuse avait jadis appartenu à Mme Tallien, mais j'avoue que ce n'est pas  spécialement le souvenir de la belle héroïne qui m'avait incitée à cette acquisition. A mon  retour d'Amérique, alors que je pensais déjà à me créer un coin à Agay, ma première petite  chienne que je choyais depuis le jour de mes débuts, mourut en mon hôtel. Ceux qui aiment  les animaux comprendront que j'en aie ressenti un violent chagrin ; soudain, il me devint  impossible de vivre dans la demeure où la pauvre bête avait souffert. Je ne pouvais même  plus entrer dans les pièces où j'avais accoutumé de la voir ; cet hôtel me devint odieux. Une  amie, Jane D... (Mme I...) offrit de me le racheter ; mon chagrin était encore tout frais. J'y  consentis... Je lui cédai donc ma demeure, lui accordant un délai de dix ans pour s'acquitter,  avec un intérêt des plus modiques. Lorsque souffla le vent de la débâcle, il y avait trente  mois que l'affaire était conclue, et je n'avais pas encore touché un centime. J'allai voir Jane  D... ; elle était alitée. Je compris tout de suite qu'elle se trouvait elle‐même en proie aux  difficultés matérielles. Je ne lui réclamai donc rien de ce qui m'était dû, mais je lui proposai  simplement de reprendre mon hôtel : je l'avais cédé sous le coup de mon grand chagrin, et  je lui avouai que je le regrettais maintenant. J'ajoutai, et je le pensais sincèrement, que  j'étais heureuse qu'elle en eût profité pendant deux ans, et que je la tenais quitte de tout  engagement envers moi. Elle me remercia et, acceptant mon offre, me demanda seulement  de lui laisser le temps de se rétablir ; naturellement, j'acquiescai... Huit jours plus tard,  brusquement, Jane D... mourait. Une armée de créanciers, que je lui soupçonnais d'autant  moins qu'elle ne m'en avait pas parlé, s'abattirent sur mon hôtel qui ne me fut ainsi ni  restitué ni payé. N'ayant échangé, avec cette malheureuse aucun des papiers d'usage, je ne  pouvais rien réclamer de ce qu'elle me devait. Mes droits de propriété étaient tout de même  établis, mais je dus attendre quatre ans pour toucher cent dix pauvres mille francs, au lieu  du million qui eût dû me revenir ! Ah ! les hommes d'affaires ! Ne les feraient‐ils que pour  eux ? En tout cas, je n'ai jamais eu, moi, la chance d'en rencontrer d'autres !! 

 

Il m'a paru nécessaire de noter tous ces détails et d'expliquer les désastres successifs qui se  sont abattus sur moi. Que de femmes diront, en effet : «Mais qu'a‐t‐elle donc fait de tout ce  qu'elle a gagné ? Tant d'argent, tant de bijoux ne s'évanouissent pas ainsi du jour au  lendemain !» Avec le guet‐apens du Fisc, la vente de la «Villa Claudine», la perte de mon  hôtel et, surtout, la mort de maman qui, après tant d'épreuves, acheva de me désemparer,  j'étais moralement et matériellement, totalement ruinée ! Folle de douleur, je passai  plusieurs semaines sans engagement, incapable, du reste, de jouer, dans un atroce  cauchemar, seule avec les petits chiens qui me restaient pour toute compagnie... Pauvres  bêtes, elles avaient l'air de me comprendre, elles comprenaient et semblaient vouloir me  témoigner une affection plus grande encore, comme pour apaiser cette détresse où elles 

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n'avaient pas l'habitude de me voir... Tout était fini pour moi ; je me sentais incapable de  dominer mon écroulement, de tenter le rétablissement nécessaire, auquel, d'ailleurs, rien ne  me permettait plus de croire !... J'essayai de fuir cette vie cruelle et décevante : la mort ne  voulut pas de moi ; ce n'était sans doute pas mon heure, et je me ratai... Peu de, gens ont  connu ce détail ; contrairement à ce qui se fait d'ordinaire, surtout aujourd'hui, je m'étais  arrangée, en effet, pour que les journaux fussent laissés dans l'ignorance, aussi bien de ma  débâcle que de mon découragement... 

 

Il fallait donc que je vive, malgré moi !... Comment en ai‐je eu le courage !... 

                                                                    

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