Je n'ai aucun parti pris ; je n'en ai jamais eu. J'espère qu'au cours de ces «Souvenirs» cela se sera révélé selon mes vœux. Quand un être, d'instinct, me plait, je ne m'occupe ni de sa race, ni de ses opinions ; il me plaît, cela suffit. Je ne m'occupe pas de chercher s'il a, de son côté, quelque sympathie pour moi. Je donne mes impressions librement, à nu, ainsi qu'on offre son visage. Ses traits ne vous séduisent pas ? Tant pis : Je veux donc vous citer, parmi ceux que j'ai pu croiser au cours de ma vie, ceux qui sont demeurés dans ma mémoire et dans mon cœur. Peut‐être en oublierai‐je ? Je le déplorerais ! Mais dans ceux dont je parle, il en est que je connais un peu, d'autres à peine, et certains pas du tout ! (J'ai l'air d'effeuiller une marguerite).
Depuis l'époque de mes débuts, ou presque, j'ai eu l'avantage d'approcher Léon Bailby ; notre populaire Intran se trouvait alors rue du Croissant. La distance n'est pas longue de là à la rue Réaumur ; quel chemin parcouru, cependant ! Et quelle splendide évolution, de la vieille bâtisse quasi vermoulue d'alors au confortable et moderne hôtel d'aujourd'hui !
L'idée dominante de Léon Bailby ? Le bien, faire le bien ! Ses «pupilles», quelle œuvre magnifique ! J'eus l'honneur, à la première représentation donnée à l'Opéra‐Comique – à son profit, de créer une allègre chanson qu'Albert Flamant, ce grand écrivain, avait daigné crayonner pour moi sur l'air de J'ai un p'tit bien, du charmant Polin.
I
On, prétend que les journalistes sont des êtres pleins de défauts qu'orgueilleux, grossiers, égoïstes, ils ont le cœur et l'esprit faux ! Croire ça serait difficile quand Léon Railby fit le vœu de donner un peu de ciel bleu aux gosses de la grande Ville :
REFRAIN :
Moi, j'ai un p'tit bien, toi l'as un p'tit bien : en joignant nos deux biens on peu faire un grand bien !
J'y mettrai du mien, t'y mettras du tien, en y mettant chacun dit sien, on fera quelque chos' de bien !
II
Oh ! l'air vivifiant des grèves ! Respirer parmi les ajoncs !
113 Faire des bonds, vivre des rêves dans la vallée ou sur les monts ! Chers enfants, vous aurez la joie d'écouter la chanson des nids et, parmi les bois rajeunis, de voir l'aurore qui rougeoie !
(Refrain.)
III
Pour réaliser ces chimères, entamons vite nos magots !
Songez donc au bonheur des mères, lorsque leurs petits Parigots à leur retour, plus forts, plus roses, leur diront, dans un grand baiser :
«On a vu les oiseaux chanter, et je le rapporte des roses» !
(Refrain.)
Ce fut un triomphe ! Depuis, Léon Bailby n'a pas une seconde cessé de lutter, de sacrifier toute son énergie, je puis même dire sa santé, pour le bien‐être de ses tout‐petits. Grâce aux efforts inlassables de ce grand journaliste, des milliers de gosses ont grandi, et sont
parvenus à des situations qu'ils n'auraient peut‐être jamais osé envier ! Par sa ferme douceur, sa bienveillance équitable, Léon Bailby a su grouper autour de lui des écrivains précieux, des collaborateurs à toute épreuve, tels que René Bizet, qui a fait presque toute sa carrière à l'Intran. Edouard Beaudu cher à tous les artistes, Marcel Sauvage, et tant
d'autres ! Quelle merveilleuse organisation, dans ce puissant journal ! Comme tout y marche régulièrement ! Ah ! l'on sent bien, là, que chacun aime et respecte cet extraordinaire animateur : Le grand Patron ! Depuis quelques années, je n'ai fait à Léon Bailby que de rares visites... Oh ! ce n'est pas que l'envie m'en manquât ! Mais la discrétion la plus élémentaire m'a fait comprendre qu'un homme chargé de tant de besogne et de si lourdes
responsabilités n'est guère maître de son temps. Néanmoins, j'ai toujours suivi son œuvre ; parfois, même, le hasard me procure le plaisir de le rencontrer. Charmant, bienveillant. Je sais qu'il sera toujours ainsi...
Comme j'aurais voulu, pour un Bal des Petits lits blancs, rechanter les adorables couplets d'Albert Flamant !... Ne sont‐ils pas toujours d'actualité ?
CLÉMENT VAUTEL
Ah ! Celui‐là ! Si j'avais des enfants, je voudrais qu'on leur fît lire chaque jour son Film comme on apprend les fables de La Fontaine. Quel bon sens, quelle honnêteté dans tout ce qu'il juge ! Comme c'est vrai !...
Et quand une polémique s'engage, quelle dignité de ton il sait garder, en dépit de la violence que tant d'autres lui témoignent souvent ! C'est la marque du vrai courage. Parfois, en tournée, après la lecture de son papier quotidien, je me sentais si près de lui qu'emballée, je lui griffonnais aussitôt quelques lignes enthousiastes : c'était plus fort que moi ! Oh ! je ne cherchais pas, certainement, à lui être agréable ; je sens bien qu'il se moque éperduement
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des compliments qu'on peut lui adresser, et que la satisfaction de sa conscience lui suffit si tels de nos gouvernants raisonnaient ou agissaient comme lui, il me semble que bien des choses n'en iraient que mieux...
Je ne connais pas Clément Vautel. Je lui ai cependant demandé un jour de bien vouloir m'écrire un sketch à la manière de ses Films. Il me répondit, car il répond toujours aux lettres qui ont un but précis. Hélas ! ce fut pour m'avouer qu'il se désintéressait du théâtre.
D'après ce qu'on voit, depuis quelque temps, de l'étrange évolution de l'art dramatique, je ne puis que lui donner raison, une fois de plus ! Je ne l'ai aperçu qu'une fois dans les coulisses de l'Odéon, lors de la générale d'une de ses pièces ; il était si entouré que je n'ai pas pu me faire présenter. Au fond, cela a peut‐être mieux valu : je n'aurais pu m'empêcher de lui exprimer mes sentiments, et j'ai l'impression que les patati et patata, il s'en moque !
SÉVERINE
Elle vient de mourir et beaucoup de gens ont seulement découvert alors son grand cœur.
Notre commun amour pour les bêtes nous avait rapprochées. Elle consacra plusieurs de ses chroniques à ma première petite chienne. Elle venait parfois me rendre visite ; si je n'étais pas chez moi, elle y demeurait tout de même et, pendant de longs instants, tenait avec mes toutous une véritable conversation. Un jour, elle me laissa son magnifique livre Sac à tout, avec cette précieuse dédicace :
Pour Polaire, dont la sensibilité frémissante aimera «Sac à tout» sans l'avoir connu, comme j'aime le cher petit compagnon qu'elle pleure.
Mieux que personne, en effet, elle comprit mon chagrin à la mort de ma petite chienne. A cette époque, où je cherchais tous les dérivatifs pour oublier la pauvre bête je me rendis à Bue et demandais à recevoir le baptême de l'air, on me fit préalablement, signer une
déclaration par laquelle je reconnaissais que c'était de ma propre volonté que je montais en avion, et sur ma demande expresse. – Cette précaution laisse à penser que les appareils d'alors offraient tout de même moins de sécurité que ceux d'aujourd'hui. – Le lendemain, à ma grande surprise, j'appris par les journaux que j'avais reçu le baptême de l'air sur un Renault‐Pelleterie, piloté par le jeune lieutenant Bailly qui devait, hélas ! se tuer trois jours plus tard !...
Et je continue à vous citer, à la volée, ceux qui me plaisent et que j'admire, bien que, pour la plupart, je ne les connaisse pas davantage.
Claude Farrère, Abel Faivre, La Fouchardière, Raoul Sabatier, Rondel, ce charmant ami du théâtre et des artistes. Quel chic type que celui‐là ! Un déjeuner nous réunit à Marseille, jadis. Quel délicieux compagnon et quelle compréhension de l'art dramatique !
Curnonsky, la bonté même ; quel esprit ! quel talent ! Tout le monde en aura profité, sauf lui peut‐être ! Mais il restera un grand gosse ! Il sera toujours jeune !... Claude Farrère, François Porché, G. de Pawlowski, critique admirable et toujours juste ; Lucien Descaves, un des suprêmes défenseurs du vrai théâtre. Son frère, officier de paix, dirigeait aux courses le service des voitures ; quels souvenirs ! Le bon Gabriel Reuillard, écrivain probe, dont les livres témoignent de tant de cœur !
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Parmi tant de camarades, grandes artistes : Géniat, Jeanne Cheirel, la gentille Marie Dubas qui créa avec le grand Abel Tarride, une opérette de Nozière et Fernand Raphaël ; elle y témoignait déjà de tout le talent qu'on lui découvre enfin ; ...Joséphine Baker : je ne puis que la deviner, car je ne lui ai jamais parlé ; elle est si naïvement charmante que même sa nudité reste chaste. La délicieuse Elvire Popesco, Betty Daussmond, Yvonne Printemps, Gaby Morlay, Carletta Conti, etc... et l'adorable Juliette Darcourt, Marcelle Yrven, Germaine Risse.
Je veux citer également une charmante créature, toute jeune pour avoir tant de talent dans ce qu'elle écrit : c'est Aimée Barancy.
Et Michel Simon, Max Dearly, Harry Baur, Victor Bouclier, Dranem, Pierre Blanchar, Debucourt, Alcover, Grétillat, Garat, Paul Bernard, André Lefaur, Marcel Levêque. Pierre Fresnay et notre cher André Baugé dont personne ne peut soupçonner la bonté inépuisable tant elle est discrète. Et quel artiste ! – Notre admirable Jean Périer... et Mayol, qui vient de donner une nouvelle preuve de son cœur généreux en recueillant dans son clos, à Toulon, une artiste vieillie et malheureuse : Paula Brébion que l'Union des Artistes ne pouvait aider... Je me trouvai, avec Mayol, mêlée à une amusante aventure ; il l'a lui‐même contée dans ses «Mémoires» mais je ne puis pas ne pas la répéter, puisqu'elle nous fut commune.
Aux environs de 1910, un rédacteur de Fantasio, s'amusa à jeter à la poste, en des bureaux différents, quatre lettres sans adresse. Pour toute indication de nom et de domicile, il y avait, en effet, dessiné sur l'enveloppe, un portrait fort ressemblant représentant le grand sculpteur Rodin, Madame Curie, Mayol et moi... et écrit au‐dessous : Paris, sans autre
décision... Mayol et moi, seuls, avons reçu notre message. Je trouvai surprenant qu'un artiste comme Rodin et surtout un être génial comme Mme Curie ne fussent pas davantage
popularisés par l'image...
J'oublie certainement quelques artistes dignes de la plus franche admiration : quelques‐uns seulement, car la belle race qu'on en a connue semble en voie de régression ; il y a bien des valeurs relatives et des gloires discutables...
Quels auteurs j'aurais voulu jouer ? Henry Bernstein, Sacha Guitry, Willemetz, Jacques Deval, La Fouchardière, Tristan Bernard, Edouard Bourdet, Maurice Rostand, René Fauchois, Pagnol... Quant aux directeurs : Bernstein qui a fait du Gymnase la salle la plus réputée, Maurice Lehmann, Max Maurey, L. Benoit‐Deutsch, Léon Volterra, Trébor... Les autres ?... On ne sait plus...
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