En même temps que les Bosano, j'avais eu la chance de retrouver une vieille amie de ma famille, qui devait, par la suite, jouer un grand rôle dans ma vie. Cette Mme Goetz, qui avait connu mon père, m'avait vue naître. Restée veuve avec deux enfants, complètement ruinée, elle avait dû se placer, comme cuisinière, chez de grands fabricants d'instruments aratoires,
«Billiard et Cuzin», dont les bureaux, les ateliers et la demeure étaient alors situés, au‐
dessus de la gare de l'Agha, presque en face du Caravansérail où j'avais vu le jour.
C'est en allant, après mon départ de chez ma modiste de la rue Bab‐el‐Oued, flâner dans ce quartier de ma première enfance, que je rencontrai Mme Goetz. La pauvre femme,
décidément vouée au malheur, avait connu de nouvelles épreuves, dont elle me fit le triste récit. Son fils, qui lui donnait toutes les satisfactions, avait été tué dans un accident de chemin de fer, au service de la Compagnie du P.‐L.‐M. algérien ; comme on ne pouvait pas établir que l'infortuné garçon, à peine âgé de dix‐huit ans, subvenait à lui seul aux besoins de la famille, elle avait perdu tout espoir de recevoir la moindre pension. D'autre part, sa fille Rosalie, qui comptait tout juste quinze printemps, venait d'avoir un fils, hors du
mariage, bien entendu. Je dois souligner ici la précocité des natures algériennes : les fillettes sont généralement nubiles entre huit et dix ans, et l'on connaît des mamans qui n'ont qu'à peine atteint leur quatorzième année, chez les indigènes.
Privée de son garçon qu'elle adorait, nantie d'un petit‐fils qu'elle n'avait pas souhaité, la bonne Mme Goetz se désolait de la cruauté que lui témoignait le sort. Mes visites, assurait‐
elle, la réconfortaient ; elles ne m'étaient, du reste, pas moins agréables, puisque nous parlions de papa et des jours fortunés de ma prime jeunesse... Et quand il n'en reste plus que le souvenir, n'est‐ce pas... Aussi allai‐je souvent la voir, chaque fois que je le pouvais, et nous nous consolions mutuellement. Ses encouragements m'étaient précieux, car elle oubliait souvent sa propre détresse pour me parler de mon avenir avec espoir :
‐ Il faut avoir confiance, me disait‐elle... Tu es trop intelligente pour ne pas avoir ton tour de bon temps... La vie te le doit bien !
Mon vœu le plus cher, dont je l'entretenais avec passion, était de revoir maman, dont j'avais peu de nouvelles maintenant, et dont la tendresse commençait à me manquer terriblement.
‐ Elle ne reviendra sans doute jamais en Algérie, opinait Mme Goetz... C'est toi, plutôt, qui iras la rejoindre... Ecoute, me dit‐elle gravement, je suis sûre que tu finiras par retourner en France, plus tôt, peut‐être, que tu ne le supposes... Eh bien, promets‐moi de me rendre un grand service : si tu t'en vas, tu emmèneras Rosalie avec toi : ici, elle devient impossible à remettre dans le droit chemin, et je suis sûre qu'avec toi elle se tiendra plus sérieuse... Je m'occuperai d'élever son petit...
Ces conversations, si elles me causaient un vrai plaisir, eurent un résultat inattendu : à force de parler de maman, je finis par m'ennuyer d'elle plus que jamais. Il me semblait impossible que nous demeurions plus longtemps séparées... Les perspectives de départ que me laissait entrevoir maman Goetz me parurent peu à peu moins irréalisables... Et je me remis à penser à Paris... Ah ! Paris ! On a beau adorer son coin natal, même quand il est aussi plein d'attraits que notre magnifique Algérie, dès qu'on a vécu dans cette capitale si bien qualifiée de Ville Lumière, on a l'impression de ne plus pouvoir se plaire ailleurs...
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Paris ! C'était pour moi – comme pour tant d'autres, bien sûr, une sorte de phare géant, dont les feux éclatants tournaient incessamment aux quatre points cardinaux pour appeler tous ceux que dévore la soif de l'inconnu, l'amour de l'aventure... Paris ! Enfer et Paradis, tour à tour !... Champ incomparable ouvert aux grandes luttes de l'esprit, aux initiatives les plus audacieuses, ville miraculeuse aux mille ressources comme aux mille misères !... Miroir aux alouettes ? Oui, sans doute, mais quelle irrésistible attraction il exerce sur les âmes et sur les cerveaux !...
Mme Goetz n'avait pas perdu de temps pour s'ouvrir à sa fille de ses beaux projets ; Rosalie, parbleu, s'enthousiasma aussitôt. Elle voyait là un moyen unique de fuir la tutelle
maternelle, si indulgente, pourtant, et de vivre, enfin, à sa guise, sans contrôle et sans chaîne
! Elle vint bientôt m'en parler, me pressant de me décider :
‐ Tu verras, insinuait la perfide, comme ce sera amusant de s'en aller toutes les deux, seules... Quel beau voyage !... Et, tu sais, je sens, moi, que je ferai fortune à Paris ! Finalement, elle pour fuir sa mère, moi pour aller retrouver la mienne, nous nous
embarquâmes, un beau matin, sur le pont de l'EugènePéreire (16 francs, sans nourriture), nanties d'un tas de bénédictions, d'un panier de vivres et d'un petit viatique qui devait non permettre de nous débrouiller à Marseille. J'avoue, quelle que fût mon affection
reconnaissante pour les Bosano, que ma joie de revoir bientôt maman atténuait
singulièrement mon sincère regret de les quitter. Cependant Alphonse torturait toujours mon cœur.
Qu'on ne s'étonne pas trop de me voir ainsi m'en aller, presque à l'aventure, pour un voyage qui, à l'époque, était long et fatigant. Ne l'avais‐je pas, à mon retour, effectué seule ? De plus, la belle confiance que j'ai toujours eue en l'avenir me soutenait, autant que la joie que je me faisais d'embrasser maman. Ma nature précoce d'enfant d'Alger me permettait de réfléchir suffisamment aux suites possibles de cette équipée pour me garder contre les embûches.
Nous couchions donc sur le pont de l'EugènePéreire ; fort heureusement, cette nuit de septembre que nous vécûmes en mer était d'une douceur infinie, ce qui me parut d'un favorable augure. Pour moi, cependant, je ne dormais que d'un œil, sursautant à la moindre alerte, au premier bruit anormal. Autour de nous, étant donné le prix modique du passage, les voyageurs se trouvaient, assez mêlés : colporteurs allant tenter la fortune en France, zouaves, chass' d'Af, tirailleurs ou spahis permissionnaires, où se mêlaient des Maltais, des Italiens, des Espagnols et des Juifs...
Nous arrivâmes tout de même à Marseille sans anicroche. Un groupe de flibustiers, qui avaient fait la traversée avec nous, et avec lesquels nous n'avions pas pu éviter d'accepter la conversation, nous offrit un café au lait dans un estaminet de la Joliette. Ils nous
proposèrent de se mettre à notre entière disposition, arguant de leur complète
connaissance de Marseille. Rosalie entrevit là le début de cette fortune à quoi elle se croyait promise, et accepta tout ce qu'on voulut, et même plus encore... Pour moi, je trouvai à me caser chez une modiste de la rue Saint‐Ferréol et, en me privant à peu près de tout, je réussis à économiser assez rapidement ce qui m'était nécessaire pour aller jusqu'à Paris.
J'avais, durant mon séjour, partagé avec Rosalie ma petite chambre, mais je ne fus pas fâchée de les quitter l'une et l'autre car, pendant que j'étais à l'atelier, cette petite folle, complètement déchaînée maintenant qu'elle se sentait libre, transformait notre humble
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demeure en maison trop ouverte... Je partis donc un soir, laissant l'héritière de la pauvre maman Goetz à l'étrange destin qu'elle semblait avoir choisi...
Du temps passa, sur lequel je m'excuse d'anticiper un peu, mais je veux vous dire ce qu'il advint de mes deux amies, la fille et la mère, celle‐ci s'étant retrouvée dans ma vie au cours d'épisodes ultérieurs. En plein tumulte de ma vie parisienne, alors que, déjà lancée, je piaffais sur les planches des Ambassadeurs et de la Scala, je reçus la lettre suivante, dont le moins que je puisse dire est qu'elle m'emplit de stupeur :
Oslo, 18 Novembre 19..
Estce toi, ma petite Emilie, dont tout le monde parle, même ici ? Des journaux ont dit que la grande artiste Polaire s'appelait Emilie Bouchaud : seraitce donc toi Polaire ? Il ne me serait pas possible d'en douter. Je t'écris à tout hasard. Je suis en Norvège, chez ma fille Rosalie ; tu sais qu'elle est mariée ? Mais oui : avec un riche industriel d'ici ; elle a quatre enfants... Ah ! que je voudrais retourner à Paris... Dis, veuxtu me prendre chez toi avec le petit Robert ? (Te souvienstu quand je l'élevais chez les Mauresques ?) Tu me connais assez pour être sûre que je te ferais une intendante dévouée.
GOETZ.
Ma bonne maman Goetz ! Le premier moment d'ahurissement passé, je me hâtai de lui télégraphier d'arriver. Pauvre vieille, comme elle devait s'ennuyer, dans ce pays froid avec ses yeux et son cœur pareillement assoiffés de soleil !
Elle ne fut pas longue à rappliquer. Elle tomba chez moi en plein pillage : je ne suis pas née pour jouer les maîtresses de maison, et les préoccupations domestiques n'ont jamais été mon fort. Sa venue remit toutes choses au point : une diaconesse parmi les pirates ! Longue, mince, d'aspect sévère, elle en imposa vite à un personnel trop habitué à en prendre à son aise. Elle tint mon ménage pendant dix‐huit ans, et avec quel cœur ! C'est pour cela que je ne l'appelais plus que ma «mère Goetz». Quand elle mourut, ce fut un signe précurseur du mauvais sort qui n'a cessé de m'accabler depuis...
Quelle curieuse chose, tout de même, que la destinée de cette Rosalie : débauchée à Alger, rouleuse à Marseille, elle mit un terme à sa vie orageuse en filant de la laine au foyer d'un industriel nordique, qui était sans doute froid, pudique, sobre et puritain !...
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