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MA «MÈRE» GOETZ

Dans le document POLAIRE PAR ELLE MÊME (Page 28-31)

 

En même temps que les Bosano, j'avais eu la chance de retrouver une vieille amie de ma  famille, qui devait, par la suite, jouer un grand rôle dans ma vie. Cette Mme Goetz, qui avait  connu mon père, m'avait vue naître. Restée veuve avec deux enfants, complètement ruinée,  elle avait dû se placer, comme cuisinière, chez de grands fabricants d'instruments aratoires, 

«Billiard et Cuzin», dont les bureaux, les ateliers et la demeure étaient alors situés, au‐

dessus de la gare de l'Agha, presque en face du Caravansérail où j'avais vu le jour. 

 C'est en allant, après mon départ de chez ma modiste de la rue Bab‐el‐Oued, flâner dans ce  quartier de ma première enfance, que je rencontrai Mme Goetz. La pauvre femme, 

décidément vouée au malheur, avait connu de nouvelles épreuves, dont elle me fit le triste  récit. Son fils, qui lui donnait toutes les satisfactions, avait été tué dans un accident de  chemin de fer, au service de la Compagnie du P.‐L.‐M. algérien ; comme on ne pouvait pas  établir que l'infortuné garçon, à peine âgé de dix‐huit ans, subvenait à lui seul aux besoins  de la famille, elle avait perdu tout espoir de recevoir la moindre pension. D'autre part, sa  fille Rosalie, qui comptait tout juste quinze printemps, venait d'avoir un fils, hors du 

mariage, bien entendu. Je dois souligner ici la précocité des natures algériennes : les fillettes  sont généralement nubiles entre huit et dix ans, et l'on connaît des mamans qui n'ont qu'à  peine atteint leur quatorzième année, chez les indigènes. 

 

Privée de son garçon qu'elle adorait, nantie d'un petit‐fils qu'elle n'avait pas souhaité, la  bonne Mme Goetz se désolait de la cruauté que lui témoignait le sort. Mes visites, assurait‐

elle, la réconfortaient ; elles ne m'étaient, du reste, pas moins agréables, puisque nous  parlions de papa et des jours fortunés de ma prime jeunesse... Et quand il n'en reste plus  que le souvenir, n'est‐ce pas... Aussi allai‐je souvent la voir, chaque fois que je le pouvais, et  nous nous consolions mutuellement. Ses encouragements m'étaient précieux, car elle  oubliait souvent sa propre détresse pour me parler de mon avenir avec espoir :   

‐ Il faut avoir confiance, me disait‐elle... Tu es trop intelligente pour ne pas avoir ton tour de  bon temps... La vie te le doit bien ! 

 

Mon vœu le plus cher, dont je l'entretenais avec passion, était de revoir maman, dont j'avais  peu de nouvelles maintenant, et dont la tendresse commençait à me manquer terriblement. 

 ‐ Elle ne reviendra sans doute jamais en Algérie, opinait Mme Goetz... C'est toi, plutôt, qui  iras la rejoindre... Ecoute, me dit‐elle gravement, je suis sûre que tu finiras par retourner en  France, plus tôt, peut‐être, que tu ne le supposes... Eh bien, promets‐moi de me rendre un  grand service : si tu t'en vas, tu emmèneras Rosalie avec toi : ici, elle devient impossible à  remettre dans le droit chemin, et je suis sûre qu'avec toi elle se tiendra plus sérieuse... Je  m'occuperai d'élever son petit... 

 

Ces conversations, si elles me causaient un vrai plaisir, eurent un résultat inattendu : à force  de parler de maman, je finis par m'ennuyer d'elle plus que jamais. Il me semblait impossible  que nous demeurions plus longtemps séparées... Les perspectives de départ que me laissait  entrevoir maman Goetz me parurent peu à peu moins irréalisables... Et je me remis à penser  à Paris... Ah ! Paris ! On a beau adorer son coin natal, même quand il est aussi plein d'attraits  que notre magnifique Algérie, dès qu'on a vécu dans cette capitale si bien qualifiée de Ville  Lumière, on a l'impression de ne plus pouvoir se plaire ailleurs... 

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Paris ! C'était pour moi – comme pour tant d'autres, bien sûr, une sorte de phare géant, dont  les feux éclatants tournaient incessamment aux quatre points cardinaux pour appeler tous  ceux que dévore la soif de l'inconnu, l'amour de l'aventure... Paris ! Enfer et Paradis, tour à  tour !... Champ incomparable ouvert aux grandes luttes de l'esprit, aux initiatives les plus  audacieuses, ville miraculeuse aux mille ressources comme aux mille misères !... Miroir aux  alouettes ? Oui, sans doute, mais quelle irrésistible attraction il exerce sur les âmes et sur les  cerveaux !... 

 

Mme Goetz n'avait pas perdu de temps pour s'ouvrir à sa fille de ses beaux projets ; Rosalie,  parbleu, s'enthousiasma aussitôt. Elle voyait là un moyen unique de fuir la tutelle 

maternelle, si indulgente, pourtant, et de vivre, enfin, à sa guise, sans contrôle et sans chaîne 

! Elle vint bientôt m'en parler, me pressant de me décider :   

‐ Tu verras, insinuait la perfide, comme ce sera amusant de s'en aller toutes les deux,  seules... Quel beau voyage !... Et, tu sais, je sens, moi, que je ferai fortune à Paris !   Finalement, elle pour fuir sa mère, moi pour aller retrouver la mienne, nous nous 

embarquâmes, un beau matin, sur le pont de l'Eugène­Péreire (16 francs, sans nourriture),  nanties d'un tas de bénédictions, d'un panier de vivres et d'un petit viatique qui devait non  permettre de nous débrouiller à Marseille. J'avoue, quelle que fût mon affection 

reconnaissante pour les Bosano, que ma joie de revoir bientôt maman atténuait 

singulièrement mon sincère regret de les quitter. Cependant Alphonse torturait toujours  mon cœur. 

 

Qu'on ne s'étonne pas trop de me voir ainsi m'en aller, presque à l'aventure, pour un voyage  qui, à l'époque, était long et fatigant. Ne l'avais‐je pas, à mon retour, effectué seule ? De plus,  la belle confiance que j'ai toujours eue en l'avenir me soutenait, autant que la joie que je me  faisais d'embrasser maman. Ma nature précoce d'enfant d'Alger me permettait de réfléchir  suffisamment aux suites possibles de cette équipée pour me garder contre les embûches. 

 

Nous couchions donc sur le pont de l'Eugène­Péreire ; fort heureusement, cette nuit de  septembre que nous vécûmes en mer était d'une douceur infinie, ce qui me parut d'un  favorable augure. Pour moi, cependant, je ne dormais que d'un œil, sursautant à la moindre  alerte, au premier bruit anormal. Autour de nous, étant donné le prix modique du passage,  les voyageurs se trouvaient, assez mêlés : colporteurs allant tenter la fortune en France,  zouaves, chass' d'Af, tirailleurs ou spahis permissionnaires, où se mêlaient des Maltais, des  Italiens, des Espagnols et des Juifs... 

 

Nous arrivâmes tout de même à Marseille sans anicroche. Un groupe de flibustiers, qui  avaient fait la traversée avec nous, et avec lesquels nous n'avions pas pu éviter d'accepter la  conversation, nous offrit un café au lait dans un estaminet de la Joliette. Ils nous 

proposèrent de se mettre à notre entière disposition, arguant de leur complète 

connaissance de Marseille. Rosalie entrevit là le début de cette fortune à quoi elle se croyait  promise, et accepta tout ce qu'on voulut, et même plus encore... Pour moi, je trouvai à me  caser chez une modiste de la rue Saint‐Ferréol et, en me privant à peu près de tout, je  réussis à économiser assez rapidement ce qui m'était nécessaire pour aller jusqu'à Paris. 

J'avais, durant mon séjour, partagé avec Rosalie ma petite chambre, mais je ne fus pas  fâchée de les quitter l'une et l'autre car, pendant que j'étais à l'atelier, cette petite folle,  complètement déchaînée maintenant qu'elle se sentait libre, transformait notre humble 

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demeure en maison trop ouverte... Je partis donc un soir, laissant l'héritière de la pauvre  maman Goetz à l'étrange destin qu'elle semblait avoir choisi... 

 

Du temps passa, sur lequel je m'excuse d'anticiper un peu, mais je veux vous dire ce qu'il  advint de mes deux amies, la fille et la mère, celle‐ci s'étant retrouvée dans ma vie au cours  d'épisodes ultérieurs. En plein tumulte de ma vie parisienne, alors que, déjà lancée, je  piaffais sur les planches des Ambassadeurs et de la Scala, je reçus la lettre suivante, dont le  moins que je puisse dire est qu'elle m'emplit de stupeur : 

 

Oslo, 18 Novembre 19.. 

 Est­ce toi, ma petite Emilie, dont tout le monde parle, même ici ? Des journaux ont dit que la  grande artiste Polaire s'appelait Emilie Bouchaud : serait­ce donc toi Polaire ? Il ne me serait  pas possible d'en douter. Je t'écris à tout hasard. Je suis en Norvège, chez ma fille Rosalie ; tu  sais qu'elle est mariée ? Mais oui : avec un riche industriel d'ici ; elle a quatre enfants... Ah ! que  je voudrais retourner à Paris... Dis, veux­tu me prendre chez toi avec le petit Robert ? (Te  souviens­tu quand je l'élevais chez les Mauresques ?) Tu me connais assez pour être sûre que je  te ferais une intendante dévouée. 

 

GOETZ. 

 

Ma bonne maman Goetz ! Le premier moment d'ahurissement passé, je me hâtai de lui  télégraphier d'arriver. Pauvre vieille, comme elle devait s'ennuyer, dans ce pays froid avec  ses yeux et son cœur pareillement assoiffés de soleil ! 

 

Elle ne fut pas longue à rappliquer. Elle tomba chez moi en plein pillage : je ne suis pas née  pour jouer les maîtresses de maison, et les préoccupations domestiques n'ont jamais été  mon fort. Sa venue remit toutes choses au point : une diaconesse parmi les pirates ! Longue,  mince, d'aspect sévère, elle en imposa vite à un personnel trop habitué à en prendre à son  aise. Elle tint mon ménage pendant dix‐huit ans, et avec quel cœur ! C'est pour cela que je ne  l'appelais plus que ma «mère Goetz». Quand elle mourut, ce fut un signe précurseur du  mauvais sort qui n'a cessé de m'accabler depuis... 

 

Quelle curieuse chose, tout de même, que la destinée de cette Rosalie : débauchée à Alger,  rouleuse à Marseille, elle mit un terme à sa vie orageuse en filant de la laine au foyer d'un  industriel nordique, qui était sans doute froid, pudique, sobre et puritain !... 

                   

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