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La présentation linéaire de cet écrit ne rend pas justice au processus de recherche, surtout quand celui-ci s’inscrit dans un cadre académique régi par des normes de présentation basées sur une logique explicative. C’est pourquoi, avant de poursuive par la présentation de concepts, théories et clarifications scientifiques alimentant ma problématique, je souhaite expliciter leurs moments d’émergence, leurs critères de choix et leur utilité pour ma réflexion.

Pour rappel, la posture épistémologique choisie est de type compréhensive, soit ce sont les significations des personnes qui m’intéressent et qui sont à la base de ma recherche. Mon processus respecte les principes de la théorie enracinée, soit l’objet se construit dans une va-et-vient continu entre théorie, terrain et réflexivité du chercheur.

La première notion présentée est « prostitution ». Une première ambiguïté est à lever concernant son inclusion dans cette partie théorique, alors que la posture compréhensive oriente ce mémoire. Effectivement, dans une logique compréhensive, j’aurais pu uniquement m’appuyer sur les définitions données par mes informatrices sur cette activité, afin d’ancrer dans le terrain la catégorie de pensée « prostitution » et ce à quoi elle se réfère. Pourtant, dans une souci de distanciation d’avec ma propre subjectivité, j’ai regardé dans la loi genevoise comment est définie l’activité prostitutionnelle et je me réfère à deux dictionnaires et à deux sites internet pour comprendre l’évolution de la définition des termes « prostitution » et

« travail de sexe ». Enfin je me suis intéressée aux différentes définitions données de cette activité dans le champ académique.

Le concept de « stigmate » est ensuite abordé premièrement en raison de sa présence dans de nombreux écrits sur la prostitution (ou le travail de sexe). A ce sujet, je pense que le travail de Pheterson (2001) sur le stigmate de putain n’est pas anodin quant à son influence sur les autres travaux. Deuxièmement car à l’issue des trois premiers entretiens, ma compréhension des propos de mes interlocutrices invitaient à son développement.

En dernier lieu, j’aborde dans cette partie théorique un dernier développement dont je n’ai pourtant pas tenu compte en amont de la construction de mes données, mais qui émerge de celle-ci. Mes interlocutrices, avérées et potentielles (soit celles avec qui je n’ai finalement pas fait d’entretien), sont toutes des femmes ou du moins de type féminin et le seul homme

32 avec lequel j’ai été, par personne interposée, en contact, pratique pour un public d’homme.

Ce constat m’a conduit au domaine des études genre.

Au delà de la grille de lecture générale du monde qu’il permet, ce domaine scientifique a facilité ma compréhension de trois points relevés dans la littérature scientifique et non scientifique, et/ou dans les entretiens. Le premier est celui de « sexualité », que j’ai plus souvent rencontré dans la littérature scientifique que dans le contenu de mes entretiens. Le second est celui de « travail » que je j’ai développé uniquement après avoir constaté que les personnes interviewées se référaient systématiquement au terme « travail » pour parler de leur activité prostitutionnelle. Ce point m’a conduit au concept de « travail considéré comme féminin » (Falquet, 2009). La dernière partie porte sur la migration et son développement émane également d’un constat sur les actrices du terrain. Je l’ai intégré après avoir constaté qu’aucune de mes interlocutrices, potentielles et avérées, avaient grandi à Genève et, à l’exception d’une, aucune n’est Suisse ou a grandi dans ce pays.

33 Fondation&:&construction&sociale&et&langage&

Le socle théorique de ce mémoire est un essai, « La construction sociale de la réalité », écrit par Berger et Luckmann (1966/2008) dans les années 60 et dans lequel ces auteurs s’intéressent à “l’analyse sociologique de la réalité de la vie quotidienne, plus précisément de la connaissance qui guide nos conduites dans la vie quotidienne” (p. 69). Effectivement, c’est à travers les connaissances que nous appréhendons le monde et donc la réalité.

Dans cet ouvrage majeur de la sociologie de la connaissance, ces auteurs présentent comment la réalité est construite par le social. Dans cette perspective plaçant le social au cœur de leur construction, les connaissances ne sont pas fixes, détachées du monde des humains et le transcendant, mais elles sont évolutives et rattachées à des lieux et des époques. Cette construction émane d’un triple processus dynamique d’objectivation, d’exteriorisation et d’interiorisation à travers lequel les connaissances se construisent, se modifient et évoluent en fonction des besoins. Dans ce processus, l’objectivité et la subjectivité se nourrissent mutuellement dans un mouvement continu et il s’inscrit dans la dialectique en l’individu et le collectif.

Une autre façon d’envisager la réalité comme un construit social passe par la distinction effectuée entre un niveau ontologique, « ce qui est », et un niveau gnoséologique, « ce que nous savons de ce qui est », lequel renvoie à un niveau discursif. Bronckart 3 estime que ce niveau discursif est celui par lequel il devient possible d’appréhender le monde, car les mots sont les traces de ces connaissances, au niveau gnoséologique, que nous avons du niveau ontologique. En s’appuyant sur la théorie de Saussure sur le signe, Bronckart explique que ce découpage, effectué sur le niveau ontologique, est arbitraire, conventionnel et qu’il est l’œuvre des humains. Le résultat de ce découpage correspond aux catégories, ou connaissances, existant au niveau gnoséologique.

Dans ces deux présentations d’une réalité construite socialement, le langage occupe une place centrale. Il officie comme une forme de tampon entre l’objectivité et la subjectivité, mais aussi entre l’individu et le collectif.

3Présentation de ce découpage effectuée durant le premier cours du master en formation des adultes“Approche comparative des conceptions de l’action et des dispositifs d’analyse des pratiques”, semestre d’automne 2011 du Master FA; “Analyse discursive: identification de traces linguistiques de développement et d’apprentissage”, semestre de printemps 2012 du Master FA

34 Le langage est au centre du processus d’appropriation et de développement des connaissances. Concernant les liens entre langage, monde et pensée, selon Bronckart (1996), une conception dominante existe au sein des courants actuels des sciences humaines et sociales. Dans celle-ci, le postulat de base est le suivant : “la représentation du monde est première et le langage est un phénomène second” (p.107). A la suite des travaux de Vygotski, la proposition choisie par Bronckart prend le tournant de cette conception dominante. Le langage n’est alors plus second, mais premier. Dans cette logique, le développement humain ne part plus de l’individu vers le collectif. A l’inverse, c’est un processus qui part du collectif pour aller vers l’individu. Berger et Luckmann (1966/2008) s’accordent avec cette conception. Selon eux, “le langage peut devenir le dépôt objectif où s’accumulent un grand nombre des intentions et des expériences qu’il peut alors conserver dans le temps et transmettre aux générations suivantes” (p.94). C’est donc par son biais que la personne prend conscience et développe sa connaissance du monde et c’est à travers le prisme des mots que l’humain catégorise son environnement.

Pour en revenir au triple processus de construction de connaissances, annoncé en préambule, et de son lien avec le langage, au niveau de l’extériorisation, c’est par le biais du langage que les individus extériorisent leur expérience et donc leurs connaissances du monde.

Au niveau de l’objectivation, le langage marque le passage de la subjectivité à l’objectivité.

Notons également que chaque humain ne vit pas seul dans sa propre réalité et une partie de celle-ci est partagée avec les autres. Ce partage passe entre autres par le langage. Les mots détiennent alors une part individuelle de signification et une autre collective. Au niveau de l’intériorisation, ce processus correspond à la première appréhension de nouveaux phénomènes du monde par l’individu, durant lequel il intègre la face objective de l’action des autres, qui devient subjectivement sa connaissance du monde. Or, si j’en reviens à la proposition susmentionnée de Bronckart, basée sur celle de Vygotski, le langage est déterminant dans ce processus.

C’est aussi par le biais du langage que les humains négocient les connaissances du monde et donc que celles-ci changent. Dans le premier chapitre de son ouvrage « Miroirs et masques », Strauss (1959/1992) invite à se distancier d’une considération essentialiste du langage. Selon lui, les mots sont le moyen permettant de connaître le monde et ils ne correspondent pas à des éléments donnés une fois pour toute. Effectivement quand un nom ne convient plus pour appréhender la réalité, de nouveaux noms peuvent être créés, ces changements pouvant faire l’objet de débat entre différents groupes sociaux. Par ailleurs, cet auteur invite à constater que ce sont les mots qui sont chargés de valeurs et non pas les objets,

35 personnes et actions qu’ils désignent. Les connaissances ne sont donc pas données une fois pour toutes, elles sont évolutives et l’interaction langagière est au cœur de ces changements.

Langage)et)prostitution)

En ce qui concerne le langage, au gré des différentes étapes, la variation des mots a traversé mon parler et ma pensée. Du très scientifique continuum d’échange économico-sexuel au militant travail de sexe en passant par l’objectivité du sexe tarifé et le moralement chargé prostitution, chacun de ces termes a permis d’aborder l’activité selon un angle différent et ma réflexion s’en est trouvée à chaque fois bouleversée. Au final, le référant n’est-il pas toujours plus ou moins le même ? La multiplicité de ces termes n’est pas sans intérêt surtout quand Strauss (1959/1992) explique que “lorsqu’on change le nom d’un objet on réajuste sa relation avec lui et, ipso facto, on modifie son comportement en fonction de son réajustement” (Strauss, 1959/1992, p.24).

« Stella 4 », association québécoise alliant des travailleuses-rs du sexe et des chercheuses-rs (en santé publique notamment), invite à penser en termes de travail de sexe.

Effectivement, selon cette association, le terme prostitution possède le double inconvénient d’être un mot dont la charge morale est importante et dont l’usage quand il s’agit de définir la pratique d’une personne entraine une réduction de cette dernière à cette pratique.

Synthèse&intermédiaire&&

En ce qui concerne l’objet de ce mémoire, ces quelques éléments d’introduction invitent à rompre avec une approche naturaliste ou essentialiste, qui pourrait laisser penser à une part immuable inhérente à l’objet même et existant au-delà des constructions qu’en font les humains. La prostitution est ainsi appréhendée comme une catégorie socialement construite portant sur un segment de l’activité humaine. Enfin, précisons que ce découpage n’est pas fixe et donné une fois pour toute. De la sorte, bien que relativement stable, il est évolutif tant dans son versant signifiant/référant que dans son versant signifié/ référé.

Au niveau du langage, les éléments présentés m’ont conduit à m’intéresser aux mots utilisés pour parler de l’activité prostitutionnelle. Mais également à accorder une place de central au langage dans le choix de la méthode de construction des données et leur analyse.

4http://www.chezstella.org/stella/?q=14reponses, consulté le 10 avril 2013

36 Cet intérêt pour les mots, comme objet reflétant et contribuant à des constructions sociales, m’a également conduit à m’intéresser aux diverses définitions possibles d’un même terme et à dans une certaine mesure à l’histoire qui accompagne les mots.

Extrait de « 39 rue de Berne » par Max Lobe

«Dans ce genre de situation où tu ressens de des hontes, il faut rester calmos et chercher tranquillement une solution. Dans le cas de Mbila, il y en avait que deux. […]. Du coup, la seule solution plausible – plausible parce qu’unique – était de continuer l’aventure et de devenir … wolowoss. Voilà le mot était lâché maintenant dans sa tête et y tonnait comme un tam-tam de nos villages : pros-ti-tuées ! Ce mot dès cet instant devait se libérer de toute connotation péjorative et désormais prendre une place importante dans sa vie, dans sa chair, dans ses os, dans son être.(p.76)

37 Prostitution&/&Travail&du&sexe&

Définition)dans)le)droit)

Du côté du droit Suisse et plus particulièrement à Genève, la prostitution est définie de la sorte :

Art.2 Définition :

1 La prostitution est l'activité d'une personne qui se livre à des acte sexuels ou d'ordre sexuel, avec un nombre déterminé ou indéterminé de clients, moyennant rémunération.

2 Les assistants sexuels pour personnes handicapées au bénéfice d'une formation adéquate n'entrent pas dans le champ d'application de la présente loi.

http://www.ge.ch/legislation/rsg/f/rsg_i2_49.html, consulté le 28 avril 2013

)

Si les critères d’actes sexuels, de rémunération, de clients ne sont pas étonnants, la distinction opérée entre « clients » et « personnes handicapées » surprend. Je n’ai cependant pas exploré cette voie de réflexion.

Cette définition initiale se voit spécifier selon le lieu de travail : Chapitre III Prostitution sur le domaine public Art. 6 Définition

Est assimilée à la prostitution sur le domaine public celle qui s'exerce sur des lieux accessibles au public ou exposés à la vue du public.

Chapitre IV Prostitution de salon

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