• Aucun résultat trouvé

Chapitre III : Les forestiers landais et la question des feuillus en 2010

2. Une hypersensibilité au risque mais aussi une confiance mesurée dans l’avenir

2.1. Une sensibilité accrue aux risques

Le temps long de la sylviculture – qu’elle soit feuillue ou résineuse – fait de cette activité une pratique risquée. Depuis le début du boisement des Landes de Gascogne, les acteurs forestiers s’accordent à dire que la monoculture du pin maritime rend le système, certes plus performant, mais aussi plus vulnérable. Divers dispositifs ont atténué certains de ces risques tout au long du XXe : l’avancée des connaissances scientifiques (en sciences du sol, en génétique, en pathologie forestière), les progrès techniques (assainissement et drainage des landes, mécanisation, fertilisation, raccourcissement des rotations) et les politiques mises en œuvre (soutien à l’investissement avec la création du FFN et des DFCI, mise en place de structures de conseil telles que les CRPF, les GPF…). De prime abord, on aurait pu penser que faire de la

sylviculture dans le massif landais n’avait jamais été si bien encadré, maîtrisé et si sûr depuis 1949. Cela permettait même de parler dans les années 1960-70 de « ligniculture » (Maugé

et al., 1969), terme qui renvoyait à la fois à un processus accéléré de production de bois et à des

itinéraires techniques proches de ceux mobilisés en agriculture (recours au labour, à la fertilisation, au traitement phytosanitaire...) et visant à maîtriser le plus possible toutes les étapes de la vie du peuplement. Mais les événements catastrophiques récents, ponctuels (tempêtes, crise économique mondiale) ou chroniques (changement climatique, stagnation des prix du bois) ont remis sur le devant de la scène la question de la gestion des risques. Ils réactivent aussi un sentiment d’hypersensibilité au risque, sous-jacent et latent chez la plupart des propriétaires et des gestionnaires forestiers en situation normale mais qui se révèle au grand jour à l’occasion d’événements comme la tempête Klaus.

Cette sensibilité exacerbée peut s’expliquer par plusieurs facteurs :

• L’imbrication et l’interaction spatiale des risques : le développement et la crise de la résine (liée à la guerre de Sécession aux USA qui provoque l’envolée rapide et la chute tout aussi brutale des cours de la résine, (Sargos, 1997, p. 492 sqq.)) est une des premières crises liées à des événements extérieurs au massif que les forestiers landais aient subies. Mais jusqu’aux années 1970, les événements, leurs facteurs explicatifs et les solutions envisageables pouvaient encore se trouver dans leur environnement proche. Il n’y avait pas forcément lieu de se forger des cadres d’analyses et des schèmes d’interprétation complexes pour saisir la réalité. Aujourd’hui, ils se savent plus que jamais soumis à des

risques économiques et climatiques qui dépassent complètement leur espace de vie et leur sphère de décision : comment agir sur la décision de grands groupes industriels dont

les actionnaires vivent à 5000 km des Landes ? Comment faire face à la concurrence de bois des pays de l’Est dans un marché qui n’est plus régulé nationalement et encore moins régionalement ? Comment agir à son échelle face à des changements climatiques globaux ? Ils ont conscience que l’influence et la maîtrise de certains risques dépassent largement la sphère domestique locale. Leurs stratégies pour tenter de limiter l’impact de ces aléas sont alors très diversifiées. Les forestiers les plus isolés du groupe G3 par exemple optent pour des stratégies individuelles où chacun sauve chez soi ce qui peut l’être (d’où la vente massive de bois malgré les mots d’ordre syndicaux) ou assument le risque à leur manière (avec diverses formules possibles selon Couture (2009, p. 79) : contractualisation ou non d’une assurance, auto-assurance, autoprotection, épargne de précaution, pari sur la solidarité nationale). Les forestiers du groupe G1 et G2, les plus intégrés socialement notamment dans des réseaux socio-techniques comme les GPF ou des structures interprofessionnelles, militent pour des réponses collectives (création d’un fonds de calamités, de coopératives d’achats, de micro-groupements). Enfin, selon les cas, les uns font confiance à la science pour trouver des solutions techniques (innovation), aux décideurs publics pour mettre en place des systèmes de régulation et d’aides publiques ou au marché pour écouler les stocks ou couvrir les pertes (assurances), etc. Alors que l’on pouvait parler de déni du risque suite à la tempête de 1999 vu l’empressement des forestiers à reboiser (Guennéguez et al., 2009), il conviendrait plutôt de parler de

sensibilité exacerbée ou d’aversion aigue au risque ;

• Une prévisibilité des risques très aléatoire : alors que les calculs de probabilité prévoyaient un retour centennal des événements de type cyclonique, la tempête Klaus a rendu la prévision de ce risque caduc au point que les propriétaires forestiers enquêtés ne savent plus à quel chiffre se vouer : la tempête reviendra-t-elle dans 10, 20, 30, 50, 100 ans ? L’objectivation de la survenue du risque par la quantification et le calcul statistique a particulièrement décontenancé les forestiers dans la mesure où celle-ci s’est révélée très difficile à faire voire fausse par rapport à celle annoncée en 1999 ;

• Une gamme de risques accrus et cumulatifs : Si l’incendie et les tempêtes ont été et restent une préoccupation majeure, les risques phytosanitaires inquiètent aussi beaucoup de forestiers. Certains de ces problèmes sanitaires (processionnaires, ips, hylobe, armillaire) sont anciens mais leur impact semble renforcé par la conjonction de

facteurs défavorables (sécheresse chronique, chablis importants, etc.). D’autres

Landes, se généralisent à tout le massif. Enfin des ravageurs potentiels sont à la porte des Pyrénées tel le nématode du pin qui a déjà ravagé 300 000 ha de pin au Portugal et en Espagne. Pour les forestiers interrogés, ces risques ont d’autant plus angoissants qu’il n’y a pas de traitements efficaces pour l’instant. Les risques économiques ont aussi changé de nature et d’échelle : les débouchés pour les produits bois dépendent beaucoup de la vitalité du tissu industriel ; or le secteur du sciage est en crise depuis plusieurs années et les forestiers ont une confiance limitée dans la pérennité de certaines industries dont

ils craignent la délocalisation et donc une difficulté supplémentaire à écouler leur

produit. L’accumulation de crises de nature différente (crise économique mondiale, tempête Klaus, attaques phytosanitaires virulentes) sur un laps de temps court (2008- 2010) renforce ce sentiment de risques plus nombreux et systémiques. Alors que les forestiers avaient réussi à contenir et sérier des risques comme l’incendie ou certaines attaques phytosanitaires, d’autres types de risques sont plus difficiles à prendre en compte de manière isolée à l’instar du changement climatique qui nécessite d’agir sur un grand nombre de facteurs liés à la sylviculture (quels choix d’essences pour quels types de changement climatiques,) ou à la demande des marchés par exemple (faut-il parier sur des bois d’œuvre, exposés plus longtemps aux aléas, ou sur le bois énergie valorisable plus rapidement ?) ;

• une médiatisation et une prise de conscience plus grande des risques qui affectent la forêt. Aujourd’hui le moindre événement qui se déroule au niveau local, national voire au- delà de nos frontières est connu des forestiers comme le montre les témoignages qui égrainent les différentes tempêtes qui ont affecté le massif landais mais aussi d’autres régions de France (Massif central en 1982 et 1999) voire d’Europe (l’ouragan Gudrun de 2005 en Suède cité par quelques forestiers landais) ;

• Outre ce contexte plutôt alarmiste, l’hypersenbilité au risque est aussi renforcée par la

remise en cause du progrès scientifique accusé de générer autant de risques qu’il en résout selon une partie des forestiers du groupe G4 mais aussi du G2. Ils incriminent les

nouvelles variétés de pin maritime qui pousseraient plus vite mais seraient moins résistantes au vent, la fertilisation qui doperait les arbres au détriment de leur ancrage, certaines formes de labours et de débroussaillage qui déstabiliseraient les jeunes plants … Leur attitude pourrait être interprétée comme un signe de méfiance et de

désenchantement vis-à-vis du progrès et de la science, et la marque d’une acception

(plus ou moins résignée) de ne pouvoir toujours contrôler ou simplement contourner la nature. Cependant cette critique du progrès technologique ne concerne pas tous les

pans de la science. Les préconisations des chercheurs tendant à conserver les boisements

feuillus sont assez largement admises aujourd’hui même si les propriétaires et les gestionnaires forestiers doutent encore un peu de leur efficacité. Compter sur la nature pour équilibrer les populations de ravageurs et de prédateurs est une idée qui les laisse encore un peu perplexes. Et, dans le cas d’attaques virulentes de chenilles processionnaires du pin par exemple, « un bon traitement chimique » par voie aérienne les rassure davantage. Comment expliquer ce scepticisme vis-à-vis de ces préconisations qui tendent à redonner à la nature la maitrise des équilibres en forêt ? Les témoignages des forestiers les plus âgés montrent qu’ils ont cherché tout au long de leur vie de sylviculteur à s’affranchir, se distancier ou à contrôler le plus possible les facteurs naturels. Or des événements comme la tempête Klaus, ébranlent sérieusement ce positionnement tant la

Nature se rappelle à eux. D’où la complexité de leur rapport à la notion de nature et aux propositions d’actions qui se fondent sur l’entretien des équilibres entre éléments de l’écosystème. Alors que des groupes sociaux qualifient la nature de fragile et

menacée, ils ont souvent affaire à une nature capricieuse et brutale. Difficile dans ces conditions pour les forestiers du G2 de croire en une nature généreuse et soucieuse des besoins du forestier. A l’inverse, les forestiers du G4 considèrent que cette maîtrise

de la nature est illusoire et que celle-ci se rappelle toujours à l’homme d’une manière ou d’une autre ; ils préfèrent donc composer avec elle plutôt que tenter de lui résister ;

• L’émergence de controverses et la remise en cause des référents : habitués à des réponses techniques précises, les forestiers se retrouvent dans une situation où éclatent de multiples controverses. Non seulement aucune solution proposée n’apparait comme

une panacée mais l’autorité même de ceux qui les promeuvent est questionnée : tout

type d’aléas confondus, les dégâts sont-ils seulement dus aux facteurs naturels (des vents trop forts, des ravageurs trop affamés, des étés trop chauds, des hivers trop froids) ? Avait-on trop confiance dans les modèles culturaux élaborés au cours des années 1960- 70 ? Faut-il tout revoir au point de vouloir remplacer le pin maritime par des feuillus ? A qui faire confiance aujourd’hui ? Face à ces questions, il y a quasiment autant de réponses que de propriétaires forestiers, chacun se faisant une vague idée des causes et des conséquences à tirer d’événements comme la tempête Klaus. Mais, là où, en temps normal, ils prenaient des décisions entre différentes options possibles plus ou moins éprouvées par des instituts techniques ou des pairs, il leur faut aujourd’hui agir non

seulement dans un contexte d’incertitude très forte mais aussi de controverses sur les techniques, les organisation et les personnes. Un événement comme la tempête Klaus remet en cause les positions acquises et l’autorité de ceux qui définissent les normes

en matière de sylviculture ou de gestion forestière. Pour propriétaire ou un gestionnaire forestier, choisir tel ou tel itinéraire sylvicole revient à prendre parti et à légitimer un type de sylviculture plutôt qu’un autre. Ce choix se fait dans un contexte où les différents opérateurs du secteur cherchent à reconquérir leur autorité et leur légitimité en produisant de nouvelles normes et des modèles techniques censés mieux prendre en compte les risques naturels. On peut alors se trouver dans une situation déjà décrite par Chalas et al. (2009) qui constatent que ces incertitudes font parfois l’objet de tentatives « d’instrumentalisation stratégique » qui consiste à interpréter la réalité en vue d’imposer son propre mode d’action ;

• La difficulté de s’assurer contre les risques et la remise en cause du principe de

solidarité nationale : la sensibilité au risque s’est accrue avec la tempête Klaus car celle-

ci a révélé un problème récurrent de la gestion forestière, celle de l’assurance contre les catastrophes naturelles en forêt. Assurance privée, mesures d’auto-assurance et d’autoprotection, épargne de précaution, solidarité nationale sont autant d’outils disponibles aux propriétaires forestiers privés pour se couvrir contre les risques naturels (Couture, 2009, p. 79). Mais le contexte socio-économique actuel tend à favoriser certains outils aux dépens d’autres. A cet égard, les autorités publiques remettent de plus en plus en cause le principe de la solidarité nationale (en refusant ou en soumettant à condition la mise en place d’un système collectif d’indemnisation comme celui existant en agriculture). Il tend à renvoyer les propriétaires forestiers vers la contractualisation d’assurance privée. Or l’offre actuelle reste relativement limitée et très onéreuse. Comme

le souligne Couture (2009), « le marché de l’assurance forêt en France est en situation de concurrence imparfaite (duopole) » où les prix sont supposés plus élevés qu’en situation de concurrence, limitant l’accès à certains types de propriétaires forestiers qui souhaiteraient s’assurer. Cette situation de forte incertitude réfrène beaucoup de forestiers vis-à-vis du reboisement et explique l’intention d’un certain nombre d’entre eux de réaliser des investissements a minima.