• Aucun résultat trouvé

LE SENS DE LA VILLE

Fonctions de l’art

CHAPITRE 3  LE SENS DE LA VILLE

Choix méthodologiques

Dès le début de notre travail, il est vite apparu qu’une situation d’« objectivité », même théorique, serait impossible à tenir144. Si l’aspect technique du film peut être abordé en

extériorité, comme un observateur qui cherche à comprendre une pratique, l’aspect « réception » du film, pose le problème central de la « subjectivité » du spectateur ; avec le risque d’accumuler des informations inexploitables. Il a fallu choisir un autre chemin. La meilleure position selon nous est de se mettre au croisement des données. Ce qu’il a été décidé de comprendre n’est pas le résultat du phénomène étudié, mais son processus d’apparition et son fonctionnement.

Nous avons choisi pour ce travail particulier une approche constructiviste. Ce qui signifie pour reprendre la formule de Guba et Lincoln, reality is constructed instead of discovered. (Guba, Lincoln, 1994). Cette approche se caractérise essentiellement par son refus de la « brique élémentaire » qui « conduit pour connaître un arbre à le décomposer (ou le réduire) en un tas de sciure, et qui nous fait si souvent délaisser ces «   invisibles   » qui relient tant d’éléments analysés » (Le Moigne, 1995, p.29).

Nous ne travaillons pas directement sur des objets (films ou villes) ni sur des sujets (cinéastes ou spectateurs), mais sur le « projet » que constitue la représentation comme mise en forme et comme spectacle ; à la fois dans la construction de cette représentation, mais surtout dans sa réception. C’est-à-dire « en entendant ce caractère téléologique de la connaissance [du phénomène de représentation/perception] dans son intelligible complexité » (Le Moigne, 1995, p.99). Dit encore autrement, le projet de la « connaissance de la ville par le film » ne peut ni se réduire à une collection de villes et de films, ni explorer par enquêtes les modes opératoires des cinéastes ou les impressions des spectateurs. Nous avons pu constater que d’autres s’y sont parfois essayés sans obtenir de résultats. Il faut envisager d’autres méthodes et ces méthodes sont à emprunter à plusieurs « champs de scientificités ».

144 « L’objectivisme historique ressemble en cela à la statistique, qui n’est un si remarquable

instrument de propagande que parce qu’elle fait parler la langue des « faits », simulant ainsi une objectivité qui dépend en réalité de la légitimité des questions qu’elle pose. » (Gadamer, 1996, p. 323)

Notre démarche méthodologique se fait donc selon un pas à pas qui traverse plusieurs méthodes. Le pas à pas signifie que chaque étape doit nécessairement être au moins partiellement terminée pour pouvoir aller à la suivante. Il n’y a donc pas de modèle global ou de cadre théorique rigide qui puisse prévaloir comme méthode unique. Chaque méthode apparaît là où elle est nécessaire, dans les limites imposées par notre sujet et par les résultats que nous cherchons.

Une autre caractéristique de l’approche constructiviste est son utilisation de la méthode herméneutique. Ce n’est pas la seule méthode utilisée, mais c’est celle qui permet d’articuler entre elles toutes les autres. Deux aspects importants de l’herméneutique ont guidé notre choix. Le premier aspect, dans cette discipline, est qu’il n’y a pas de lois générales, mais une recherche de la forme de la connaissance.

«   L’herméneutique […] n’est pas une méthodologie des sciences de l’esprit, mais une tentative pour s’entendre sur ce que ces sciences sont en vérité par-delà la conscience méthodique qu’elles ont d’elles-mêmes, et sur ce qui les rattache à notre expérience du monde en sa totalité. » (Gadamer, 1996, p.13)

Le deuxième aspect, qui justifie le choix de s’appuyer sur le travail de Gadamer pour le domaine qui nous intéresse, tient dans le fait qu’il pose l’idée d’une «   esthétique de la réception   ». Ce qui nous permet de mieux cerner l’hypothèse de la connaissance comme « projet ». Car ce qui caractérise le principe de tout apprentissage et de tout savoir, notamment par l’expérience esthétique, c’est sa nature itérative. Le mouvement ne se limite pas, par exemple dans notre cas, à la transmission linéaire d’une représentation sous forme de film dans une réception sous forme de spectacle. Sinon il n’y aurait aucun progrès possible, pas plus dans la représentation que dans la perception. Il faut donc comprendre comment cette « construction » fonctionne et agit. Le cinéma est à la fois le meilleur milieu, mais aussi le plus difficile à cerner. Il est, nous l’avons vu, héritier de nombreuses techniques qu’il s’est appropriées. Il entretient avec le public un rapport à la fois simple et complexe. Il forme et informe (parfois déforme) ses spectateurs, mais il doit tenir compte de leurs connaissances qu’il a lui-même pour une grande partie contribué à développer.

Il ne s’agit plus uniquement de comprendre comment le cinéma crée ses représentations, mais comment le spectateur les perçoit comme spectacle et comment il les assimile. L’herméneutique est d’une grande aide en situant exactement la position et le rôle du spectateur dans l’activité du spectacle. Cela permet également de comprendre où et autour de quoi peuvent

s’articuler deux approches apparemment contraires, la phénoménologie et l’herméneutique   : autour de l’objet à la fois comme forme qui génère l’idée de réalité et comme interprétation du réel.

«   La visibilité est pour Fiedler, non pas l’apparence des choses, mais de l’apparence produite par le regard. […] La croyance en l’existence a priori de la « nature » n’est, selon lui, que le résultat de l’attitude naïve du sens commun : l’individu extériorise sans le savoir le produit de sa propre activité psycho-physique, il « objective » un monde visuel dont il reste le seul artisan. La perception crée le spectacle, et il n’y a rien, pour la conscience, qui préexiste au processus d’élaboration du sensible brut en représentation. Le phénomène, c’est toute la réalité. [nous soulignons] » (Junod, 1976, p.151)

«   Percevoir c’est donner forme, comme on   donne vie à quelque chose   », pour reprendre la formule de Fiedler145 (Junod, 1976, p.152), ce que Jean-Paul Sartre désigne sous le concept de

« conscience imageante » (Sartre, 2005, p.29) ou bien encore Gilbert Cohen-Séat sous celui de « percept » (Cohen-Séat, 1961, p.201). Il faut donc pour se situer au niveau de la réception, envisager le film comme totalité et comme spectacle. Cela revient, d’une part à séparer ce qui ressort de la fabrication de ce qui appartient à la perception, d’autre part à comprendre comment et à quels niveaux ils s’articulent.

Il faut donc parcourir et éclairer des notions aussi diverses que celle du réel, du spectacle, de la représentation et de la réception. L’ensemble vu comme un tout qui participe de notre perception du film et, par là, de notre connaissance qu’il nous donne.

145 «  Pour Fiedler, la forme est active et dynamique. Ce n’est pas un écran à travers lequel nous

voyons les choses ni même un moment privilégié de l’expérience sensible, mais toute la réalité du monde, qui est d’abord le monde se faisant, non pas sous nos yeux, mais par nos yeux. »[nous soulignons] (Junod, 1976, p.152)

La représentation comme jeu