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Segregation et bien-être

Dans le document Essays in applied economics (Page 51-54)

Le pays dans lequel on est né est le facteur le plus important qui détermine les perspectives économiques d’un individu. Les écarts de revenu par habitant entre les pays les plus riches et les plus pauvres du monde dépassent un ratio de cent. On pourrait penser qu’à l’intérieur d’un même pays, et après avoir pris en compte les antécédents familiaux, les individus au- raient bénéficié de niveaux de vie similaires, cette vision ne pourrait cependant pas être plus éloignée de la réalité. Le quartier dans lequel un enfant grandit est un déterminant majeur de son bien-être futur. Dans le cas des États-Unis, Chetty et al. (2018) montrent que même en tenant compte des caractéristiques de vos parents, il existe des différences marquées dans les perspectives économiques et de vie selon le quartier où vous avez grandi. Alors qu’un garçon noir issu d’une famille à faibles revenus de Pocatello (Idaho) a 20% de chances d’être incarcéré au cours de sa vie, pour un garçon noir du comté voisin de Logan, les chances ne sont que de 0,7%. Ces différences s’expliquent par une combinaison

de facteurs parmi lesquels les camarades de classe et donc la ségrégation scolaire jouent un rôle prépondérant.

Le troisième chapitre de cette thèse vise à explorer les effets de la ségrégation scolaire sur le bien-être à long terme. À cet égard, il exploite une importante réforme de l’éducation sous la dictature de Pinochet, qui a introduit les bons d’études en 1981. À la suite de cette réforme, en seulement 5 ans, le nombre d’écoles privées a doublé et la part des étu- diants inscrits dans ces établissements a rapidement augmenté, passant de 15% à plus de 35%. Comme la plupart des parents aisés étaient plus enclins à envoyer leurs enfants dans des écoles privées, cette augmentation des inscriptions dans le privé s’est accompa- gnée d’une augmentation significative de la ségrégation scolaire. Ce travail de recherche présente plusieurs contributions, notamment en se concentrant sur l’impact de la ségré- gation scolaire sur une large mesure telle que le bien-être subjectif, puisque la réforme a été menée à l’échelle nationale, qu’elle s’intéresse à l’ensemble de la population et pas seulement aux minorités, et enfin qu’elle examine ses effets à long terme, des décennies après la mise en place de la réforme. En outre, il utilise des données administratives sur la scolarisation dans les années 1980 pour mesurer de manière appropriée la réponse au changement de politique, et un plan de recherche comparant les individus nés au même endroit à différentes années pour en déduire les implications causales.

La plupart des publications sur la ségrégation scolaire se sont concentrées sur leur impact sur le niveau d’instruction (Guryan, 2004 ; Johnston et al., 2007 ; Reber, 2010 ; Billings et al., 2014) et sur la criminalité (Kling et al., 2005 ; Weiner et al., 2009 ; Billings et al., 2014). Par exemple, Billings et al. (2014) exploitent la manière dont l’abolition d’une politique de bus et de règles strictes qui augmentent la diversité raciale dans les écoles a affecté les résultats des enfants. Ils montrent qu’à la suite de la réforme scolaire, la ségrégation s’est considérablement accrue parce que les quartiers étaient fortement ségrégués, et que cette augmentation de la stratification scolaire a eu des effets négatifs sur les résultats des garçons aux tests et sur le taux de réussite aux examens et a fait augmenter la criminalité chez les garçons issus des minorités. Dans un travail exploratoire, Echenique et ses col- laborateurs (2006) examinent la relation entre la ségrégation raciale à l’école et plusieurs résultats obtenus pendant la jeunesse. Dans ce contexte, la ségrégation semble réduire la probabilité des couples interethniques mais n’a pas d’effet significatif sur le bien-être subjectif. Les limites de cette littérature sont qu’elle ne prend en compte que le cas des États-Unis, que la ségrégation est mesurée uniquement sur la base de l’origine ethnique et qu’elle ne prend en compte que les résultats contemporains ou jeunes. Des recherches récentes ont évalué l’impact à long terme du déménagement dans des quartiers plus riches sur des résultats tels que la santé, le bien-être subjectif et les revenus (Sanbonmatsu et al., 2012 ; Ludwig et al. 2012 ; Chetty et al., 2015). Bien que reposant sur une intervention aléatoire, cette recherche a produit des résultats peu concluants et ne tient pas compte de l’équilibre général.

De nombreuses études ont également examiné l’impact des réformes éducatives et, en par- ticulier, celles liées au choix de l’école comme cause principale de la ségrégation scolaire. Certains documents ont révélé que la flexibilité du choix de l’école tend à accroître la ségré- gation et à exacerber les inégalités entre les enfants d’origines sociales différentes. Certains

modèles théoriques, tels que Epple et Romano (1998) et MacLeod et Urquiola (2015), suggèrent que les bons d’études pourraient conduire à une stratification plus importante (tant en termes de milieu familial que de capacité des élèves). Des travaux ultérieurs ont en effet montré que les bons d’études ont tendance à provoquer une ségrégation scolaire plus importante dans divers contextes. Des preuves existent pour les États-Unis (Brun- ner, Imazeki et Ross, 2010 ; Figlio, Hart et Metzger, 2010 ; Chakrabarti, 2013), la Suède (Böhlmark, Holmlund et Lindahl, 2016), le Chili (Hsieh et Urquiola, 2006) et le Kenya (Lucas et Mbiti, 2012), entre autres.

Si les recherches passées ont analysé l’effet du programme chilien de bons d’études sur les performances et la stratification de l’éducation, on sait peu de choses sur les autres résultats et les conséquences à long terme de la réforme. La littérature tend à trouver des résultats mitigés en ce qui concerne la qualité de l’éducation et les performances des étudiants, mais si tant est qu’il y en ait eu, l’impact a été modeste. L’absence de données appropriées avant et après la réforme et d’un plan de recherche convaincant permettant d’obtenir des estimations causales a empêché de tirer des conclusions solides. En revanche, il semble y avoir un consensus sur une forte augmentation de la stratification scolaire due au programme de bons d’études (Hiseh et Urquiola, 2006 ; McEwan, Urquiola et Vegas, 2008 ; Elacqua, 2012 ; Valenzuela, Bellei et De los Rios, 2013 ; Santos et Elacqua, 2016). Les recherches présentées dans ce troisième chapitre apportent plusieurs contributions. Premièrement, elle s’intéresse à la ségrégation scolaire plutôt qu’à la ségrégation résiden- tielle, et sur la base du statut socio-économique plutôt que de la race. Ces distinctions sont importantes car dans de nombreux contextes, les changements de la ségrégation scolaire vont de pair avec les changements de la ségrégation résidentielle et il est difficile de démêler la contribution de chacun séparément. De même, si les minorités ont souvent des revenus inférieurs, cela n’est pas nécessairement vrai. Dans mon analyse, je compare des personnes qui sont nées dans la même municipalité et qui ont donc été exposées au même niveau de ségrégation résidentielle, mais selon l’année de leur entrée à l’école, elles seront exposées à une ségrégation scolaire plus importante en raison de la réforme des bons de 1981. Bien qu’il existe des minorités ethniques au Chili, elles représentent une part beaucoup plus faible que dans la population américaine.

Ensuite, le chapitre se concentre sur un pays en développement où les inégalités et la sé- grégation en matière d’éducation sont extrêmes. Le Chili est l’un des pays au monde où le secteur privé est le plus présent dans l’éducation. Plus de 50% des étudiants sont in- scrits dans des écoles privées. Étant donné qu’il existe une forte corrélation entre le revenu familial et le type d’établissements fréquentés par les enfants, il n’est pas surprenant que le pays se classe parmi les plus élevés en termes de ségrégation scolaire (OCDE, 2014). L’analyse d’un pays en développement est pertinente car ce sont précisément ces pays qui manquent de ressources éducatives et qui pourraient être plus intéressés à encourager les écoles privées par un système de bons d’études comme l’a fait le Chili dans les années 1980. Troisièmement, il évalue l’impact potentiel sur un résultat peu étudié et général : le bien-être subjectif. Ces dernières décennies ont vu un nombre croissant de recherches s’appuyant sur des données relatives au bien-être subjectif et leur importance pour les

politiques publiques commence à être reconnue (Dolan, Layard, Metcalfe, 2017 ; Frijters et al., 2020). Les données sur le bien-être subjectif sont particulièrement utiles pour anal- yser les conséquences des politiques publiques car elles englobent plusieurs dimensions du bien-être en un seul indicateur. De plus, elles peuvent mettre en évidence des changements de bien-être qui ne sont pas perçus en utilisant d’autres données économiques. Dans le contexte de l’étude de la ségrégation, elle devient encore plus pertinente étant donné ses effets potentiels sur des aspects subtils tels que le réseau d’amis et de contacts, la précarité et la satisfaction professionnelles, la santé mentale, etc. Un autre aspect crucial est que pour comprendre pleinement les conséquences des réformes de l’éducation, il faut analyser de manière exhaustive leurs conséquences potentielles à long terme. À cet égard, j’évalue l’impact de la réforme de 1981 trois décennies après qu’elle ait eu lieu, ce qui implique que si le bien-être des individus est toujours affecté, les gains potentiels (coût) des réformes éducatives ne peuvent pas être évalués uniquement à court terme.

Enfin, la plupart des recherches sur la ségrégation scolaire se concentrent sur des contextes particuliers tels qu’une ville ou un comté qui connaît une réforme. Étant donné que ces politiques peuvent avoir toutes sortes de conséquences sur les zones voisines, pour avoir une vision globale de ses effets, il convient de les prendre en compte. Dans mon cas, étant donné la nature nationale de la réforme chilienne, tous les individus ont été touchés et en analysant les données de l’ensemble du pays, je peux prendre en compte toutes les retombées potentielles et les effets d’équilibre général générés par l’augmentation de la ségrégation. Ces derniers sont en effet cruciaux si l’on veut comprendre les conséquences potentielles de l’intensification de politiques similaires.

Dans le document Essays in applied economics (Page 51-54)