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Segments, chaîne et squelette

Dans le document De la syllabation en termes de contours CV. (Page 62-66)

II. Symétries syllabiques

3. Trois hypothèses

3.2 Segments, chaîne et squelette

Une conséquence immédiate — et gênante — du modèle CV à contours tel que je viens de l'exposer est que la suite segmentale semble y rendre superflue et souvent redondante une quelconque séquence AN : ainsi, contrairement à ce qui se passe dans (4), il y aurait, en (13), autant de A que de consonnes et autant de N que de voyelles.

12 D'après la phonologie du gouvernement, un noyau vide est censé avoir un moindre pouvoir de licenciement qu'un noyau plein sur l'attaque précédente, d'où la possibilité des restrictions phonotactiques à la "coda". Par là-même, la théorie ne peut rendre compte de l'existence ou de l'inexistence de telles restrictions qu'en postulant, dans chaque langue, un degré variable de licenciement des noyaux vides. Le concept de licenciement paraît dès lors circulaire. Il est, de plus, dénué de pouvoir explicatif lorsqu'une même langue présente à la fois des groupes "libres" et des groupes plus "contraints" au comportement différent : en portugais brésilien, par exemple, il y a épenthèse dans le premier cas (enigma, cacto, etc.), jamais dans le second (mando, farto, basta, etc.). De même, on sait que la dégémination n'implique jamais d'allongement compensatoire (cf. § III.1.1), à l'inverse de la chute d'une coda non géminée. Or ces différences s'expliquent naturellement si les diverses séquences CC renvoient à des représentations distinctes dont une seule comporte un noyau vide, autorisant ainsi l'épenthèse ou l'allongement. Il sera peu question ici des "codas contraintes" (autres que géminées) ; cf. toutefois § III.3.3.

13 Exemple parmi tant d'autres de ce clivage : en position accentuée, la nasalité vocalique du moyen portugais disparaît, en portugais moderne, dans les hiatus (bona > bõa > boa) ; elle s'y maintient, en revanche, dans les noyaux monosyllabiques (manu > mão).

Examinons un instant (11a). Cette représentation pose un problème intéressant : si /tha/ résulte d'une propagation de /t/ à la voyelle suivante, qu'est-ce donc que /ha/ ? La manifestation d'un hypothétique élément "h" ? On ne saurait sérieusement postuler une primitive segmentale après avoir défini l'aspiration comme un effet de propagation. Déjà dépourvu de traits supralaryngaux, /h/ ne peut non plus comporter de trait laryngal compte tenu de notre hypothèse : autant dire qu'il n'est qu'une pure consonne, une attaque vide se propageant à droite. On en tirera l'hypothèse que le VOT comme le type de coupe syllabique émergent des interactions entre attaque et noyau. Il convient donc de remplacer /t/ et /a/ en (11, 13) par A et N, qui ne sont donc nullement superflus.

Il est d'ailleurs à noter que les triplets en (7) — /th/ : /t/ : /d/ et, à l'intervocalique, /tt/ : /t/ : /d/ — fonctionnent comme des échelles de force où une certaine "tension" consonantique est en relation inverse avec ce qu'on peut appeler la "sonorité" vocalique. Or ce sont là les paramètres classiques de la syllabe : depuis van Ginneken, Jespersen et Grammont, c'est autour des notions de "tension" et/ou de "sonorité" que se sont édifiées les diverses théories de la syllabe (cf. Klein 1993). Il est donc logique que les constituants de la syllabe A et N soient les vecteurs de cette tension et de cette sonorité.

Reste alors le problème posé par la fréquente redondance des gabarits syllabique et segmental dans cette version du modèle CV. Si VOT et durée sont non seulement définis dans la séquence ANAN, mais produits par les différents types de transitions au sein de cette séquence, la seule façon d'expliquer la redondance de ANAN et de la suite /pata/ en (13) est de faire de A et N les "racines" des segments, en attribuant à ce mot une partie du sens que lui donne Clements (1985). Autrement dit, je soutiens que le matériel segmental n'a pas directement accès au squelette ; seuls A et N peuvent s'y associer. Les segments, eux, s'associent à la chaîne ANAN, laquelle, d'après ses relations avec le squelette, leur confère certaines propriétés : le VOT et la durée. D'où les représentations en (14), que je proposerai de substituer à celles en (11) :

(14) a. /tha/ /da/ t a t a g g g g A N A N g 0 g g 1 g • • • •

b. /att/ /aat/ a t a t g g g g N A N A g 1 g g 0 g • • • •

Il est alors normal que le nombre de segments soit égal à celui des éléments de la chaîne dans (14), puisque segments et AN appartiennent au même plan, les derniers n'étant que la base de la structure interne des premiers.14

Enfin, s'il en est ainsi, on remarquera que disparaît l'étrange comportement de AN dans le modèle CV minimaliste (cf. § 2.1) : A et N, comme n'importe quel élément autosegmental, sont susceptibles de brancher. Et, ajouterai-je, de flotter. En effet, s'il est vrai que l'initiale de /ha/ n'est qu'une pure attaque, comment la différencier de celle de /a/, syllabe qui implique aussi, en vertu de l'hypothèse CV, une attaque vide ? En revenant à la distinction opérée par Encrevé (1988) entre segments vides, dépourvus de contenu segmental mais ancrés (cas de /ha/), et segments nuls, c'est-à-dire flottants (/a/). On conviendra qu'une attaque ou un noyau vides impliquent une réalisation segmentale (cf. le "coup de glotte" et le "e muet"), contrairement à une attaque ou à un noyau nuls (cf. infra § III.1.5). La disparition de la biunivocité AN/squelette n'est pas le moindre dividende à l'appui de (12b).

14 Il est une objection intéressante aux représentations en (14) (Scheer, c.p.) : les états laryngaux ne peuvent être assimilés à la durée car, en sémitique par ex., les racines consonantiques, où figurent des voisées, sont des morphèmes distincts des gabarits syllabiques, où s'inscrit la durée. Une telle objection repose, en fait, sur l’hypothèse selon laquelle la distinction de divers morphèmes au sein d’un même mot suppose la disjonction de leur matériel phonologique. Or l’existence même de faits d’amalgame ("à+le" = /o/, etc.) montre que cette implication est fausse : la non-disjonction phonique (ou, si l'on veut, la violation de la "contrainte de fidélité") caractérise souvent le mot phonologique en tant que complexe morphématique, d'où l'intersection non vide des signifiants des divers morphèmes constitutifs. Le squelette de positions et les éléments A et N peuvent ainsi appartenir à la fois au signifiant du gabarit et à celui de la racine ; certaines interactions, elles, seront le fait de la racine (voisement), alors que d’autres relèveront du gabarit (durée) : cf. § III.1.3. Aussi le modèle proposé ici a-t-il des répercussions sur la question, débattue actuellement, du statut lexical des racines et des gabarits : sont-ils appris et "stockés" séparément par les locuteurs ? La réponse qu'implique la représentation de la durée et des états laryngaux en (14) semble donc être négative.

3.3 Ségrégation C/V.

Les représentations en (14a,b) posent à leur tour un problème. Certaines langues — du sous-continent indien notamment — possèdent, outre les types /th

a/, /ta/ et /da/, un quatrième état glottal : /dªHa/. Cet état, que les phonéticiens appellent "voix soufflée" ou "murmure", est à interpréter au plan phonologique, lorsqu'il concerne l'attaque — ou mieux, dirions-nous, l'intervalle AN —, comme un cumul des marques d'aspiration et de voisement : à ma connaissance, toute langue ayant /dªHa/ a aussi l'aspirée et la voisée correspondante (et, bien entendu, la sourde), alors que la réciproque est fausse. Or, s'il est vrai que l'aspiration et la voix découlent des représentations en (14a), /dªHa/ implique la violation du principe de croisement des lignes :

(15) /dªHa/ t a

g g

A N

g 94 g

• •

Il s'ensuit que A et N sont situés sur des paliers autosegmentaux disjoints. Donc, puisque A et N constituent les racines des segments (cf. § 3.2), consonnes et voyelles appartiennent à des paliers différents, comme représenté en (16) :

(16) /ta/ t g A g • • g N g a

Sauf à soutenir que seules les langues qui ont /dªHa/ impliquent la séparation C/V, ce qui est, à l'évidence, circulaire, on en arrive ainsi à déclarer universel, sur une base purement phonologique, un trait remarquable habituellement réservé, depuis McCarthy (1979, 1981), aux langues sémitiques pour des raisons purement morphologiques.

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