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Chapitre 2. L’extension des processus de brèche et de violation par la théorie du deuil

2.2. Légitimité de la psychanalyse dans les sciences de gestion ?

2.2.2. Scientificité ou a-scientificité?

Cette volonté d’une pluridisciplinarité nécessite de s’interroger sur la scientificité de la psychanalyse pour laquelle Freud n’avait aucun doute. La scientificité relève d’un « triptyque », comme le souligne Arnaud (2005)86, qui tient à « l’histoire et la reconnaissance du mouvement analytique (de Mijolla, 1996), (…) au développement des sciences et de leur ‘philosophie’ (Neuter & Florence, 1988) (…) et, enfin, à un questionnement fondamental et structurel sur le statut épistémologique du ‘savoir des processus inconscients’ » (Assoun, 1996, p 745).

Un débat épistémologique toujours d’actualité

Freud très rapidement, non seulement pour avancer que sa découverte dépasse le strict domaine thérapeutique pour mériter « le nom d’une science, celle du psychique inconscient » (Freud, 1925), avancera que la psychanalyse a sa place parmi les « sciences de la nature » (sciences exactes). Selon lui, sa « scientificité » ne fait aucun doute et a déjà trouvé son cadre directeur dans les « méthodes scientifiques » (même s’il reconnaissait que, comme pour la science qui est toujours en voie d’élaborer des méthodes et demeure inachevée, la psychanalyse doit encore se formuler en tant que science). De plus, Freud a toujours insisté sur l’importance de la psychanalyse comme phénomène culturel et comme instrument privilégié d’étude et de compréhension des autres phénomènes culturels. Il détaillera ainsi, comme nous l’avons vu, les champs de connaissance qui lui paraissent devoir trouver « un intérêt » dans les concepts de la psychanalyse (science du langage, philosophie, biologie, histoire du développement, de la civilisation ou encore sociologie). Lacan, à sa suite, s’emploiera à affirmer le caractère de rigueur intellectuelle essentiellement au moyen de la linguistique structurale et de formalisations mathématiques, en instaurant une science du « sujet éphémère de l’inconscient » 87 (Nobus, 2003).

Pourtant, de nombreuses critiques dénonçant la non scientificité de la découverte freudienne ont été développées, d’une part, par les tenants de disciplines connexes ou concurrentes (psychologie expérimentale, neurosciences, etc.), et d’autre part, par certains philosophes et épistémologues (Wittgenstein, Popper, etc.). Du côté des épistémologues et philosophes, Karl Popper, et à sa suite nombre d’auteurs critiques, considérait que les énoncés de la psychanalyse ne pouvaient être considérés comme scientifiques car non « falsifiables » et parce que la théorie y apparaît comme

86 Communication parue lors du 16ème congrès de l’AGRH

87 Nous développerons la notion de sujet dans la troisième partie de ce chapitre en tant qu’elle constitue l’un des deux pôles (avec l’organisation) de notre modélisation théorique

non « réfutable ». Foucault (1975), quant à lui, ajoutera que la psychanalyse n’a pas de statut de science (dure) parce qu’elle demeure tributaire des écrit de ses fondateurs. Du côté des disciplines connexes, un des points d’orgue de cette empoignade fût atteint en 2005 et se cristallisa à travers un ouvrage conduit par des auteurs cognitivo-comportementalistes. Derrière l’argument d’une révélation de la face « noire » de la psychanalyse et de la vérité sur ses « mensonges »88, les auteurs tentèrent le discrédit pour confirmer la prévalence de leur technique en portant essentiellement le débat sur la personne de Freud et non sur l’objet « psychanalyse » comme le laissait espérer le titre.

Or, notre attitude dans ce travail ne consiste pas à alimenter ce débat, ni de promouvoir une discipline sur les autres. Elle se veut plutôt avoir fonction de justification de la force combinatoire des perspectives (le champ thérapeutique, malgré certaines résistances ténues, en constitue un terrain exemplaire). Ainsi, pensons-nous, la recherche en gestion aurait tort de s’amputer d’une voie explicative des phénomènes qu’elle étudie. Ce qui doit constituer le « fil d’Ariane » de notre développement doit tenir, comme le rappelle Arnaud (2005, p 14), à « la question du statut épistémologique de la connaissance des processus inconscients (…) dans la mesure où le type de réponse qui peut y être apportée conditionnera la valeur accordée à la contribution psychanalytique dans le champ des sciences de gestion ». Pourtant, à première vue, « la psychanalyse ne répond pas aux critères habituellement exigibles de la plupart des autres disciplines scientifiques ; et les critiques qui lui ont été adressées au plan épistémologique sont de ce point de vue tout à fait justifiées » (Arnaud, 2005, p 14). Elle risquerait même, pour tout chercheur en management et sciences de gestion, par son appropriation dans le cadre d’un projet de recherche, d’en affaiblir la « scientificité ».

Une validité scientifique contestée : reproductibilité et prédictibilité

Ouimet (1993), cité par Arnaud (2005, p 2), en résume les principaux arguments : « Force est de constater qu’il existe, depuis déjà quelques années, un engouement indéniable pour l’emploi de la théorie psychanalytique à des fins d’explication des problématiques propres au monde des sciences de l’administration… Toutefois, quoiqu’une telle lecture des profondeurs de l’être humain permette une appréhension phénoménale satisfaisante, elle n’en demeure pas moins exempte, à maints égards, d’une validité scientifique lacunaire. En effet, l’impossibilité de soumettre correctement le concept cardinal de la théorie psychanalytique, l’inconscient, à

88 Les propos étant tout aussi provocateurs comme « Freud était-il un menteur ? », « Freud recycleur », « Freud cocaïnothérapeute », « une théorie zéro », etc.)

l’épreuve de la falsifiabilité (…) ; la ténuité de certains fondements épistémologiques des divers paradigmes néo-psychanalytiques ; la non-calibration des instruments de création d’information (…) [mettent] sérieusement en doute la portée scientifique de la théorie psychanalytique, ainsi que son utilité en tant que conceptualisation systémique apte à permettre une compréhension et une ‘prédictibilité’ systématiques des phénomènes humains ».

Du point de vue du critère de falsifiabilité (ou réfutabilité) que l’on doit à Popper (1991, 1985, 1973), une théorie est dite « scientifique » dans le cas où elle est susceptible d’être réfutée par confrontation à une réalité « extérieure », c’est-à-dire, pour autant qu’il existe, par un test prouvant sa plus ou moins grande validité. Or, comme le souligne Arnaud (2005), les assertions de la psychanalyse sont beaucoup trop générales pour être testées. De plus, l’ambivalence fondamentale des désirs inconscients (amour et haine mélangés, par exemple), révélée par l’approche analytique, conduit au caractère imprédictible du comportement humain, c’est-à-dire à sa volatilité. D’autre part, le cadre analytique ne peut pas signifier de facto « situation expérimentale » (condition de falsification) dans le sens où l’objet même de ce champ est fondé sur un « inattendu » dont l’expression ne peut être programmée. « Au contraire, nous dit Lévy (1998) cité par Arnaud (2005, p 45), l’intérêt du dispositif est de permettre à l’inattendu, à l’inouï de se manifester (plaçant) la théorisation (dans) l’après coup ».

Une triple ambiguïté entre science et psychanalyse

De plus, Arnaud (2005, p 8) relève trois ambiguïtés entre la science et la psychanalyse touchant à la notion de « vérité ». La première tient au fait que la science vise « à éclairer le plus précisément possible le sens des comportements et phénomènes qu’elles étudient, selon les critères de la vérité scientifique (falsification/réfutation, reproductibilité, etc.) ». La psychanalyse, quant à elle, « ne se réfère qu’aux signifiants du discours qui relient un sujet à son inconscient » même si, pensons- nous, ce qui « parle du sujet », c’est-à-dire l’inconscient, ne peut être arraché au « faisceau de significations » (Arnaud, 2005, p 8) sociales, historiques ou encore économiques dans lesquels son porteur (le sujet) est enserré. Si, comme le souligne Arnaud (2005), la démarche scientifique est animée d’un projet de production de « sens », la psychanalyse peut alors contraindre le chercheur dans sa quête, par l’écoute du(des) signifiant(s), en plaçant le « sens » dans les mains du sujet89. Il y a donc, comme l’écrit Arnaud (2005), « une véritable rupture sur la façon de procéder et de cheminer sur un plan heuristique » (Gori & Miollan, 1983, p 18). D’autre part, cherchant « naturellement » à comprendre son objet de recherche le plus exhaustivement possible,

le chercheur peut être tenté de « gommer » les incompréhensions de son objet. Or, c’est ici justement que se situe la seconde ambiguïté levée par Arnaud (2005) en tant que point d’achoppement avec la psychanalyse90

qui considère qu’un « décryptage » trop rapide des discours, comportements ou symptômes d’un sujet aura, au contraire, pour effet de se couper de l’expression signifiante (chaîne de signifiants) derrière laquelle la « vérité »91

se cache. C’est en ce sens que l’on peut parler de la structure du langage en tant que le sujet y est impliqué (Lacoue- Labarthe & Nancy, 1973). Aussi, derrière les « mots »92, qui ne sont pas « signes mais nœuds de significations » (Lacan, 1966), se cache la structure de l’inconscient déterminée par les réseaux du langage. Par conséquent, une association « recherche en sciences de gestion et psychanalyse » permettrait d’une part, par la première, de repérer la localisation « symptomatique » (attitudinale et comportementale), et, d’autre part, par la seconde, de franchir ce « mur de la signification » (Arnaud, 2005), par l’entremise des signifiants, desquels se joue « ce » qui est « signifié ».

Enfin, la troisième ambiguïté, relevée par Arnaud (2005), qui peut dérouter le chercheur porte sur le type de démarches des deux disciplines. Si celle dite « scientifique », comme l’auteur le souligne, « consiste à produire cumulativement des connaissances dans un objectif de validité interne et/ou externe », dans l’approche psychanalytique, « ce qui fait la valeur d’un savoir n’est ni sa précision ou sa ‘robustesse’, ni l’étendue de son champ d’application (qualités conférées, par exemple, par l’emploi de méthodes quantitatives), mais seulement le fait de le ‘situer en position de vérité’ par rapport au sujet concerné » (Arnaud, 2005, p 9). Si la science tente d’approcher cette vérité par l’accumulation « des données visant (à) une quelconque exactitude » (Arnaud, 2005, p 9), la psychanalyse placera elle, de fait, cette vérité en la possession du sujet qui souvent n’a aucune conscience de cette détention « insaisissable au plan rationnel, discursif et intentionnel ». Le cadre analytique aura ainsi pour fonction de favoriser l’émergence de la parole constituante du sujet qui, comme le rappelle Lacan (1966, p 20), « (le sujet) est, si l’on peut dire, en exclusion interne à son objet ». « L’inconscient (étant) structuré comme un langage »93 (Lacan, 1966, p 20), la démarche analytique consistera donc, contrairement à la science du tout explicatif, à s’appuyer sur les signifiants énoncés par le sujet en le(s) remplaçant par un autre signifiant afin de l’accompagner dans « l’accouchement » et la saisie de « ce » qui est signifié.

90 « C’est bien plus dans le repérage de la non-compréhension, par le fait qu’on dissipe (…) le terrain de la fausse compréhension, que quelque chose peut se produire qui soit avantageux dans l’expérience analytique » (in « Petit discours aux psychiatres », 14 mars 1967, Saint-Anne - cité par Porge, 2000, p 9 ; et Arnaud, 2005, p 9)

91 A entendre dans le sens de « la véracité du sujet »

92 Nous n’employons pas « mot » dans le seul sens discursif mais bien dans celui d’un langage qui peut tout à la fois revêtir les habits de la parole ou du corps

93 Lacan, plus tard, indiquera même que cette formulation constitue une tautologie dans le sens où l’inconscient est par essence « langage »

Une promesse d’intelligibilité supplémentaire du projet de recherche

Aussi, nous pensons que l’approche psychanalytique peut permettre de dépasser les limites des sciences de gestion en révélant la part inconsciente du sujet dont les incidences symptomatiques se lisent à travers attitudes et comportements. La méconnaissance (le refoulement de « l’objet » inconscient) conduit à une rationalisation qui exclue la position subjective de l’énonciateur du discours qu’elle recueille (omettant, dans son sillage, l’antagonisme entre identité consciente et sujet de l’inconscient, ces deux pôles où se rejoue justement l’opposition du sujet de l’énoncé au sujet de l’énonciation). Or, comme le rappelle Arnaud (2005, p 11), la psychanalyse « situe sa démarche à l’opposé de cet effort rationalisateur, dans la mesure où elle enseigne que le savoir inconscient habite justement l’univers discursif du sujet, en raison même de l’équivocité et de l’anaphonie des signifiants qui le trament ». Le chercheur, aux prises lui-même de l’Inconscient94

, doit alors être à même de considérer que « nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire » (Lacan, 1966, p 867). Il doit prêter attention au fait que quelque chose est en train de s’énoncer depuis un lieu qui lui est inconnu : « ça parle, et là sans doute où l’on s’y attendait le moins, là où ça souffre » (Lacan, 1955, p 413).

Aussi, la « forclusion » du domaine scientifique de ce sujet de l’inconscient fera obligatoirement son retour à travers les choix épistémologiques et éthiques, ou encore de choix de projet de recherche du chercheur (Arnaud, 2005). Celui-ci doit faire sienne l’idée selon laquelle « le sujet de la science » (Lacan, 1966) est insaisissable, que l’effort de la science de le « suturer » est vain95 et, au mieux, en percevra-t-il les « entours du trou » (Lacan, 1967) ou, dit autrement, les « profondeurs spéculatives » dès lors qu’il donnera toute sa place au langage, passerelle vers l’inconscient, du sujet qui « se » parle. Le discours scientifique ne peut donc, comme l’écrit Arnaud (2005, p 12), en aucune manière « échapper à l’investiture Ŕ et ce faisant, au parasitage Ŕ de désirs humains inassouvis autant qu’inaperçus, puisque ce sont des sujets barrés par l’inconscient qui pratiquent la science ». Ainsi, la psychanalyse peut-elle être considérée comme « saboteuse » du langage scientifique traditionnel qui tient pour projet, justement, de tenir à distance la dimension subjective (Assoun, 1981). Néanmoins, celle-ci peut apporter une

94 « Celui qui fait profession de chercheur est essentiellement poussé à « chercher », pour fuir et masquer (en la recouvrant par une autre) la vérité qui le cause en tant que sujet et ne rien savoir de la « jouissance » qui se trouve au principe même du travail scientifique : jouissance à la fois orale (boire le lait de la connaissance), anale (prodiguer ses données parcimonieusement) et génitale (combler la béance du non-savoir), voire liée à un désir de paternité (engendrer des disciples, créer des concepts, être à l’origine d’un courant de pensée, etc.) » (Barbier, 1975, p 108 cité par Arnaud, 2005, p 10) 95 « (…) puisque la science s’avère définie par la non-issue de l’effort pour le suturer » (Lacan, 1966, 861)

« intelligibilité » supplémentaire sur l’objet de connaissance individuel par l’introduction du « rapport même que le sujet entretient à son propre savoir » (Arnaud, 2005, p 12).

La démarche clinique (et en sciences de gestion) se distingue donc de l’approche « nomothétique » (c’est-à-dire visant à produire des lois générales), en fonction d’oppositions à la fois épistémologiques, théoriques, méthodologiques et éthiques (Dubost, 1987). Tout d’abord, (1) ses objets de recherche (sujets humais et situations de gestion) sont considérés comme des entités complexes (mélanges de psychique et de social, de contingence et de permanence, etc.) et singulières. D’autre part, (2) le sujet-chercheur est engagé dans un processus de « savoir- expérience » et pas seulement d’un « savoir-objet » car il ne se situe pas en position de pure extériorité par rapport à son objet d’investigation, il en fait l’expérience et y participe (la production de la connaissance émane de lui). De plus, (3) ses critères de scientificité sont, par ordre d’importance, la pertinence, la fécondité et la validité tandis que pour les sciences nomothétiques, c’est la validité qui constitue le critère principal. D’ailleurs, l’administration de la preuve n’est plus fonction de la reproductibilité des phénomènes, mais est assurée par la « transposabilité » d’un cas à un autre, ou d’autres mises en situation (cela tient au caractère de « sciences empiriques » des sciences de gestion, comme de la psychanalyse). Enfin, (4) sur le plan institutionnel, la recherche clinique vise à favoriser la découverte d’un espace d’intervention permettant un travail interdisciplinaire, lui-même producteur de savoirs ouverts dans lequel peut être envisagée l’intégration d’apports psychanalytiques aux disciplines de management.