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HADASSA DE MYRIAM BEAUDOIN

III.1.4. Schéma graphique de l’énonciation

Le schéma graphique de l’énonciation qui suit montre les résultats de notre analyse diégétique de Hadassa. L’interprétation du schéma commence par l’explication de la légende :

les lignes horizontale et verticale relèvent de la relation entre les espaces diégétiques (Outremont et Mile End) et les narrateurs (homodiégétique et hétérodiégétique) ;

le code des couleurs permet de différencier les personnages littéraires en fonction de leurs points communs et en fonction du contenu qu’ils se transmettent (couleurs grise – Hassidim et leur discours sur la culture juive, verte – Alice et son discours pédagogique, violette discours professionnel d’Alice et la communication à l’école, rose – discours d’amour entre Jan Sulski et Déborah Zablotski, rouge – personnages polonais et le discours nostalgique du grand-père, bleue – personnages secondaires francophones et leurs discussions sur Montréal, noire – autres personnages secondaires et contenu d’une moindre importance) ;

l’épaisseur des flèches indique à la fois la distribution différentielle (fréquence de l’apparition du personnage littéraire dans la diégèse) et l’autonomie différentielle (apparition du protagoniste seul ou en compagnie des autres personnages ; dans ce dernier cas, l’épaisseur des flèches est proportionnelle au nombre d’implications bilatérales entre les personnages) ;

194 À ce sujet, nous invitons à consulter un mémoire de maîtrise de Mathilde Routy intitulé

L’étranger, le penseur, le fou et l’obèse : quatre figures de l’Autre dans la littérature québécoise actuelle et soutenu le 7 janvier 2011 à l’Université Concordia de Montréal au sein du

Département d’études françaises. Le roman Hadassa est étudié dans le premier chapitre du travail, « Hadassa, ou l’étrangère dans son propre pays », pages 11-33.

Consulté dans : http://spectrum.library.concordia.ca/7488/1/Routy_MA_S2011.pdf, le 13 mars 2016.

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l’aspect des vecteurs, c’est-à-dire leur présence ou leur absence, le fait d’être colorié ou vide, marque « qui parle à qui » et l’importance du message échangé entre les interlocuteurs ;

la typographie indique la hiérarchie des personnages littéraires. Ainsi, dans l’ordre décroissant, on trouve : LES PROTAGONISTES, LES PERSONNAGES SECONDAIRES LES PLUS IMPORTANTS et les autres personnages secondaires.

Tous ces éléments graphiques relèvent de notre lecture du roman par la séparation des chapitres relatés par la narratrice autodiégétique et par le narrateur hétérodiégétique. Le schéma graphique de l’énonciation permet d’illustrer les interventions des personnages dans la diégèse en discours direct et en discours indirect. Précisons que le schéma nous servira de point de départ pour examiner le contexte global de l’énonciation195.

195 Dans la sous-partie consacrée à l’énonciation (point I.1.5.3. « Contexte global de

l’énonciation et contexte immédiat de l’énoncé »), nous avons expliqué la distinction entre le contexte global de l’énonciation et le contexte immédiat de l’énoncé. Le premier terme désigne la teneur générale des messages que les personnages s’échangent dans un roman, le second – la teneur spécifique des répliques que les personnages romanesques s’échangent.

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 172 Figure 6 : Schéma graphique de l’énonciation dans Hadassa de Myriam Beaudoin

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 173 Précisons que le schéma graphique de l’énonciation nous permet de reproduire une géographie imaginaire de Hadassa. Grâce à la ligne discontinue verticale, le schéma montre notre lecture du roman par la séparation des chapitres relatés par la narratrice autodiégétique et par le narrateur hétérodiégétique. À gauche, nous présentons l’expérience professionnelle d’Alice dans l’établissement scolaire juif d’Outremont, étant destiné à l’éducation traditionnelle des écolières hassidiques. À droite, nous pouvons voir à la fois la grande famille de Déborah Zablotski et les rapports entre les personnages francophones dans le quartier du Mile End.

Par contre, la ligne horizontale presque discontinue permet de visualiser le parallélisme sans point de contact (ou presque) des deux mondes : en haut, l’arrondissement d’Outremont où habitent les Hassidim, au-dessous, le Mile End et ses habitants des quatre coins du monde. De plus, le schéma de l’énonciation illustre la Weltanschauung des protagonistes féminines : l’enseignante de langue française ouverte à l’univers culturel des Hassidim, les dix-huit filles juives qui partagent avec leur enseignante les secrets et le goût pour la lecture, et une Juive mariée qui tombe amoureuse d’un Polonais, récemment immigré au Québec.

Le graphique a pour objectif d’illustrer le discours des personnages. De cette manière, les flèches de couleur verte correspondent au discours pédagogique de l’enseignante Alice, celles de couleur grise renvoient au discours sur l’identité culturelle des Hassidim. Les flèches de couleur rose correspondent au discours d’amourentre Jan Sulski et Déborah Zablotski, et la couleur rouge renvoie à deux personnages polonais. L’épaisseur des flèches témoigne à la fois de la distribution différentielle et de l’autonomie différentielle196, parce qu’elle montre l’intensité des échanges entre l’institutrice et ses élèves, et entre le Polonais et la Juive.

Par ailleurs, le schéma permet de mettre en évidence notre observation selon laquelle le discours d’un personnage pourrait varier en fonction de son interlocuteur. Par exemple, le discours d’amour de l’immigrant polonais est adressé à la Juive Déborah, tandis que la communication avec le grand-père de Cracovie est marquée par les souvenirs du passé historique et familial.

Enfin, les vecteurs colorés et orientés vers un personnage indiquent que celui-ci reçoit des informations importantes de la part de son interlocuteur et que cela modifie sa conception du monde. La typographie suggère la répartition des personnages selon leur

196 Nous rappelons que, selon Philippe Hamon, la distribution différentielle signifie la fréquence de l’apparition du personnage et son apparition aux moments marquants de la diégèse ; quant à l’autonomie différentielle, nous nous demandons si le personnage apparaît seul ou si son apparition est déterminée par un tiers personnage.

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 174 distribution différentielle et leur statut dans la diégèse : les caractères majuscules en gras correspondent à l’enseignante Alice et à ses élèves, et les lettres en caractère régulier aux personnages secondaires les plus importants : Jan Sulski et Déborah Zablotski. Les lettres en caractère minuscule renvoient aux personnages secondaires, qui apparaissent rarement dans la diégèse (entre 3 et 7 fois).

Il est important de mentionner que le présent schéma ne respecte aucunement l’ordre d’apparition des personnages dans la diégèse. Nous réunissons les personnages hassidiques au-dessus de la ligne horizontale pour refléter leur espace diégétique, à savoir l’arrondissement d’Outremont. Nous plaçons les personnages francophones en bas de la ligne horizontale et dans le carré relatif à l’espace diégétique du quartier Mile End. Afin de respecter cette règle, nous regroupons les professeures de français dans le carré relatif au Mile End même si elles apparaissent dans le cadre scolaire uniquement, c’est-à-dire à Outremont. Ceci nous permet de mettre en relief le fait qu’elles n’ont aucunement accès au monde des Hassidim et qu’elles ne le veulent pas non plus : « Madame Labrecque eut d’ailleurs l’idée de séparer les deux tables, l’une pour elles [enseignantes juives], l’une pour nous, plan qui fut adopté, et exécuté. Je n’osai l’interrompre, mais consternée, j’en conclus que le dialogue entre les Mrs et les Madames [sic] était perdu pour toujours » (H : 189). Nous rappelons qu’Alice est la seule protagoniste qui relie ces deux mondes parallèles. Elle intervient trois fois dans la partie relatée par le narrateur hétérodiégétique en qualité d’amie des employés de la boutique d’alimentation.

L’intégration de l’enseignante Alice à l’univers hassidique est toujours contrôlée par les employées administratives de l’école et par les élèves ayant accompli leur communion, Bat Mitzva. Alice respecte presque toutes les interdictions et elle est le seul personnage ayant un minimal contact direct avec « la réalité cachée de cette minorité » habitant dans l’arrondissement d’Outremont (Sadkowski, 2011 : 52). L’hostilité et la défense de parler aux goyim font que lorsque les écolières hassidiques apparaissent, en compagnie de leur enseignante, dans la partie relatée par le narrateur hétérodiégétique, elles n’adressent la parole à personne. Le personnage de Déborah Zablotski est doublement saisi par le regard des autres : par les membres de sa grande famille et par le narrateur hétérodiégétique. Par ailleurs, un objectif majeur de notre schéma graphique de l’énonciation est de présenter la configuration de ces mondes parallèles et de rendre compte d’une tentative de briser le mur presque étanche dont parle Piotr Sadkowski :

[l]e roman de Myriam Beaudoin […] semble témoigner […] de la persistance d’un tel mur, presque étanche, séparant les deux communautés à l’heure actuelle. Mais le défi de la romancière québécoise consiste, paraît-il, à explorer, en évitant tout apriorisme axiologique, ce presque afin d’entrouvrir la frontière entre les solitudes montréalaises sans

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 175 déclarer la nécessité d’une hybridation identitaire des individus et des communautés. (Ibid. : 51, nous soulignons)

Le schéma graphique de l’énonciation répond aux questions suivantes : « qui parle », « à qui » et « de quoi ». Étant donné qu’il permet de visualiser le discours des principaux protagonistes, il permet de représenter la teneur spécifique de la conception du monde des personnages principaux. En effet, le personnage d’Alice se distingue en raison du plus grand nombre d’implications bilatérales, c’est-à-dire six. Grâce à son travail pédagogique avec les filles juives, elle est la seule enseignante francophone à entretenir de courtes conversations avec le personnel administratif de l’école et les parents des élèves. Son attitude positive témoigne d’une volonté d’ouvrir le dialogue entre les enseignantes yiddishophones et les enseignantes francophones, même si ces dernières sont « traitées en goyot… » (H : 31).

La représentation des personnages secondaires sur le schéma graphique de l’énonciation accentue l’interdiction pour les Hassidim de communiquer avec les non juifs. Cette interdiction n’est pas respectée par Déborah Zablotski qui fréquente une épicerie dans le Mile End de plus en plus souvent. Les sentiments amoureux entre cette jeune femme et un vendeur y travaillant, Jan Sulski, contribueraient à la dissolution de sa relation maritale avec David. Parmi les personnages secondaires, il y a Charles Rivard, propriétaire de l’épicerie dans le Mile End et sa petite-amie Raphaëlle Dumaine, qui travaille également dans le magasin. Par ailleurs, ils sont une première source d’informations au sujet des Juifs hassidiques, ils font découvrir à Jan la ville de Montréal et quelques sites touristiques de la province du Québec. En outre, la présence du grand-père polonais introduit le motif de la Shoah dans la diégèse et souligne l’attachement de monsieur Sulski à son petit-fils.

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 176 III.2. Conception du monde et pratique langagière

Dans ce sous-chapitre, nous nous intéressons au lien entre la Weltanschauung des personnages littéraires et leur pratique langagière. Nous rappelons que, selon Henri Gobard, la conception du monde, la Weltanschauung, se transmet dans une langue. Cependant, dans le cadre de l’analyse que nous menons, nous partons de la pratique langagière des protagonistes féminines pour décrypter leur conception du monde. Par conséquent, le schéma graphique de l’énonciation nous sert de point de départ pour examiner la Weltanschauung de l’enseignante Alice, des élèves hassidiques et de Déborah Zablotski. Il permet de se représenter à la fois la communication entre les personnages et la quantité de leurs implications bilatérales. Le schéma illustre les influences qu’un individu subit au sein d’un groupe, ce qui est par exemple le cas de Déborah Zablotski. Quant à l’immigrant polonais, nous présenterons sa pratique langagière et la place de la langue polonaise dans le projet romanesque de Myriam Beaudoin dans le sous-chapitre suivant, consacré à l’analyse hétérolinguistique de Hadassa (point III.3.3. « Cas particulier de la langue polonaise dans Hadassa »). Procédons maintenant à l’analyse de ce que les protagonistes se disent et dans quelle variété de langue. Pour étudier l’influence de leur pratique langagière sur la formation de

la Weltanschauung des trois protagonistes féminines, nous prenons en compte les

facteurs suivants : la variété linguistique employée, son emplacement dans la tétraglossie (répartition en langages vernaculaire, véhiculaire, référentiaire et mythique) et son importance dans la pratique langagière du personnage.

Afin d’estimer le rôle d’un registre ou d’une variété de langue dans la pratique langagière, nous recourons aux concepts de motifs associés et de motifs libres selon Boris Tomachevski. Rappelons que les motifs sont « les plus petites particules du matériau thématique » (Tomachevski, 1965 : 273). Les motifs sont hétérogènes, doivent s’intégrer dans l’œuvre d’une manière esthétique et être justifiés. Les motifs associés sont dotés d’une signification importante pour l’ensemble de l’œuvre et leur omission provoque des modifications au niveau de la « causalité qui unit les événements » (Ibid. : 274). Par contre, l’omission des motifs libres n’engendre pas de changement dans « la succession de la narration » (Ibid.).

Par conséquent, lorsqu’un registre ou une variété de langue contribue considérablement à la conception du monde du personnage littéraire, nous lui attribuons le statut de motif associé dans sa pratique langagière. Dans le cas contraire, nous lui attribuons le statut de motif libre, c’est-à-dire que ce registre ou cette variété de langue importe peu dans le devenir identitaire du personnage.

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 177 Après avoir examiné la conception du monde des protagonistes féminines, nous pourrons répondre à la question de savoir quelles sont leurs motivations par rapport au choix de la langue ou de sa variété. Cette problématique sera développée dans le sous-chapitre III.4. consacré aux alternances codiques.