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HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.3.3. Pyramide de l’écriture hétérolingue

Chantal Richard progresse la recherche, parce qu’elle propose une distinction entre les formes mimétiques, parodiques et créatrices de l’hétérolinguisme littéraire. Nous les expliquons ci-dessous brièvement, dans la mesure où elles sont exposées dans la sous-partie II.4. « Formes de l’hétérolinguisme ».

L’hétérolinguisme mimétique se caractérise par le « souci de vraisemblance qui pousse certains auteurs à représenter une langue ou un registre parce que dans le récit se trouve un personnage qui parle normalement cette langue et ce registre » (Richard, 2004 : 150). Les critères de l’hétérolinguisme mimétique sont semblables à ceux de la motivation réaliste de l’hétérolinguisme établie par Rainier Grutman (tableau des six degrés d’ouverture textuelle aux langues étrangères).

L’hétérolinguisme parodique consiste en la « reprise mimétique des contacts de langue, mais celle-ci est chargée d’un double-sens ironique » (Ibid.). Ce type d’écriture se manifeste majoritairement par la textualisation de la langue anglaise, qui sert à parodier la culture populaire produite par les locuteurs anglophones aux États-Unis et au Canada. L’hétérolinguisme parodique se rapproche de la motivation compositionnelle de Boris Tomachevski et leur dénominateur commun réside dans la correspondance entre le choix de la langue et le désir d’imitation.

L’hétérolinguisme créateur « rejette la vraisemblance et l’ancrage référentiel pour exploiter l’hétérolinguisme comme médium de création ; sa préoccupation principale est donc esthétique » (Ibid. : 178-179). En outre, l’hétérolinguisme créateur se manifeste par les références intertextuelles à la littérature, à l’histoire, à la religion, à la musique et à l’art filmique. Il se peut que l’hétérolinguisme soit favorisé par l’identité non francophone du narrateur.

Chantal Richard observe que la textualisation de la langue anglaise pourrait lui servir de critère pour classer les romans de son corpus. Elle conçoit un continuum des types mimétique, parodique et créateur, « partant de l’anglais mimétique à gauche jusqu’à l’anglais de création à droite » (Ibid. : 151). En outre, elle constate que « la fréquence des alternances a tendance à augmenter plus l’œuvre se situe vers la droite » (Ibid.).

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 101 Pour cette raison, la lecture du continuum se fait de droite à gauche, parce que l’hétérolinguisme créateur englobe les modalités de l’hétérolinguisme parodique et mimétique :

Tableau 4 : Continuum des types mimétique, parodique et créateur conçu par Chantal Richard95

Hétérolinguisme mimétique Anglais réaliste présent surtout dans les dialogues

Hétérolinguisme

parodique Anglais cliché, expressions toutes faites, parodies

Hétérolinguisme créateur Néologisme, paronomase bilingue, jeux de mots translinguistiques, la translitération, etc.

La recherche amène Chantal Richard à constater qu’aucun roman de son corpus « ne saurait être catégorisé de façon aussi nette et claire que [les] sous-titres sembleraient indiquer » (Ibid. : 189). Les romans « contiennent presque tous des éléments des trois types de roman hétérolingue, mais il s’avère que dans chaque cas, les tendances sont plus fortes vers l’un de ceux-ci » (Ibid.). Par conséquent, elle propose un modèle pyramidal qui illustre une conception des types de l’écritures hétérolingue par niveau : en bas, hétérolinguisme mimétique, au milieu, hétérolinguisme parodique, au sommet, hétérolinguisme créateur :

Le mimétisme est toujours présent dans les romans, il forme donc la base de la pyramide ; l’hétérolinguisme parodique est construit sur le mimétisme, mais en le parodiant ; et l’hétérolinguisme créateur contient des éléments des deux autres catégories, tout en insistant davantage sur la dimension créatrice des contacts de langues. (Ibid. : 320)

Il s’avère que certains romans témoignent de l’hétérolinguisme mimétique tandis que d’autres sont plus riches en modalités résultant de l’hétérolinguisme parodique ou créateur. Chantal Richard estime également qu’à chaque niveau de l’écriture hétérolingue, il y a un effet dominant : au niveau mimétique ce sont les effets de réel, au niveau créateur les effets d’œuvre, et au niveau parodique ces deux effets sont plus au moins égaux. La figure suivante, intitulée « Pyramide de l’écriture hétérolingue conçue par Chantal Richard » (Ibid. : 320), présente tous ces éléments :

95 Le continuum des types mimétique, parodique et créateur est recueilli dans la thèse de Chantal Richard, op. cit., p. 151.

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 102 Figure 4 : Pyramide de l’écriture hétérolingue conçue par Chantal Richard II.3.3.1. Classification du corpus par Chantal Richard selon la typologie élaborée Le corpus de Chantal Richard comprend dix romans francophones, qui ont été publiés en Amérique du Nord dans les années 1980-2000. La chercheuse affirme que le contact de langues relève de « l’expression littéraire d’une réalité sociolinguistique nord-américaine » (Ibid. : 13). Pour cette raison, Chantal Richard fixe deux critères de sélection de son corpus : 1) les romans sont obligatoirement rédigés en français, l’anglais et d’autres langues y sont présents ; 2) les romans doivent répondre aux critères de l’écriture plurilingue ou relever d’une valeur historique importante pour la littérature plurilingue du Canada francophone.

Le tableau ci-dessous présente la répartition du corpus romanesque par Chantal Richard selon la typologie élaborée et la région géographique au Canada francophone :

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 103 Tableau 5 : Répartition du corpus romanesque par Chantal Richard en fonction du type

d’hétérolinguisme et de la région géographique au Canada francophone Hétérolinguisme mimétique Hétérolinguisme parodique Hétérolinguisme créateur Acadie Gérard Leblanc,

Moncton mantra, 1997 Hétérophonie réaliste et ancrage référentiel sous forme d’intertexte populaire Jean Babineau, Bloupe, 1993 Écriture hétérolingue est extrêmement complexe et se situe dans la zone limite de la lisibilité Québec Jacques Poulin,

Volkswagen blues, 1984 Mimétisme et bilinguisme de création ; roman marquant l’époque Jean Forest, Le Mur de Berlin, P.Q, 1983 Transcription phonétique très extensive de l’anglais, rendant en quelque sorte un mimétisme oral par une technique écrite et de création Jacques Godbout, Une histoire américaine, 1986 Parodie fréquente d’expression toutes faites Ontario francophone Daniel Poliquin, L’Obomsawin, 1987 Idiolecte de l’individu bilingue, qui se veut alingue (les italiques viennent de Ch. R.) Gérard Bessette, Le semestre, 1979 Discours parodié du narrateur obsessif Manitoba francophone Gérard Tougas, La mauvaise foi, 1990 Idiolecte de l’individu bilingue

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 104 Hétérolinguisme mimétique Hétérolinguisme parodique Hétérolinguisme créateur Canada hétérolingue et multiculturel

Hédi Bouraoui, Ainsi parle la Tour CN, 1999 Présence des clichées, slogans et expressions figées Régine Robin, La Québécoite, 1983

Jeux de mots entre de nombreuses langues

Même si dix romans de son corpus appartiennent à différents types d’hétérolinguisme, Chantal Richard distingue des thèmes communs : 1) le lien entre la langue et l’identité, 2) la voix narrative de l’écriture hétérolingue et 3) la répartition thématique, fonctionnelle et affective des langues. Les analyses du rôle de la voix narrative lui ont permis de constater que « [c]haque auteur, sans exception, construit les alternances autour des parties du discours » (Ibid. : 319). Toutefois, le recours aux langues et aux variétés de langue par le narrateur « varie selon la place du roman sur le continuum mimétisme-parodie-création : en partant du narrateur “neutre, qui forme l’axe central du texte”96 et qui relativise les autres discours, et allant jusqu’au narrateur qui nage dans l’hétérolinguisme » (Ibid., nous soulignons) :

Ce dernier, qui s’éloigne du mimétisme, ne se limite pas à reproduire des dialogues, mais fait interagir les langues dans le récit même, leur donnant par cet acte de parole le statut de participant. Dans ces cas, la langue passe d’un outil à un médium d’expression. Ce type de narrateur atteindrait donc le sommet de la pyramide d’écriture hétérolingue. (Ibid. : 319, nous soulignons)

L’affirmation selon laquelle les langues peuvent acquérir le statut de participant et devenir un médium d’expression fait partie de notre cadre théorique et méthodologique. Rappelons que nous considérons la présence des registres et des variétés de langue comme s’ils intervenaient dans la diégèse au même titre que les personnages littéraires. Ceci est possible parce que nous analysons la textualisation des langues et des variétés de langue au tant que motif libre et motif associé selon la terminologie de Boris Tomachevski. Ainsi, les registres et les variétés de langue seraient un moyen d’expression personnelle des protagonistes issus de notre corpus hétérolingue.

96 Chantal Richard cite un article de Rainier Grutman, « Les motivations de l’hétérolinguisme : réalisme, composition, esthétique », op. cit., p. 333.

Rainier Grutman puise dans Roland Barthes, « La division des langages », dans Le

bruissement de la langue, op. cit., p. 114-115. Nous avons rapporté une citation originale de Roland Barthes dans la sous-partie consacrée aux origines du concept d’hétérolinguisme (point II.1.1. « Définition du nouveau concept et la raison de sa formation »).

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 105 II.4. Formes de l’hétérolinguisme

Pour élaborer les formes et les fonctions de l’hétérolinguisme littéraire, Chantal Richard s’appuie tout d’abord sur les termes sociolinguistiques, littéraires et typographiques que nous avons exposés supra (point II.3.2. « Nomenclature sociolinguistique sur la grille d’analyse »). Elle examine les formes de l’hétérolinguisme selon quatre variables : la langue seconde, l’intégration de la langue seconde dans la phrase, les niveaux discursifs et le balisage. Elle étudie les fonctions de l’hétérolinguisme selon deux variables : l’effet de réel et l’effet d’œuvre. L’usage des logiciels de statistique textuelle lui a permis de déterminer les modalités spécifiques à chaque type d’hétérolinguisme. Rappelons que Chantal Richard s’appuie sur la tripartition de la motivation établie par Boris Tomachevski (réaliste, compositionnelle, esthétique) pour compléter sa recherche au sujet des formes de l’hétérolinguisme littéraire.