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HÉTÉROLINGUISME LITTÉRAIRE AU QUÉBEC

II.2.2. Motivation compositionnelle

Boris Tomachevski affirme que la motivation compositionnelle se caractérise par « l’économie et l’utilité des motifs. Les motifs particuliers peuvent caractériser les objets placés dans le champ visuel du lecteur (les accessoires), ou bien les actions des personnages (les épisodes) » (Tomachevski, 1965 : 287). Ceci indique que l’apparition d’un objet dans la diégèse est motivée par son utilité dans le dénouement de l’intrigue. Par ailleurs, l’attention du lecteur peut être détournée de la véritable intrigue lorsque le narrateur introduit des faux motifs, n’ayant aucune importance dans la diégèse (Ibid. : 288).

Rainier Grutman convoque un exemple célèbre du bilinguisme textuel dont témoigne le roman de Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, et il expose les critères de motivation compositionnelle. Le chercheur rappelle, tout d’abord, certains procédés permettant de « restituer le réel dans ses moindres détails » dans ce roman russe par : 1) les personnages, qui sont bien construits grâce à la représentation de leur façon de parler ; 2) la correspondance entre la condition sociale, le tempérament, les amitiés, l’âge du personnage ; 3) le contexte, l’ancrage spatio-temporel expliquant la présence d’une langue étrangère (Grutman, 2002 : 337).

Concernant le rapport entre la langue principale (L1) et la langue étrangère (L2), le chercheur prend en considération les moments de la diégèse où apparaissent des énoncés en L2. Grutman précise que l’irruption de L1 par L2 peut concerner des mots, des syntagmes, des phrases et des paragraphes. L’incipit peut être également rédigé dans la langue étrangère ; dans le cas de La Guerre et la Paix, il est en français. Ceci oblige le lecteur à faire un effort supplémentaire, à recourir soit à ses compétences linguistiques, soit à la consultation des dictionnaires. Ensuite, Rainier Grutman étudie dans ce roman russe si les alternances des codes se situent au niveau intraphrastique ou transphrastique. D’un côté, le critère de la compréhension est respecté lorsqu’une traduction de L2 en L1 est insérée, par exemple, en note de bas de page. De l’autre, la volonté de garder la langue étrangère témoignerait du fait que « l’enjeu du bilinguisme dépasse la description fidèle d’une réalité sociale » (Ibid. : 338).

Le chercheur remarque que dans la motivation compositionnelle « le choix de la langue ne peut donc correspondre à un désir constant de l’imitation » (Ibid. : 339). Rainier

75 Nous expliquons la notion d’effet de réel dans la sous-partie consacrée aux fonctions de l’hétérolinguisme (point II.5.2. « Effet de réel »).

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 81 Grutman mène une analyse hétérolinguistique de La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï dans le but de démontrer que la langue étrangère remplit une fonction relative à la composition du roman : « Le dosage inégal du français aurait plutôt une visée fonctionnelle, liée à la composition du roman, plus précisément à la focalisation » (Ibid.) Le tableau ci-dessous, basée entièrement sur l’analyse de Rainier Grutman, permet de comprendre que le code-switching entre le russe (L1) et le français (L2) enrichit l’analyse diégétique de La Guerre et la Paix :

Tableau 3 : Relation entre les procédés diégétiques et la langue de narration dans La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï

Procédés

diégétiques Narrateur Langue

Focalisation externe Décrit les personnages d’une manière détachée Narration en français (L2) Discours indirect libre Monologue intérieur Réduit la distance entre le personnage et lui-même

La narration en russe (L1) exprime la

sympathie du narrateur pour le personnage. Ensuite, le personnage de langue française (en l’occurrence Napoléon) perd de

l’importance pour le personnage russe (en l’occurrence André Bolkonski).

En résumé, le rapport entre L1 et L2 se manifeste dans certains procédés diégétiques, où le choix de langue française ou russe est conditionné par la volonté du narrateur d’augmenter ou de réduire la distance entre lui et le personnage (Ibid. : 339). Notamment, la transcription réaliste en français peut servir de moyen d’exclusion de certains interlocuteurs de la conversation (Ibid. : 340). Rainier Grutman précise que l’analyse du bilinguisme textuel dans ce roman russe lui sert de moyen pour mettre en exergue « le fait que l’expression d’une réalité socio-culturelle n’est jamais seule en cause. Le recours aux langues étrangères cadre souvent dans une stratégie d’écriture et entre dans la composition même de l’œuvre, à titre de “motif associé” » (Ibid. : 341). II.2.3. Motivation esthétique

Les critères de la motivation esthétique sont définis par opposition à ceux de la motivation réaliste. Boris Tomachevski admet que la motivation réaliste s’exprime par la « négation du caractère littéraire de l’œuvre dans l’œuvre elle-même » (Tomachevski, 1965 : 294). Rainier Grutman comprend par le propos cité ci-dessus que « l’illusion référentielle (Barthes) sur laquelle repose le réalisme exige de l’œuvre qu’elle soit

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 82 transparente, immédiate, dénotative, alors que le propre du texte littéraire est justement d’être opaque, médiat, connotatif » (Grutman, 2002 : 342).

À la motivation esthétique sont associés les motifs libres qui déterminent « l’organisation stylistique de l’œuvre » (Ibid.). Étant donné qu’ils importent peu pour le contenu global, ils peuvent être supprimés. Cela n’empêche pas que les motifs réalistes soient « justifié[s] esthétiquement » (Tomachevski, 1965 : 294). Pour définir les critères de la motivation esthétique de l’hétérolinguisme, Rainier Grutman identifie des procédés variés. Au niveau de la diégèse, le chercheur observe que faire parler le personnage dans sa langue maternelle permet de le rendre plus authentique. Ce n’est pas toujours « un procédé purement mimétique », mais cela peut s’avérer une « métaphore de la création comme ouvrage, comme patient ciselage » (Grutman, 2002 : 343). Par contre, si l’écrivain cherche à « réduire le bilinguisme […] au monolinguisme le plus strict, en traduisant les phrases anglaises dans la langue de la narration principale, ou en se servant d’incises comme “disait-il en anglais” ou “disait l’Anglais”, [il ne porte pas] atteinte au fameux “effet de réel” » (Grutman, 2002 : 348).

La motivation esthétique de l’hétérolinguisme recourt à un biculturalisme littéraire de la part du lecteur parce que « le contrat de lecture proposé par le texte requiert […] une connaissance des traditions dont [il] se réclame » (Ibid. : 344). Notamment, « [l]’insertion d’une langue étrangère sous forme d’une citation directe ou indirecte » (Ibid.) permet à l’auteur d’immortaliser dans son œuvre un autre écrivain. Ainsi, le texte littéraire « s’inscrit (positivement ou négativement) dans une tradition, se réclame d’une poétique existante ou développe sa propre poétique » (Ibid. : 342). Rainier Grutman affirme, par la suite, que la poétique de l’hétérolinguisme se caractérise par « le procédé de l’allusion polyglotte [qui] risque de court-circuiter la compréhension » (Ibid. : 346). L’œuvre hétérolingue est intertextuelle, par conséquent, son sens est en constant renouvellement et son interprétation réside dans le « décodage [du] plurilinguisme » (Ibid. : 347). Dans sa conclusion, Grutman apporte une précision importante selon laquelle « l’insertion de langues étrangères dans une œuvre est toujours une option, voire une stratégie proprement textuelle » (Ibid. : 349). Pour cette raison, le chercheur présente une démarche favorisant l’étude de l’hétérolinguisme : 1) procéder, tout d’abord, à l’examen de la motivation du contact linguistique dans un texte littéraire ; 2) prendre en considération, par la suite, le contexte propre à chaque cas. L’analyse faite dans cet ordre permet de systématiser le travail de classification et d’ouvrir « la voie à une histoire véritablement formelle du plurilinguisme en littérature » (Ibid.).

Enfin, rappelons que notre recherche a pour objectif d’étudier le lien entre l’hétérolinguisme et la pratique langagière des protagonistes. Nous considérerons toutes

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 83 les langues et variétés de langue comme partie intégrante du roman et comme élément enrichissant sa signification. Précisons que selon Boris Tomachevski, les motifs associés sont nécessaires ou structurels et les motifs libres sont contingents ou accessoires (Ibid. : 347). Par métonymie, nous examinerons la contribution des langues et des variétés de langue à la pratique langagière des protagonistes. Lorsque nous les qualifierons comme motifs associés, nous obtiendrons les résultats confirmant l’épanouissement identitaire du personnage à travers le recours à un idiome.

Agata Helena TROCIUK | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2017 84 II.3. Cadre sociolinguistique de l’hétérolinguisme