• Aucun résultat trouvé

La période "muette"

2.1. Alerte et stabilisation du problème de la rue de la République

2.1.1. La scène médiatique, scène d'alerte

Dès le départ, cette alerte prend une tournure bien singulière. Celle-ci fait en effet suite à une conférence de presse organisée fin août par la mairie et le nouveau propriétaire, Marseille République. Cette conférence de presse, adressée uniquement aux journalistes198, est alors présentée comme "une invitation de dernière minute"199 pour dissiper tout "quiproquo,

polémique, rumeur et autre obstacle". Il s'agit alors, pour Danièle Servant, adjointe au maire

pour le logement, et à l'origine de l'initiative, de déminer préventivement le terrain :

"Qu’on ne vienne pas dire qu’on vire la population du centre-ville ! La résiliation d’un bail arrivé à terme est une procédure normale"200.

Cette "normalité" se retrouve alors au "cœur" de la conférence de presse. Pour le directeur de la nouvelle société propriétaire, cette dernière est en effet l'occasion de présenter ses projets,

198 Ce point sera à une seule reprise dénoncé par l'association dans un compte-rendu de Conseil d'Administration (octobre 2004) dans la mesure où il en dit long sur la "méprise" des locataires qui, eux, ne sont l'objet d'aucune information quant à leur avenir de la part de leur propriétaire et des pouvoirs publics.

199 "La Ville pressée de rénover", La Marseillaise, le 25/08/04.

174

ses intentions et ses objectifs. Éric Foillard positionne ainsi Marseille République (comme le nom de sa société semble l'indiquer201) comme "un véritable opérateur"202 du projet de

réhabilitation courant depuis 2002, puis annonce ses objectifs d’opérateur :

"Dans trois ans, nos premiers immeubles seront livrés, donc nous les revendrons à des investisseurs immobiliers. L’action de rénovation de Marseille République devrait être achevée dans le courant 2010"203.

"On revalorise et on revend. On n'est pas des spéculateurs qui se disent "le marché va monter, on peut s'enrichir en dormant". Non, avec du sang, de la sueur et des larmes, on va créer de la valeur, par le travail"204.

"Les immeubles rénovés proposeront des logements en accession à la propriété et à la location, ainsi que sans doute de la résidence étudiante, de la résidence pour personnes âgées ou de l'hôtellerie, selon les besoins"205.

"Les immeubles sont vétustes, une rénovation lourde et intégrale ne peut se faire en site occupé, sachant que les restructurations vont toucher autant les gros œuvres que les parties communes et l'intérieur de chaque appartement"206.

Si Éric Foillard prête ainsi le flanc à des discussions sanctionnant la logique spéculative d'arrière-plan, il reste qu'il enfonce encore davantage le clou, annonçant que :

"Actuellement, 60 % de notre parc est vide. Pour le reste, nous attendrons la fin des baux des occupants et nous ne les renouvellerons pas"207.

La messe est dite et, "pour le reste", rien de mieux pour éveiller la curiosité des journalistes et renforcer l"'inquiétude"208 des locataires. Car si "A l'heure actuelle, une vingtaine de baux, sur

les 450 que gère Marseille République, n'ont pas été renouvelés"209, Éric Foillard ajoute que :

"Tous les trimestres, nous allons mettre fin à des baux. 400 foyers seront concernés pendant 7 ans. Soit un peu plus d'une lettre par semaine"210.

L’opérateur du projet de réhabilitation affiche ainsi ouvertement sa volonté de mettre fin aux baux de ses locataires, soutenu en cela par la mairie qui semble assurer une "prise en charge" de la question sur le "terrain politique"211. Le prisme d'une expulsion massive des locataires

201 La société propriétaire a pris le même nom que l'OPAH en cours : "Marseille République".

202 "L’Amérique débarque en force rue de la République", La Provence, le 25/08/04.

203 "La Ville pressée de rénover", La Marseillaise, le 25/10/04.

204 "Marseille à la sauce texane", Libération le 30/09/04.

205 "L’Amérique débarque en force rue de la République", La Provence, le 25/08/04.

206 "La ville pressée de rénover", La Marseillaise, le 25/08/04.

207 "L’Amérique débarque en force rue de la République", La Provence, le 25/08/04.

208 "A Marseille, la rue de la République résiste aux financiers", Le Monde, le 20/10/04.

209 "A Marseille, la rue de la République résiste aux financiers", Le Monde, le 20/10/04.

210 "Rue de la République : le nettoyage par le vide", Marseille l'Hebdo, le 01/09/04.

175

n'est pas même voilée et les choses semblent entendues depuis la "normalité" de ces résiliations (qui se révèlera prochainement "contestable" au regard du Code des Baux). De sorte que les "quiproquo, polémique, rumeur et autre obstacle" sont précisément "levés". Seulement, si ce n'était pas encore suffisant, Marseille République annonce aussi que, outre résilier les baux des locataires, elle "ne réalisera pas la réhabilitation des logements

sociaux"212. Entre les lignes : le propriétaire n'entend plus réaliser le logement social prévu

dans la Convention d'OPAH dont il semble hériter de P2C. Il annonce en effet la rétrocession prochaine de 376 logements à des bailleurs sociaux qui prendront en charge ce tiers social. Les principes même fondant le volet social de l'opération de réhabilitation, tels qu'ils avaient été mis en avant par la Convention de l'OPAH, semblent ainsi compromis par ce qui parait être ce nouveau montage de l'opération convenu entre Marseille République et la Mairie. Ce n'est que le mois suivant que ce "bricolage" sera éclairé par un journaliste "bien renseigné". Ce montage ferait en effet suite à la déconvenue dont le précédent opérateur, P2C, serait à l’origine (le "spéculateur" qui a laissé son patrimoine à l'abandon et n'a tenu aucun de ses engagements et dont Eric Foillard prend soin de se distinguer) :

"La mairie a repris en main le volet social. A sa manière. Durant l'été, sans en aviser Marseille République, elle a contacté quatre partenaires : HMP (son bailleur social), Erilia, la Sogima et la Société Immobilière des Chemins de Fer (SICF). "Autrement dit, des gens aux ordres ou qui ont une vision très Canada dry du social", tacle un proche du dossier. Pourtant d'autres bailleurs étaient partants. Notamment l'Opac-Sud, qui présente le handicap d'être présidé par Jean-Michel Guénod, ex-patron d'Euroméditerranée et désormais persona non grata à la mairie..."213

En résiliant les baux des locataires et se dégageant de la création de logements sociaux, le propriétaire signifie ainsi que le volet social n'est plus son affaire, et passe implicitement la balle à la Mairie dont l'objectif semble alors être la réhabilitation "coûte que coûte". Dans les plans du propriétaire, la création du logement social n'a en effet, selon le directeur de Marseille République, que vocation à "faciliter les relogements durant les travaux"214,

ajoutant que :

"[La] Priorité [sera] donnée aux habitants loi 48 qui ne pourront pas être délogés, quoi qu'il advienne"215.

En d’autres termes, les résiliations ne vont affecter que les baux en Loi 1989, beaucoup moins protecteurs que ceux régis sous la Loi de 1948. Les relogements ne cibleront, quant à eux, que

212 "La ville pressée de rénover", La Marseillaise, le 25/08/04.

213 "La rue de la République restera-t-elle populaire ?", Marseille l'Hebdo, le 13/10/04.

214 "Rue de la République, place au calendrier", 20 Minutes, le 25/08/04.

176

les locataires détenteurs de ce dernier type de bail, a priori indélogeables et de surcroît composés pour l’essentiel de personnes âgées !

Le projet de Marseille République semble ainsi clair. Ces annonces décomplexées sont alors parfois contredites par Danièle Servant, l’élue estimant par exemple que "les locataires ne

doivent pas s'inquiéter, ils pourront revenir dans leur appartement après rénovation ou être relogés"216. Cependant, pour le directeur de Marseille République, les locataires pourront bien

revenir, mais avec "des loyers normaux compte tenu de la réfection"217. Par ailleurs, il apparaît rapidement que l'ensemble des locataires ne pourront pas être relogés dans les logements sociaux, le nombre de candidats "potentiels" (553 locataires) excédant le nombre de places a priori disponibles (376). Quant à un éventuel relogement dans les appartements aux loyers conventionnés (suite aux subventions publiques de l'OPAH), la question demeure problématique : le plafonnement des loyers qui justifie les aides publiques à la réhabilitation ne dure que six ans, et passe par la suite sous le régime des loyers libres, laissant ainsi entrevoir une nouvelle perspective d'expulsion des locataires à moyens termes. Aussi, de telles annonces laissent rapidement émerger une série de :

"Craintes des habitants obligés de s'en aller, tant par des "expulsions" que par "l'explosion des loyers""218.

Ces "craintes" et "inquiétudes" sont en effet d’autant plus renforcées qu'il apparaît clair que les engagements pris dans le cadre de la Convention d'OPAH ne seront pas respectés. Le propriétaire se décharge du "volet social", préférant laisser ce "soin" à des bailleurs sociaux, affirmant même à l'occasion "ne pas savoir faire". Qui plus est, en résiliant les baux en loi 1989, il place les locataires concernés dans une situation où ceux-ci se retrouvent sans aucun lien juridique avec la réhabilitation et les futurs bailleurs sociaux. Le respect de la Convention va dont rapidement trouver un sens aigu et se retrouver au cœur de ce moment médiatique, notamment autour des questions de la réalisation du "volet social" du projet, du maintien des locataires dans leur logement et de l'hypothétique relogement des locataires. Mais dans l'immédiat, ces annonces contradictoires et incertaines ont plutôt tendance à dérouter les divers "observateurs" (journalistes, autant que militants ou habitants) qui tentent de suivre et de décortiquer le "dossier". D’autant que les observations ne manquent pas. Côté militants par exemple, si certains y voient une stratégie ou un mauvais maquillage des intentions réellement à l'œuvre, d'autres, au contraire, n'hésitent pas à parler d"'amateurisme politique" pour

216 "Rue de la République, place au calendrier", 20 Minutes, le 25/08/04.

217 "La Ville pressée de rénover", La Marseillaise, le 25/08/04.

177

caractériser cette cacophonie. Les journalistes, eux-mêmes, y vont parfois de leurs "commentaires", formulant un avis ou une opinion, exprimant un jugement, pour autant qu'il ne s'agisse pas de se réfugier derrière des locataires dans le "brouillard"219 :

"[...] "il est faux que les gens ne seront pas relogés. La loi l'impose". Heureux donc les locataires d'apprendre que le fonds américain entend se soumettre à la loi française"220.

"De quoi nourrir des inquiétudes sur une opération qui ne brille pas par sa transparence"221.

La campagne médiatique engagée par la mairie en vue de faire taire la rumeur et "rassurer" finit ainsi par apparaître comme un véritable fiasco. Au lieu de faire retomber l'attention, elle la renforce et la captive. Les articles se multiplient, certains journalistes s’engageant même dans un suivi assidu de l'affaire. Ils donnent ainsi régulièrement la parole à Marseille République pour que celui-ci ré-explicite "ses" projets, jouent de leurs réseaux pour accéder à certaines coursives institutionnelles (souvent auprès des élus d'opposition ou d'ingénieurs et techniciens), et se rapprochent des militants pour "donner la parole" aux habitants, notamment à ceux qui se sont vus signifier leur fin de bail. En bref, le milieu journalistique est "emballé" par cette affaire. Dans un premier temps, courant septembre 2004, cet emballement est local. Mais très rapidement, la presse nationale se penche aussi sur le "problème". C’est elle qui offrira d’ailleurs le point d'orgue à cette campagne chaotique. Dans un article de Libération daté du 30 septembre 2004, Danièle Servant y annonce en effet que :

"Recevoir le non-renouvellement de bail ne signifie pas être mis à la porte. Mais je ne souhaite pas que les 600 familles soient relogées sur place".

Ajoutant que :

"[...] le repreneur a l'air de mener la politique qu'on souhaite"222.

Ces dernières déclarations mettent alors définitivement le feu aux poudres. Un point de non-retour est en effet atteint et les dernières ambigüités sont levées. Le retentissement est d’ailleurs si fort que ces déclarations marqueront pour longtemps les esprits, au point d'être aujourd'hui encore rappelées par les militants, les habitants ou les journalistes…

L'alerte prend ainsi une tournure paradoxale en s'élevant depuis la tentative même de faire taire cette "rumeur" relative à une expulsion massive des locataires. Pour l'ensemble des "observateurs" et le propriétaire, mais apparemment moins pour la mairie, il semble que non

219 "Tapis rouge pour les nouveaux, siège éjectable pour les anciens", La Marseillaise, le 6/10/04.

220 ""Changer la ville"... mais pas ses habitants", La Marseillaise, le 12/10/04.

221 "La ville répond à la Région", La Marseillaise, le 28/10/04.

178

seulement "L'accord des trois tiers [de la Convention soit] chahuté"223, mais également que "Les habitants [soient] considérés comme des obstacles et pas comme des bénéficiaires"224 de la réhabilitation. Sur plus d’un mois, ces annonces, tantôt perçues comme contradictoires, tantôt comme un "double langage", vont alors se succéder pour paradoxalement "rassurer" les locataires ! Mais sur la rue de la République, les doutes quant au respect de la Convention sont loin d’être résorbés avec autant d’aisance. L'éventualité même de relogements ne parle pas sitôt que celle-ci est mise en regard avec les résiliations qui tendent à corroborer les "déclarations" de Marseille République. Car comme le souligne un militant de CVPT :

"Dans les courriers reçus, rien ne parle de relogement. On est en train de mettre des gens en position de partir. C'est une injure qui leur est faire dans le sens où on estime qu'ils ne sont pas assez présentables pour être installés dans cette future rue vitrine du renouveau marseillais. Un comportement d'autant plus scandaleux que si la réhabilitation est éligible à des aides publiques, elle le soit sans prise en compte de la réalité sociale des habitants"225.

Aussi, ladite "rumeur" finit par "contre-attaquer"226. Elle persiste et s’amplifie au gré des

résiliations qui éclairent cette "politique" menée par le propriétaire et soutenue par la Mairie, alimentée en cela par le travail des journalistes qui, au relais des militants de CVPT, rencontrent des habitants "craintifs" et "inquiets" et restituent "la réalité" du terrain. Monique, dont le bail a été résilié, se retrouve alors mise en avant dans la plupart des articles de cette période, parmi une poignée plus ou moins variable d'autres habitants. Celle-ci y affirme s'inquiéter, ne pas avoir d'informations sur son devenir, ne pas comprendre la résiliation de son bail étant une locataire qui habite depuis 12 ans son appartement correctement entretenu de 60 m2, qui est à jour de ses loyers de 254 € mensuels et qui ne comprend pas pourquoi on ne veut plus des habitants "pauvres" à présent que l'on va rénover les immeubles ! Au regard des résiliations en cours, doutes et méfiances finissent ainsi par l"'emporter". Seulement, comme nous le verrons, d'autres sources d'"emportements" vont elles aussi très rapidement se manifester, que ce soit à travers l'arrivée d'enquêteurs, chargés par le propriétaire de mener un diagnostic social, celle de géomètres, chargés de faire des relevés et des mesures des immeubles, et enfin - et surtout ! - celle de "médiateurs", personnels du propriétaire chargés de rendre visite aux locataires et de "trouver" des solutions… de départ !

Aussi, œuvrer contre la "rumeur" a de quoi apparaître vain. D’autant plus vain s’il s'agit de rapporter la moindre interrogation ou mobilisation à une opposition de "gauchistes"

223 "Rue de la République : le nettoyage par le vide", Marseille l'Hebdo, le 01/09/04.

224 "Marseille à la sauce texane", Libération, le 30/09/04.

225 "La "rumeur" contre attaque", La Marseillaise, le 31/08/04.

179

souhaitant bloquer la réhabilitation du centre-ville, alors que dans le même temps les résiliations de baux existent et sont ouvertement assumées dans le cadre d'une réhabilitation publique. En essayant ainsi de tordre le coup à la "rumeur", la mairie contribue à relancer de plus belle l'enquête qui tire vers la formulation d’un problème public. L'alerte a trouvé preneurs, que ce soit à travers l’implication de CVPT sur le "terrain" qui gagne rapidement l’ownership du problème, ou celle des journalistes qui contribuent à déployer d'une façon privilégiée l'arène publique par l'ouverture de la scène médiatique. Ces derniers "investigueront" d’ailleurs dans diverses directions. Comme nous l'expliquera par exemple l’un d’entre eux :

"Tout cela entre dans le cadre d’une investigation. Elle nous a permis de repérer les angles non abordés, ou certains points qui méritaient d’être creusés. […] L’angle choisi sur la rue de la République a plutôt été le rapport entre institutions et bailleurs sociaux. Plus précisément les rapports entre logements sociaux, mairie et Marseille République."

Il reste que leurs enquêtes relèveront régulièrement une "carence" d'informations. Assez symptomatiquement, ils souligneront fréquemment, tout comme les militants, un "manque de

transparence" de l'opération de réhabilitation, voire encore leur incompréhension, notamment

suite aux successifs changements de ton de la mairie, qui finira par remonter au créneau fin octobre avec l"'arme" du relogement, suite à l’entrée du dossier sur le terrain politique.

Documents relatifs