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Dar-Sbitar ou la maison des femmes

DEUXIÈME PARTIE : L’ESPACE ET LES ENJEUX DE GENRE DANS LA TRILOGIE A LGÉRIE

3. Dar-Sbitar ou la maison des femmes

Le premier volet de la trilogie est « un roman de femmes » par excellence. La Grande maison300 donne la parole aux femmes, Dar Sbitar est l’espace des femmes. Dib fait renaitre la femme algérienne dans le lieu même où elle était censée être enterrée à jamais. Il montre la misère certes, mais rend aussi hommage aux femmes algériennes. Si toute la trilogie raconte la situation du peuple algérien durant l’occupation française, La Grande maison301, elle,

dénonce la situation de femme algérienne pendant toute une époque, quels que soient ses régisseurs. Ainsi, l’auteur nous donne à voir chez ses personnages féminins une autre facette du visage de la femme algérienne que celle qui est traditionnellement répandue dans les sociétés maghrébine et orientales en général.

Dès le début du récit de La Grande maison302, l’auteur met en valeur la femme et la soutire du gouffre de la marginalisation où longtemps la tradition patriarcale l’avait enfouie. En effet, au moment de l’invasion de Dar Sbitar par les agents de police, un fait très important attire particulièrement notre

Ibid. 300 Ibid. 301 Ibid. 302

attention. En fait, au moment où la grande porte de Dar Sbitar allait s’écrouler sous les coups de pieds des policiers, les hommes sont curieusement mis en défaut par leur inaction :

Les hommes avancèrent de quelques pas. Ils n’allaient pas plus loin que le seuil de chaque chambre. Quelques- uns s’occupaient à resserrer le cordon de leur culotte bouffante. Une femme décida303.

Cet extrait est d’une importance capitale. Il remet en cause et renverse même un ordre pourtant solidement établi. Aux femmes les tâches domestiques, aux hommes les choses importantes telle que la défense de la maison. « Les hommes avancèrent de quelques pas ». Dib les met au-devant de la scène. Il leur assigne par-là, comme la tradition le veut, d’aller à la rencontre des policiers. Rien de plus naturel dans une société patriarcale où la force, la virilité et donc la supériorité appartiennent aux hommes. Les mettre en première ligne face aux policiers, c’est représenter la doxa, celle qui veut que les hommes soient forts et les femmes faibles. L’ordre est respecté. Chacun est conforté dans sa vision immuable des choses. Pas même le lecteur européen n’en serait affecté par cette représentation des choses. Les hommes devant, les femmes derrière. Seulement contemplons la suite : « Ils n’allaient pas plus loin

Ibid., p.

que le seuil de chaque chambre. Quelques-uns s’occupaient à resserrer le cordon de leur culotte bouffante ». Nous sommes presque tentés de crier : qu’est-ce qui se passe ? Où sont donc ces hommes dont on a si souvent vanté la virilité ? Au même temps que Dib décrit l’assaut de la police (dénonciation du colonialisme) il substitue aux discours une remise en cause subtile de la représentation des genres. Il montre les limites d’un système arbitraire. Les différences biologiques entre les hommes et les femmes ont longtemps déterminé les genres. Or ces genres ne sont qu’une construction sociale arbitraire. Mais cette remise en cause des genres ne va pas sans un renversement des rôles. Et c’est avec la dernière phrase que l’extrait prend tout son sens : « Une femme décida ». C’est une tradition que remet que bat en brèche cette dernière phrase.

Le contraste est d’ailleurs d’autant plus frappant que c’est la réaction d’une femme qui met fin à la passivité des hommes, qui n’osant dépasser le seuil de leur chambre, restèrent complètement en dehors de l’événement qui menaçait pourtant tout Dar Sbitar.

Le verbe même qu’utilise Dib pour introduire l’action de la femme, à savoir « décider », abolit tout un préjugé sur la femme maghrébine : son

éternelle immaturité. Car une décision est souvent un acte réfléchi, pensé voire médité, ce qui montre donc toute la maturité de Sennya, la femme qui décida d’ouvrir à la police.

Mais bien plus que la maturité, la tradition phallocratique refuse la raison à la femme qui se trouve souvent frappée de ridicule et de banalité. Le travail de l’auteur consiste donc à revaloriser la femme et à lui redonner ce qui lui revient de nature : son esprit. Car la femme est souvent écartée des affaires sérieuses et importantes que seuls les hommes se réservent le droit de traiter. Mais il semble bien que l’auteur ne tienne compte de ces préjugés que pour les détruire. Ainsi tout le texte se construit comme une antithèse de la doxa qui réduit et dévalorise la femme. Voici d’ailleurs un passage de La Grande maison304 où Mansouria tient un discours pour le moins sage et qui d’ailleurs

ne manque pas d’étonner ses auditeurs, tellement il est étranger à la discussion d’une femme et surtout d’une femme comme Mansouria :

Tantôt, je me disais : On peut bien prendre l’habitude de la vie et même y prendre goût. Et au fond, elle n’est pas si mauvaise que cela… Et, de fil en aiguille, je me disais : Pourquoi n’aurons-nous pas, nous aussi, notre part de bonheur. Et si on pouvait seulement manger. Ce serait notre bonheur. Si ce n’est que cela, le bonheur

Ibid. 304

pourquoi ne pourrait-on pas manger un peu ? Quand je dis : Nous, ce n’est pas de nous qui sommes là, les uns près des autres, c’est de nous et des autres que je veux parler. En voilà des pensées, n’est-ce pas, mes enfants ? « Ce sont des paroles de ceux qui ne mangent pas », diraient-ils. Peut-être est-ce vrai ? Je sens comme ça. Et que c’est comme ça qu’il faudrait dire les choses. Ils ouvraient, les mioches, de grands yeux. Ils étaient tout de même surpris de voir la cousine parler de choses qu’on ne comprenait pas305.

La tradition misogyne a en effet longtemps enfermé la femme algérienne dans l’ignorance. L’école coranique lui étant proscrite, la femme a donc été tout simplement écartée du savoir. Le système même des tribus repose sur des réunions où la présence des femmes est expressément interdite. Le passage ci-dessus met en scène justement une femme qui parle de la vie, la pense surtout. Elle exprime sa pensée personnelle, certes. Mais dans sa prise de parole même se reflète une volonté de l’auteur d’accorder un espace d’expression à la pensée féminine.

De même, en plus de la maturité des femmes dont il témoigne et de leur capacité à raisonner, l’auteur ne manque pas de signaler le courage de Sennya, une autre femme des habitantes de Dar Sbitar :

Ibid., p.

- Par Dieu, j’ouvrirai et on saura bien qui c’est !

C’était Sennya qui jurait ainsi : celle-là, elle n’avait peur de rien, elle faisait toujours ce qu’elle disait.

(…) Sennya entrouvrit tout de même la porte et passa sa tête entre l’entrebâillement : c’étaient bien des policiers, - une dizaine-, massés dans la ruelle !

Sennya eut un mouvement de recul. Mais elle se maitrisa et leur demanda ce qu’ils venaient chercher ici. Cette Sennya, elle avait vraiment du courage306 !

Il n’est sans doute pas très important de s’attarder sur les marques, pour le moins visible, de l’admiration de l’auteur du personnage de Sennya, mais il convient tout de même de remarquer l’importance d’un tel rôle, d’une telle mission que l’auteur accorde à un personnage féminin. Alors que la tradition maghrébine confine la femme dans une éternelle subordination à l’homme, voilà que Dib propulse Sennya bien devant les hommes ; dans le même lieu où se limite leur pouvoir, devant cette porte infranchissable où s’arrête leur destin et où les hommes sont traditionnellement les maitres, Sennya prend la parole et brise les chaines de la peur, les chaines de la tradition.

Ibid., p.

« Cette Sennya, elle avait vraiment du courage ! », décidément Dib prend ouvertement le parti des femmes dans La Grande maison307. Il met en avant le courage d’une femme Sennya certes, mais au-delà du personnage, c’est le statut de la femme qu’il révise toujours par le même principe de description/substitution. A la description de l’assaut de la police, de la réaction des hommes (la peur), il substitue le comportement d’une femme. Cette substitution permet de dédoubler le projet initial de l’auteur (dénoncer la colonisation) par un second projet qui est de réhabiliter le statut de la femme. « Sennya entrouvrit tout de même la porte et passa sa tête entre l’entrebâillement » : la porte ne pourrait être dans ce passage qu’un simple référent au réel. Effet de description réaliste d’abord, elle est aussi ce qui sépare l’intérieur de l’extérieur de Dar Sbitar, le jalon qui délimite l’univers des femmes de celui des hommes. Mais après un moment d’hésitation, Sennya finit par l’ouvrir et faire passer sa tête par l’entrebâillement. A la description réaliste d’un événement (l’assaut de police) est substituée une image (la femme courageuse qui brise les chaines de la tradition dogmatique).

Mais nous verrons un peu plus loin que les femmes de Dar Sbitar vont s’aventurer beaucoup plus loin que le seuil de la porte de la grande maison et

Ibid. 307

que les murs vieillissants comme les dogmes primitifs ne sauraient désormais contenir leur volonté et enfermer leur destin.

Une autre image du courage de la femme algérienne nous est donnée à travers le comportement courageux d’Aini devant la lâcheté de son frère. En effet, la mère d’Aini étant une vieille impotente, ses enfants, dont le fils ainé, se partageaient la garde tous les trois mois. Mais au bout d’un certain moment, ils s’en lassèrent et l’abandonnèrent chez Aini. L’auteur n’a pas omis cependant de souligner le courage d’Aini qui n’a pu abandonner sa mère contrairement à son frère qui, bien que la tradition patriarcale lui impose la garde de sa mère, a tout simplement fui son devoir : « Elle ne les vit plus revenir, au bout de quelques temps. Quant à son frère, c’était plus simple : il ne mit jamais les pieds chez elle308. »

Ibid., p. 73.