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PREMIÈRE PARTIE : POÉTIQUE DE L’ESPACE FRANCOPHONE

1. L’héritage sartrien

Dans la première partie de son œuvre, Mohammed Dib a produit une littérature réaliste livrant une description presque documentaire de la vie quotidienne des habitants de Tlemcen sous l’occupation française. Le discours littéraire que produisait Dib à cette époque se trouvait être en adéquation avec le discours idéologique des instances nationalistes sur le quotidien du peuple algérien colonisé. À cette époque la littérature allait de pair avec l’idéologie nationaliste au nom de l’impératif historique et de cette nécessité de signifier que des théoriciens comme Jean-Paul Sartre ont attaché à la littérature. En effet, la littérature algérienne francophone est née en cette période où le monde était à refaire. Elle devait participer à cette « re-fondation » du monde avec la fin de l’aire coloniale et le début des Indépendances. La nécessité de s’appuyer sur un « sens historique » s’est imposée alors à la littérature francophone au même titre que les idéologies qui produisaient ce sens. Et ce même si, relisant son essai, Sartre constatera cinq ans plus tard : « Contre la menace de guerre et contre ce piège je me débats comme un rat dans une ratière. J’ai pensé contre moi dans Qu’est-ce que la littérature ? ». Sartre usa de son énergie 68

Préface d’Arlette Elkaim-Sartre à l’édition en poche de Qu’est-ce que la littérature ?

légendaire pour lui offrir une vocation et engager la littérature francophone sur Les Chemins de la liberté . 69

Sartre a d’abord inculqué aux littérateurs francophones le souci du sens. Cette primauté de la signification que le philosophe attribuait à la littérature et qu’il a si ardemment défendue dans Qu’est-ce que la littérature ? : 70

[…] c’est une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, c’en est une autre de s’exprimer par des mots. Les notes, les couleurs, les formes ne sont pas des signes, elles ne renvoient à rien qui leur soient extérieur. […] le peintre ne veut pas tracer des signes sur sa toile, il veut créer une chose ; et s’il met ensemble du rouge, du jaune et du vert, il n’y a aucune raison pour que leur assemblage possède une signification définissable, c’est- à-dire renvoie nommément à un autre objet. […] Et pareillement la signification d’une mélodie - si on peut encore parler de signification - n’est rien en dehors de la mélodie même, à la différence des idées qu’on peut rendre adéquatement de plusieurs manières . 71

Mais comment reconnaître qu’une couleur porte en elle-même une signification « légère » de gaieté ou de tristesse qui « tremble autour d’elle » et affirmer par la suite qu’elle n’est que couleur ? Et si l’on veut adopter ce

Gallimard, Paris, 1945-1949.

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Jean-Paul Sartre, op. cit.

70

Ibid, p. 15-16.

raisonnement, l’on admettrait conséquemment que les couleurs, les sons et les formes ont besoin de l’intervention d’un artiste pour être créés et acquérir une valeur significative ou imaginaire

Mais le peintre, direz-vous, s’il fait des maisons ? Eh bien, précisément, il en fait, c’est-à-dire qu’il crée une maison imaginaire sur la toile et non un signe de maison. Et la maison ainsi apparue conserve toute l’ambiguité des maisons réelles. L’écrivain peut vous guider et s’il vous décrit un taudis, y faire voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indignation. Le peintre est muet : il vous présente un taudis, c’est tout ; libre à vous d’y voir ce que vous voulez. Cette mansarde ne sera jamais le symbole de la misère ; il faudrait pour cela qu’elle fût signe, alors qu’elle est chose . 72

Encore faut-il que cette valeur soit reconnue, car, selon Sartre, « Le peintre est muet » tout autant que son œuvre qui ne porte guère de signification qui découlerait d’elle-même. Ainsi, un observateur mal avisé pourrait-il voir dans La Liberté guidant le peuple une représentation de festivité populaire ou 73

entendre dans l’Adagio d’Albinoni un hymne à la joie. Or, de tels quiproquos 74

sont presque impossibles.

Ibid.

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Huile sur toile d'Eugène Delacroix réalisée en 1830.

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Œuvre musicale composée en 19451 par Remo Giazotto à partir de deux idées thématiques

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De plus, Sartre n’engage pas la poésie, qu’il a rangée du côté de la sculpture et de la musique puisque n’appartenant pas à « l’empire des signes ». Elle n’aurait pas de projet utilitaire et ne serait par là qu’une pure 75

activité désintéressée. Sans nier que la poésie se fasse dans et par le langage, Sartre affirme néanmoins que les poètes ne se soucient guère de la recherche de la vérité, qu’ils sont une espèce d’artisans du langage, avides et jaloux de la performance linguistique sans pour autant vouloir nommer où dire quoi que ce soit. Ce sont pour lui des dilettantes, des peintres, et des sculpteurs du verbe. Ils traitent le langage en matériau et non point en instrument. Ils le manient, le façonnent, le travaillent sans jamais l’utiliser.

Contrairement au poète qui s’émerveillerait devant ses propres mots, l’écrivain ne s’arrêterait pas au langage. Il en ferait selon Sartre un usage froid et mesuré. Il l’utiliserait avec la parcimonie de celui qui ne veut pas épuiser ses moyens. Si Sartre dénigre cette écriture, ce n’est guère à cause d’un quelconque mépris du langage, mais parce que son projet est trop sérieux et trop grand pour se limiter aux structures verbales. Seule l’Histoire avec un grand « H » intéresse l’écrivain. Alors les textes doivent aller dans le sens de cette Histoire.

Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 17.

C’est à cette injonction que tous les écrivains francophones de cette époque devaient répondre . Et c’est ainsi que Dib a écrit la trilogie Algérie et 76

Un Eté africain , textes emblématiques de l’engagement anticolonial dans la 77

littérature algérienne francophone. La réception critique de ces textes s’est d’ailleurs fondée exclusivement sur leur valeur référentielle. Et la référence à la « nation » rapprochait justement ces œuvres du discours idéologique nationaliste. Si bien que les deux discours se référaient au même espace, celui de la nation. Par cet impératif historique de se conformer à la lecture idéologique de l’histoire telle qu’elle était véhiculée par l’idéologie nationaliste, l’écrivain francophone était sommé de situer son œuvre dans l’espace de la nation. La première trilogie de Mohammed Dib porte un titre très significatif à cet égard : « Algérie ». Par la fonction référentielle de son espace, l’écriture dibienne dans la trilogie Algérie a contribué à la construction d’un espace assimilé à la nation et à la définition de ses contours. Car le miroir du réalisme, en plus de refléter, fonctionne aussi comme outil de sélection, de focalisation, par ce qu’il montre mais aussi par ce qu’il occulte. Si

On peut penser ici aux critiques sévères faites à Camara Laye pour son roman L’Enfant

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noir, ou même à Mammeri pour La Colline oubliée, pour leur manque d’engagement dans la

lutte anti-coloniale.

Mohammed Dib (1959), op. cit.

littérairement parlant, la forme traditionnelle littéraire au Maghreb est la poésie orale, la forme politique de l’espace est la tribu. Avec l’importation du roman a été aussi importée l’idéologie d’un état-nation. Il est important d’insister ici sur ce que toutes les composantes de cette équation sont des éléments étrangers qui ne relèvent pas l’espace traditionnel maghrébin. A commencer par l’idéologie même. Que ce soit la forme du gouvernement jacobin qu’adopteraient les nationalistes ou le socialisme qui fondera la politique de l’Algérie indépendante, que ce soit la langue française ou le genre romanesque, tout ce qui a fondé l’espace de la nation algérienne est venu se greffer sur l’espace de la tribu et son expression dans l’oralité. Le mouvement nationaliste a offert un espace de visibilité au roman algérien francophone à sa naissance, mais, d’un autre côté, cette littérature, « en l’écrivant », a donné un espace de lisibilité à la nation algérienne. C’est de cette époque, l’époque même de sa naissance, que remonte la double occultation de la littérature algérienne francophone qui a été sommée de se conformer aux injonctions de l’idéologie nationaliste en se fondant dans le moule réaliste et ses exigences d’historicité. La trilogie Algérie de Mohammed Dib a bel et bien participé à la fondation de l’espace de la nation algérienne. Mais au-delà de l’espace référentiel du texte littéraire, l’œuvre même produit déjà un espace intérieur qui lui est propre, qui lui

permet de se prémunir en quelque sorte contre l’espace extérieur de son référent historique ou culturel.

Et si l’espace référentiel d’un texte est limpide et souvent éclairé par son contexte, l’espace intérieur d’une œuvre est en revanche obscur, dedans de la langue, profondeur du langage, tout ce qui réside par-delà le mot, ce qui compense l’insuffisance du langage. Et là où l’espace référentiel du texte se fonde sur le sens ou l’interprétation qui doivent être perceptibles sous la fonction référentielle du langage, l’espace intérieur de l’œuvre émane de l’ambiguïté même du langage, de l’échec de la communication, un peu comme si la littérature réservait un espace à l’incommunicable, à l’indicible, espace d’opacité, certes, mais un espace de liberté quand même, là où se jouent toutes les possibilités de l’expression littéraire et aussi ses espoirs. En effet, dans cette perspective, l’écriture n’est pas seulement représentation d’un réel préexistant, mais est aussi expérimentation, exploration, tâtonnement, creusement, aventure, création.

En effet, la littérature produite par Mohammed Dib n’est pas fondée sur un rapport de force dialectique de colonisé à colonisateur, de dominé à dominant. Si la littérature francophone algérienne n’est pas séparable de ses

circonstances de naissance, elle n’est pas davantage réductible à ces circonstances. Plus encore, ces circonstances de naissance peuvent être abordées comme ce qui a été dépassé par les écrivains francophones et non comme ce qui les a engendrés. Le colonialisme n’a pas enfanté de littérature. Une littérature s’est faites malgré le colonialisme. Irréductibilité et innocence, voilà ce qui caractérise le phénomène esthétique francophone. Les textes des écrivains francophones ne sont pas réductibles à leur contexte spatio-temporel. Quand Assia Djebar raconte comment elle a accédé à l’écriture dans un univers où les femmes ne pouvaient même pas sortir, il ne faut pas s’arrêter à la valeur ethnographique ou sociologique de la description de la condition de la femme maghrébine dans ses textes. Il faut aller au-delà, plus loin, pour deviner les forces en présence sur toute la distance qui sépare un douar d’Algérie de L’Académie Française. Maurice Blanchot disait : « Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme […] . » Le plus grand 78

danger qui guette tout écrivain - et les écrivains francophones plus que tous les autres peut-être - est le regard égalisateur, l’œil qui confond, qui classe et qui

Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1959, p. 292-293.

établit des catégories : tel auteur écrit sur les femmes, tel autre sur la condition des noirs, des colonisés … Ainsi, telle ces plantes grimpantes de Java que Nietzsche évoque dans Par-delà le bien et le mal , la littérature francophone 79

est née d’un rapport de forces irréductibles. Chaque œuvre est l’affirmation de la volonté créatrice de son auteur. En cela, elle est un phénomène esthétique qui tire son unité de la domination de forces multiples à l’œuvre dans le processus créatif. Marcel Proust est sans doute celui qui a poussé le plus loin dans l’analyse des forces en lutte dans le processus créatif. Avant que Marcel ne devienne écrivain, il doit vaincre le doute, la paresse, l’amour, la vie sociale, la maladie, le mépris... Les mêmes forces actives et réactives sont en présence dans le processus de création, celui de Césaire, Senghor, Dib et Kateb comme ceux de Proust, Céline, ou Kafka. Ces écrivains ont été des créateurs, des artistes. Leur poétique les a faits. La littérature les a faits parce qu’ils ont fait de la littérature. Au même titre que Proust, Camus, et Céline, les écrivains comme Dib ont inventé leur propre langue pour inventer leur propre place. Le même processus est en œuvre à chaque fois qu’il s’agit d’écrire. Dans le cas de la littérature francophone, la langue même est frappée d’un coefficient de dissuasion. Elle est souvent la première force à vaincre ; vaincre la grammaire,

Par delà le bien et le mal, Prélude d’une philosophie de l’avenir, traduction par Henri

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la syntaxe et même l’histoire littéraire. C’est ce qui a poussé Kamel Daoud à rejeter la langue arabe et Rachid Boudjedra à renoncer au français au profit de l’arabe pour finir par abandonner l’arabe et reprendre l’écriture en langue française. L’on se plaint souvent de l’étrangeté de la langue de certains textes francophones. Nous dirons qu’elle n’est pas moins inhabituelle que le style de Proust ou le langage de Céline. C’est en cela que leur littérature est mineure au sens deuleuzien. Parce qu’elle travaille la langue, déborde son imaginaire ; parce que par leur texte, les auteurs tracent une ligne de fuite individuelle dans cette langue majeure qu’est le français. Mais individuel ne veut pas dire personnel. Car dans le devenir mineur d’un écrivain, passe tout un agencement collectif d’énonciations. C’est pour cela que la littérature n’est jamais une affaire personnelle, car même à la première personne, la langue, par tous les affects qui la traversent, déborde le cadre de son auteur.