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Le devenir révolutionnaire

PREMIÈRE PARTIE : POÉTIQUE DE L’ESPACE FRANCOPHONE

A. Le devenir révolutionnaire

En Algérie notamment, le mot « réalisme » est resté, d’une certaine manière injustement, attaché à l’œuvre de Mohammed Dib. Non pas qu’il ne convienne pas à qualifier l’œuvre ou l’homme. Mais bien parce qu’il ne couvre qu’une parcelle infime du projet littéraire de Mohammed Dib. Si bien que même pour la période la plus « réaliste » de cet auteur, c’est-à-dire la période de la trilogie Algérie, le mot reste insuffisant, voire impertinent, par exemple pour lire pleinement L’Incendie ou encore certains passages oniriques de La 90

Grande maison . Il ne faut voir dans ces lectures des ouvrages de Dib que ce 91

qu’elles furent réellement, c’est-à-dire des commencements, des ébauches, des débuts de lecture. Car il a bien fallu passer par là pour lire Mohammed Dib et toute cette littérature qui poussait partout sur les territoires des anciennes colonies françaises. A présent, le recul historique aidant, il ne faut se refuser à aucune intuition, à aucune tentation dans l’approche de Mohammed Dib. Ce sera toujours dans l’intérêt du texte, et ce faisant de l’auteur et du lecteur, que se feront les lectures les plus téméraires. Car ce qui menace la mémoire d’un écrivain décédé n’est pas l’erreur, mais justement l’excès de vérité, la juste

Mohammed Dib (1954), op. cit.

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Mohammed Dib (1952), op. cit.

interprétation, la dernière lecture. Or, c’est bien par cette idée de l’inachevé, de l’éternel recommencement, qui est aussi une idée du devenir, que Dib 92

rencontre Deleuze. Le devenir de l’Algérie n’a cessé de tourmenter Dib et de nourrir son imaginaire, avec le devenir de l’écrivain, de la littérature francophone, de la création artistique en générale. Et, il faut bien l’avouer, parler de toutes ces questions en termes de devenir, est déjà une manière de déterritorialiser la pensée deleuzienne, de se servir de ses concepts comme de points d’interrogations qui jalonnent sa pensée et la maintiennent ouverte à toutes les possibilités.

Du concept du « devenir » émane la vision que Deleuze a de la littérature et, en somme, de la création artistique. En effet, Deleuze récuse la conception mimétique de l’art en général et de la représentation en littérature en particulier. Le devenir chez Deleuze est avant tout une affaire de « fuite » et de « déterritorialisation », de prise de distance par rapport à un principe ou un « modèle-d’être ». Car, comme c’est souvent le cas chez Deleuze, il faut tout prendre à la lettre et fuir autant que possible les métaphores et les symboles. Un modèle-d’être serait par exemple l’Homme européen, blanc, adulte… Mais

Tout le roman Habel tourne autour d’une phrase qui revient comme un leitmotiv : « Les

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il peut être aussi un principe ou une idée pourvu qu’il s’auréole d’une majuscule ou d’un idéal de pureté, de transcendance : le Bien, la Justice, la Liberté … Le devenir serait ainsi simplement une manière de dire « non », un désir de différence : « Devenir animal, c'est précisément faire le mouvement,

tracer la ligne de fuite dans toute sa positivité, […] trouver un monde d'intensités pures, où toutes les formes se défont, […] au profit d'une matière non formée, de flux déterritorialisés, de signes asignifiants . » Ce qui importe 93

dans un devenir-animal est le mouvement de fuite, l’instinct animal que retrouve l’homme pour échapper au désespoir de son humanité :

Un devenir n'est pas une correspondance de rapports. Mais ce n'est pas plus une ressemblance, une imitation, et, à la limite, une identification. […] Les devenirs- animaux ne sont pas des rêves ni des fantasmes. Ils sont parfaitement réels. Mais de quelle réalité s'agit-il ? Car si devenir animal ne consiste pas à faire l'animal ou à l'imiter, il est évident aussi que l'homme ne devient pas « réellement » animal, pas plus que l'animal ne devient « réellement » autre chose. Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. C'est une fausse alternative qui nous fait dire : ou bien l'on imite, ou bien on est. Ce qui est réel, c'est le devenir lui même, le bloc de devenir, et non pas des termes supposés fixes dans lesquels passerait celui qui devient. Le devenir peut et doit être qualifié comme devenir-animal sans avoir un terme qui serait l'animal devenu. Le devenir-animal de l'homme est réel,

Gilles Deleuze et Félix Guattari (1975), op. cit., p. 24

sans que soit réel l'animal qu'il devient ; et, simultanément, le devenir-autre de l'animal est réel sans que cet autre soit réel . 94

Le meilleur moyen de comprendre le devenir-animal de Deleuze serait peut-être de regarder d’abord ce qu’il n’est pas. C’est-à-dire commencer par évacuer de l’esprit l’association facile qu’une première approche du devenir- animal peut induire et qui consiste à saisir le processus du devenir par la queue et à chercher l’homme « devenu » animal ou l’animal « devenu » homme. Or, comme l’écrit Deleuze : « il est évident […] que l'homme ne devient pas « réellement » animal, pas plus que l'animal ne devient « réellement » autre chose ». En effet, ce qui compte surtout est le processus, le devenir lui-même : « Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même ». En somme, il n’y a pas de métamorphose à proprement parler. Et quand bien même cette métamorphose serait réelle, elle ne serait qu’une possibilité parmi tant d’autres : « II ne s'agit pas d'une ressemblance entre le comportement d'un animal et celui de l'homme, encore moins d’un de jeu de mots. Il n'y a plus ni homme ni animal, puisque chacun déterritorialise l'autre, dans une conjonction de flux, dans un continuum d'intensités réversible . » Ce qui prime avant tout 95

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux : Capitalisme et schizophrénie, 2, Paris,

94

Minuit, 1980, p. 291.

Gilles Deleuze et Félix Guattari (1975), op. cit., p. 40.

est le mouvement par lequel l’homme cesse d’« être » et entre en « devenir ». Une autre idée trop évidente pour être vraie, et de laquelle il faut absolument se garder dans l’appréhension du concept deleuzien du devenir, serait celle qui considère le devenir comme une évolution ou une filiation. Ce qui réduirait en définitive le devenir à ce qu’il est censé produire ou engendrer. Or, le devenir ne produit rien en dehors de lui-même :

Le devenir est toujours d'un autre ordre que celui de la filiation. Il est de l'alliance. Si l'évolution comporte de véritables devenirs, c'est dans le vaste domaine des symbioses qui met en jeu des êtres d'échelles et de règnes tout à fait différents, sans aucune filiation possible. Il y a un bloc de devenir qui prend la guêpe et l'orchidée, mais dont aucune guêpe-orchidée ne peut descendre . 96

Au lieu de l’idée de l’évolution par filiation, Deleuze préfère associer au devenir une idée d’involution qui, sans être une forme de régression, opère une rupture dans la chaîne de l’évolution par filiation et trace une ligne créatrice entre des éléments hétérogènes qui communiquent par contagion comme dans un rhizome. Cette condition est fondamentale dans la pensée deleuzienne. Elle permet, en effet, tous les espoirs de libération dans une société, par exemple par le fait qu’en récusant les relations de filiation, elle refuse toute idée d’ordre, de hiérarchie et de stabilité, ouvre tout une

Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980), op. cit., p. 291.

perspective de libération. Puisqu’il n’y a plus de modèle, il n’y a plus de nécessité de modélisation. Il y aura seulement des éléments hétérogènes, des corps, des blocs de corps et pas d’impératif d’appartenance ; seulement des stratégies d’alliance créatrices. Là exactement réside l’aspect révolutionnaire de la philosophie du devenir :

Devenir est un rhizome, ce n'est pas un arbre classificatoire ni généalogique. Devenir n'est certainement pas imiter, ni s'identifier ; ce n'est pas non plus régresser-progresser ; ce n'est pas non plus correspondre, instaurer des rapports correspondants ; ce n'est pas non plus produire, produire une filiation, produire par filiation. Devenir est un verbe ayant toute sa consistance ; il ne se ramène pas, et ne nous amène pas à « paraître », ni « être », ni « équivaloir », ni « produire 97

».

Dans un entretien avec Claire Parnet, Deleuze dit une chose magnifique sur le syndrome de la page blanche : « La page blanche n’est pas la crainte de l’écrivain ; elle est son idéal ». Cette notion d’involution et de non- correspondance caractérise l’œuvre de Mohammed Dib, une œuvre qu’on aurait du mal à qualifier autrement que par le devenir qui l’habite. Car, dès le début, l’écriture de Dib avait davantage à voir avec une quête de l’enfance première, de la pulsion créatrice, du verbe « juste » qui n’est pas le meilleur

Ibid., p. 292.

verbe, mais le mot minimal qui ne se rapporte à rien en-dehors de lui-même, ni par filiation, ni par correspondance. Comme si l’effacement, l’involution, le silence étaient son projet ultime. Pour cela, l’œuvre de Dib est une écriture du devenir, du devenir-écrivain d’un homme, mais aussi du devenir- révolutionnaire d’un peuple. Car, comme l’affirme Deleuze, le devenir est aussi l’expression d’une collectivité : « Dans un devenir-animal, on a toujours affaire à une meute, à une bande, à une population, à un peuplement, bref à une multiplicité . » Dans cette perspective, l’écrivain n’écrit pas pour son peuple, 98

pour sa classe. Ce sont eux qui s’expriment au travers de son écriture, comme il le disait en 1958 à propos de sa situation d’écrivain public . 99

Les propos de Dib sur le rôle de l’écrivain francophone introduisent, en effet, une notion fondamentale dans la relation de l’un et du multiple que recouvre le devenir-écrivain des auteurs francophones. Il y a une multiplicité de voix qui jaillissent de tout écrivain. C’est pour cela que le devenir est avant tout affaire de multiplicité, de collectivité. L’écrivain francophone, comme écrivain public, s’inscrit dans un devenir qui le dépasse. Il est ce par quoi quelque chose parle, quelque chose de plus grand et de plus important que

Ibid., p.292.

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Entretien pour Témoignage, op. cit.

l’homme qu’il est. Il suffit de lire La Grande maison100 par exemple pour se

rendre compte de ce quelque chose qui gronde et qui menace au travers du roman de Mohammed Dib. Le feu qui couve dans la conscience d’une population longtemps asservie ; c’est la révolution à venir annoncée dans L’Incendie101 : « Un incendie avait été allumé, et jamais plus il ne s’éteindrait.

Il continuerait à ramper à l’aveuglette, secret, souterrain : ses flammes sanglantes n’auraient de cesse qu’elles n’aient jeté sur tout le pays leur sinistre éclat102. »

Une multiplicité de voix parlent à travers l’écriture d’un homme pris dans un devenir-écrivain. L’involution qui caractérise le devenir ramène l’écrivain à son peuple, non pas pour lui écrire, plutôt pour l’écrire. C’est ainsi que Dib se définit comme écrivain public, c’est-à-dire comme celui qui écrit à la place de ceux qui n’ont pas accès à la parole. Dib entend à la lettre l’expression « d’écrivain public ». Kateb Yacine par exemple, à son arrivée en France, a d’ailleurs véritablement exercé cette fonction auprès des populations d’immigrés algériens. Si bien que les tourments, les préoccupations des

Mohammed Dib (1952), op. cit.

100

Mohammed Dib (1954), op.cit.

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Ibid., p. 130.

ouvriers analphabètes, du peuple muet, se propagent, contaminent l’écrivain sur un mode proprement rhizomatique. Ainsi, l’auteur se retrouve-t-il précipité dans un devenir-écrivain et écrit-il « pour » la multiplicité elle-même prise dans un devenir-révolutionnaire. Dans La grande maison103, Dar Sbitar est la

scène de théâtre où se joue la vie d’une famille, de plusieurs familles, d’une multiplicité immense. Une micro-Algérie grogne, le noyau d’un discours, d’une parole collective qui passe à travers le texte, celle des Indépendances.

Mohammed Dib (1952), op. cit.