• Aucun résultat trouvé

8. Le paysage des processus collectifs d’apprentissage en milieu de travail

8.2.4. Savoirs explicites et tacites

Les aspects explicites et tacites du savoir sont régulièrement évoqués dans la littérature sur les processus collectifs d’apprentissage. Reprenant Polanyi (1966), Nonaka (Nonaka, 1994) définit le savoir explicite comme un savoir transmissible de manière formelle par l’usage systématique du langage (savoir) et le savoir tacite comme relevant d’une habilité personnelle difficilement communicable (savoir-faire). Le savoir tacite est acquis par socialisation (partage d’expériences) et internalisation (apprendre en faisant) alors que le savoir explicite est acquis par externalisation (par métaphores et analogies) et combinaison (reconfiguration d’information). Ainsi, plus le savoir est tacite, plus il nécessitera de relations interpersonnelles sensibles au contexte pour être transféré (Griffith & Sawyer, 2010). Nonaka (Nonaka, 1994) plaide pour un dialogue équilibré entre ces deux dimensions du savoir, chacune pouvant se transformer en l’autre.

Des concepts complémentaires

8.3.

Peu de concepts appartiennent exclusivement à l’un des paradigmes précédemment cités et les frontières entre eux sont parfois floues. Les paradigmes postmodernistes et critiques n’étant pas suffisamment représentés dans la littérature, nous nous intéresserons maintenant aux

103

concepts phares évoluant à la frontière des paradigmes fonctionnaliste et constructionniste. En effet, ces deux paradigmes combinés reprennent les éléments fondateurs de la théorie sociocognitive dont nous parlions précédemment : interactivité des individus entre eux et avec leur environnement, émergence des représentations et interactions sociales, marques de la causalité triadique réciproque, approche multiniveaux… Le Tableau 22 présente la classification qu’en font Garavan et McCarthy (2008). Parmi cet ensemble, nous ne retenons que deux de ces concepts (2 et 11), piliers centraux de la littérature qui nous semblent particulièrement complémentaires pour notre propos et en accord avec notre définition des niveaux de collectifs établie dans la première partie. Les autres concepts, bien que parfois aussi importants, mais moins complémentaires (4 et 12), traitent uniquement du niveau organisationnel (6, 7 et 8), relèvent d’une littérature restreinte (3, 5 et 9) ou encore d’une littérature de « bonnes pratiques » (1 et 10).

Individus apprenant au sein du collectif

Apprentissages au niveau collectif

Comportemental 1. Learning Organization

6. Organizational-led Learning 7. Strategic Organization Learning 8. Collaborative Learning Between Collectives Cognitif 2. Team Learning

3. Individual Learning which Contributes to the Collective 4. Communities of Practice 5. Collaborative Learning Between Individuals 9. Collective Knowledge, Memory and Intuition 10. Knowledge Management 11. Organizational Learning 12. Learning Networks

Tableau 22 Classification des processus collectifs d’apprentissage

8.3.1.Organizational Learning (OL)

L’OL a un statut quelque peu particulier, car il peut être abordé en lui-même comme concept ou comme tiroir agrégateur dans lequel on pourrait ranger tous les autres concepts. Evoqué au chapitre 2 (voir 2.1.1, p. 25), nous nous proposons maintenant d’en détailler la définition, les caractéristiques et les processus.

L’OL a bénéficié de nombreuses définitions différentes au cours de sa constitution (il a parfois été utilisé comme synonyme de Learning Organization). Toutefois, Popova-Novak et Cseh (2015, p. 316) proposent une définition synthétique et courte de l’OL comme un

104

processus social d’individus participant à des pratiques et échanges collectivement situés qui reproduisent et élargissent en même temps le savoir organisationnel35.

Un aspect central de l’OL est l’ensemble des interactions entre ses différents niveaux d’analyse ; reconnu par tous les paradigmes, mais traité différemment. Il en va de même pour le contexte inter et intra organisationnel dans lequel se place l’OL.

Les principales caractéristiques de l’OL sont d’après Cohendet et coll. (Cohendet et al., 2001) l’existence de relations interindividuelles, transversales et hiérarchiques, l’émergence d’un savoir organisationnel et la constitution d’une mémoire organisationnelle due aux interactions. On voit bien ici la porosité des paradigmes évoqués précédemment. On retrouve ce mélange dans les différents niveaux de forces génératrices d’apprentissages dans l’OL :

1) Réactif : l’apprentissage a lieu pour réduire le fossé entre les attentes et les résultats d’une situation qui peut être difficile à vivre ou coûteuse. (Bunderson & Sutcliffe, 2002; Cyert & March, 1963; Huber, 1991)

2) Descendant : l’apprentissage a lieu suite à une initiative managériale proactive. (Huber, 1991)

3) Émergent : l’apprentissage a lieu, car le contexte social de l’équipe encourage les activités d’apprentissage (amélioration des pratiques, découverte de nouvelles idées, développement des compétences, etc.). (Bunderson & Sutcliffe, 2002; Hackman & Walton, 1986)

Un exemple d’opérationnalisation du concept d’OL est la théorie de l’action d’Argyris et Schön (1978), reprise par une grande partie de la littérature. Pour eux, un processus d’apprentissage s’enclenche quand une différence entre les « théories épousées » et les « théories utilisées » est mise en évidence. Les « théories épousées » sont un cadre général des attentes du management reconnues par les membres de l’organisation. Par contraste, les « théories utilisées » sont les actions en elles-mêmes. Le plus souvent, elles sont le résultat d’échange entre des expériences individuelles et collectives. Elles garantissent à l’organisation l’émergence d’un consensus minimum nécessaire à son fonctionnement collectif (Cohendet et al., 2001). Ainsi, l’OL serait principalement une réaction d’adaptation

35

OL is a social process of individuals participating in collective situated practices and discourses that reproduce and simultaneously expand organizational knowledge.

105

où la proactivité est rare. Du plus courant au plus occasionnel, trois niveaux d’apprentissage peuvent avoir lieu :

1) Single loop learning (ou apprentissage par adaptation) : les individus évoluent avec les changements de contextes de l’environnement et de l’organisation en faisant des corrections alignées sur l’évaluation des actions passées. Ces évaluations supposent une identification d’une dérive entre les résultats attendus et obtenus. En procédant de cette façon, les individus gardent à l’esprit les normes, valeurs et objectifs de l’organisation sans les remettre en question.

2) Double loop learning (ou apprentissage par reconstruction) : certains individus modifient leurs objectifs et les transmettent à l’organisation. Deux visions différentes ont lieu à ce niveau :

o Les individus sont capables d’interpréter les messages de leur environnement et quand un changement radical a lieu dans les valeurs, normes et objectifs de l’organisation, ceux-ci s’en aperçoivent et modifient les leurs. (Argyris & Schön, 1978)

o Ce type de modification apparaît suite à une phase de désapprentissage. (Hedberg, 1981)

3) Deutero learning (ou apprentissage par réflexion sociale) : passage d’un apprentissage simple boucle à un apprentissage double boucle. Il permet à l’organisation d’apprendre à apprendre, niveau le plus haut d’apprentissage, car il ne correspond pas seulement à l’augmentation du savoir, mais il l’autorise aussi (Probst & Buchel, 1995). Pour Argyris et Schön (1978), c’est aussi le plus haut niveau d’apprentissage dans la mesure où l’organisation augmente ses capacités d’apprentissage et devient capable de penser différemment en construisant les outils nécessaires à la création de nouveaux objectifs.

Les niveaux 1 et 2 ont été étudiés dans la littérature sous d’autres noms comme « exploitation et exploration » (March, 1991), « apprentissage de premier et de second ordre » (Lant & Mezias, 1992), « apprentissage I et apprentissage II » (Bateson, 1972) ou encore « apprentissage incrémental et radical » (Edmondson, 2002). Malgré sa reconnaissance importante, plusieurs choses sont reprochées à ce modèle. Tout d’abord, il appréhende l’organisation comme un niveau unique sans rendre compte de ses sous-espaces. Ensuite, il n’explique pas les processus d’échange de savoir (les connaissances tacites étant délaissées au profit des connaissances explicites, l’organisation est vue comme traitant de l’information,

106

mais pas du savoir). Enfin, et en conséquence des explications précédentes, il n’étudie pas le lien entre apprentissage individuel et organisationnel.

En tant qu’exemple, ce modèle présente bien les critiques qui sont faites à l’OL par la littérature. Il lui est en effet reproché d’être très prescriptif et normé (Heraty & Morley, 2008) voire même d’idéaliser les phénomènes dont il traite (Leach, 2010) sans finalement réussir à expliquer le cœur de ce qu’il cherche à décrire : la relation entre les apprentissages individuels et collectifs et la manière dont l’un se transforme en l’autre. C’est pourquoi l’OL nécessite d’être complété par un autre concept qui vient corriger ces manquements.