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2. Le défi du collectif : apprendre ensemble pour travailler ensemble

2.2.3. Le cas particulier des apprentissages informels

Carré et Charbonnier (2003, p. 10) parlent « d’apprentissages professionnels informels » et les définissent comme

tout phénomène d’acquisition et/ou de modification durable de savoirs (déclaratifs, procéduraux ou comportementaux) produits en dehors des périodes explicitement consacrées par le sujet aux actions de formation instituées (par l’organisation ou par un agent éducatif formel) et susceptibles d’être investis dans l’activité professionnelle.

Le fait que ces apprentissages au quotidien (Brougère & Ulmann, 2009) ont explicitement lieu en dehors des périodes de formation instituées vient compléter l’image que nous avons commencée à dresser des apprentissages en situation de travail. Carré (2016) souligne que « les études sur les “apprentissages professionnels informels” se multiplient et lèvent le voile sur ce “continent inexploré” fourmillant d’interactions quotidiennes de la formation avec le travail (Carré & Charbonnier, 2003 ; Cristol & Muller, 2013). » Alors que dans une situation didactique il existe une intention de formation qui est perceptible, la situation d’apprentissage a-didactique au travail (expérientielle, sérendipitaire ou encore informelle) n’est pas perçue comme une situation de formation (Brousseau, 1998; Rogalski, 2004) et nous pousse ainsi plus à parler de « sujets apprenants » que de « sujets formés ». De l’entreprise apprenante (Senge, 1990) au modèle « 70/20/10 » (McCall, Lombardo, & Eichinger, 1996), l’intérêt pour

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Collectives are viewed as open, learning systems that continuously interact with their environments. These systems exist to do work, but as they work, they learn.

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ce type d’apprentissages n’est pas nouveau dans la recherche et les entreprises. On assiste toutefois aujourd’hui à une nouvelle vague de plaidoyer pour leur prise en compte et leur facilitation avec la création de nouveaux postes et services dédiés dans les entreprises : Chief Learning Officer, Learning Advisor, conciergerie d’apprentissage, etc. Cette vision est aussi supportée par la recherche : Ellström (2011) déclare par exemple, en se basant sur les travaux de Billett, qu’un lieu de travail est fait pour apprendre dans la mesure où il offre soutien et opportunités aux individus qui s’engagent dans des actions et interactions permettant de traiter différentes tâches et situations professionnelles. Les interactions entre individus

interdépendants seraient donc le point clé des apprentissages informels des individus et des collectifs en situation de travail.

Les différentes formes du collectif

2.3.

Le collectif de travail est protéiforme et il en existe différents types aux propriétés fonctionnelles et structurelles parfois partagées, mais le plus souvent propres à chacun. Il nous semble donc intéressant de commencer à dresser le contour de ces différents types dès maintenant. La littérature propose deux approches distinctes que nous jugeons toutefois complémentaires.

D’un côté, la psychologie qui s’intéresse aux comportements humains observables propose une approche dynamique des groupes. Pour Augustinova et Oberlé (2013), le collectif acquiert le statut d’objet d’étude scientifique, car il est observable en tant que « totalité, comme une unité fonctionnelle et dynamique, d’où émergent des propriétés spécifiques (la cohésion, la formation de normes, la structure des rôles et des statuts) » (Ibid., p. 34). Dans cette approche le groupe est défini dynamiquement par un système d’interdépendance (Lewin, 1948) existant entre différents membres. Le groupe naît « lorsque les intérêts en commun se transforment en intérêt commun, et que chacun entrevoit qu’il a besoin des autres pour atteindre ce qui est recherché. » (Augustinova & Oberlé, 2013, p. 37). Dans ce cas, le critère d’appartenance au groupe définit alors le groupe en lui-même et « la modification d’un élément du groupe entraîne la modification des autres » (Ibid., p. 38). Cette conception a l’avantage d’offrir une plus grande souplesse quant au niveau d’analyse qui intéresse le chercheur, mais peut parfois laisser floues les frontières du groupe.

D’un autre côté, les littératures du management et de la sociologie différencient très bien les différents types de collectifs, ou « entités cognitives » (Cohendet et al., 2001), qui peuvent

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exister. Au plus haut niveau, on trouve l’organisation en elle-même. Popova-Nowak et Cseh (2015, p. 315) définissent les organisations comme des

mondes sociaux multiniveaux ; soit des entités qui incluent des acteurs humains et non humains ayant des perspectives, activités et discours communs. Elles sont soumises à la dualité de la stabilité et du changement qui se manifeste dans les structures formelles qui ont été adoptées, négociées, et redéfinies par leurs membres.24

Dans le monde du travail, ces organisations correspondent le plus souvent à la forme « entreprise ». À un plus bas niveau, un ensemble de classifications statiques permet d’aborder diverses formes fonctionnelles.

Nous synthétisons dans le Tableau 1 (p. 34) les principales caractéristiques de ces formes les plus communes (Albon & Jewels, 2012; Anzieu & Martin, 2013; Cohendet et al., 2001; Cohendet, Créplet, & Dupouët, 2003; Dillenbourg, Poirier, & Carles, 2003; Peillon, Boucher, & Jakubowicz, 2006; Zeff & Higby, 2002). Nous nous sommes concentrés dans cette synthèse sur les quatre formes majeures le plus souvent relevées par la littérature, mais on pourrait encore citer les équipes projet (Cohendet et al., 2001) et les communautés épistémiques (Peillon et al., 2006) en tant que types de collectifs moins souvent étudiés. La synthèse présentée permet d’identifier plus facilement un certain type de collectif, mais aussi de les distinguer les uns des autres sur la base de leurs singularités fonctionnelles et structurales.

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Organizations are multilayered social worlds, or entities that include human and non-human actors and have shared perspectives, activities, and discourses. They have the duality of stability and change that is manifested in formal structures that are enacted, negotiated, and redefined by organization members.

34 Groupe fonctionnel Équipe Communauté de pratique Réseau Objectif Assurer une fonction organisationnelle Partagé Réaliser une tâche collective Commun Développer et partager des ressources et compétences spécifiques Commun Développer une spécialisation mutuellement négociée Partagé Cohésion Définition de la fonction Objectifs communs Intérêts communs Connaissances complémentaires

Responsabilité Individuelle Mutuelle Mutuelle Réciproque

Leadership Managé Managé et

Partagé Partagé Attribué

Coordination Implicite Stratégique Émergente Négociée

Mesure de

performance Organisationnelle

Individuelle

et collective - -

Environnement Formel Formel Informel Non formel

Taille Moyenne Restreinte Moyenne Restreinte à

Large

Composition Homogène Hétérogène Homogène Hétérogène

Recrutement Autorité hiérarchique Chef d’équipe Entre membres Confiance mutuelle

Durée de vie Jusqu’à une réorganisation Jusqu’à la fin de la tâche Tant que la pratique peut être améliorée

Tant que les membres en ressentent le besoin

Production de

savoir Involontaire Involontaire Volontaire

Volontaire et involontaire

Mode

d’apprentissage dominant

Learning by doing Learning by interacting

Learning by working

Learning by exchanging

Tableau 1 Synthèse des principaux types de collectif

Ayant précédemment relevé la nécessité d’étudier les apprentissages en situation de travail à la fois au niveau individuel et collectif, nous devons nous intéresser à des types de collectif qui permettent cette double approche psychologique et sociologique. Parmi les quatre types issus de notre synthèse, deux d’entre eux nous apparaissent comme particulièrement complémentaires : l’équipe et le réseau. On retrouve aujourd’hui l’équipe à la base de la plupart des entreprises en matière d’organisation et elle a été largement étudiée par la littérature. C’est un environnement formel qui intègre la stratégie de l’entreprise et qui génère du savoir par un ensemble d’interactions ; facteur particulièrement important dans la littérature sur les apprentissages en situation de travail comme nous l’avons vu. Le réseau est quant à lui le seul type de collectif absolument non formel et à la caractéristique de pouvoir

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s’étendre à l’ensemble du tissu organisationnel ; non comme l’équipe souvent restreinte à une dizaine de personnes. De même, si production de savoir il y a dans un réseau, celle-ci est volontaire puisque les acteurs le constituant ne subissent aucune contrainte à agir ensemble. La complémentarité de ces deux types de collectif nous semble tout à fait intéressante pour étudier les processus d’apprentissage et de travail aux niveaux individuels et collectifs et ce, de manière formelle et non formelle, à des échelles micro et macro ainsi qu’en termes de production volontaire et involontaire de savoirs. C’est pourquoi nous proposons d’approcher les collectifs de travail au travers de l’étude des équipes et de l’organisation en tant

qu’entités artificiellement imbriquées regroupant un ensemble d’individus en réseaux d’interactions.

Nous établissons donc le premier niveau d’étude du collectif comme étant celui de l’équipe et adoptons la définition qu’en donnent Kozlowski et Bell (2013, p. 5). D’après eux, une équipe se définit selon qu’elle

a) est composée d’au moins deux individus, b) existe pour opérer des tâches organisationnelles significatives, c) partage un ou plusieurs buts communs, d) fait preuve d’interdépendance dans les tâches (c.-à-d. processus, objectifs, connaissances, résultats), e) permet des interactions sociales (face à face, mais aussi de plus en plus virtuellement), f) maintient et gère les frontières et g) est intégrée dans un contexte organisationnel qui fixe des limites, contraint l’équipe et influence les échanges avec d’autres unités de l’organisation.25

Nous avons choisi cette définition, car elle fait clairement état des interactions, stipule les limites de l’équipe et l’intègre dans le niveau organisationnel. Tout en l’adoptant, nous l’amendons toutefois du point de vue de Simmel (2013) pour qui le groupe naît véritablement à l’arrivée d’une troisième personne. En effet, dans une triade, la disparition d’un acteur

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Work teams and groups: (a) are composed of two or more individuals, (b) who exist to perform organizationally relevant tasks, (c) share one or more common goals, (d) exhibit task interdependencies (i.e., workflow, goals, knowledge, and outcomes), (e) interact socially (face-to-face or, increasingly, virtually), (f) maintain and manage boundaries, and (g) are embedded in an organizational context that sets boundaries, constrains the team, and influences exchanges with other units in the broader entity.

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n’anéantit pas toutes les possibilités d’interactions comme c’est le cas avec la dyade. Un autre facteur, plus méthodologique et qui ouvre des possibilités d’analyses plus fines, est que le nombre d’interactions potentielles est supérieur au nombre d’acteurs seulement à partir de trois acteurs. Ainsi pour qu’une équipe soit considérée comme telle, elle doit comporter au moins trois membres.

Nous établissons le second niveau d’étude du collectif comme étant celui de l’organisation. Bien que ce soit une entité en constante évolution comme le soulignent Popova-Nowak et Cseh (2015), nous l’abordons dans le cadre de nos travaux comme une entité statique afin de faciliter la définition des limites de nos terrains. Nous conservons toutefois la notion de niveaux multiples, car l’organisation peut aussi bien être vue comme un réseau de l’ensemble des personnes travaillant en son sein qu’un ensemble d’équipes interdépendantes (elles-mêmes composées d’acteurs arbitrairement réunis dans un ensemble plus vaste, pouvant être

considéré comme un réseau). Nous adoptons dans ce cas la définition de Lazega (1994, p. 293) pour qui un réseau est

un ensemble de relations d’un type spécifique (par exemple de collaboration, de soutien, de conseil, de contrôle ou d’influence) entre un ensemble d’acteurs. 

De par cette définition, on peut voir qu’il ne peut exister de réseau généraliste qui permettrait d’analyser l’ensemble des interactions entre des acteurs. Différents types de ressources peuvent circuler à l’intérieur de différents réseaux distincts les uns des autres comme de l’argent, de l’information, des savoirs, de l’influence, etc. Ainsi, l’utilisation de multiples réseaux est nécessaire à la compréhension de phénomènes complexes regroupant plusieurs variables.

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En résumé

 La création de valeur dans les entreprises est de plus en plus générée par le travail en équipe qui demande une attention particulière à la gestion des relations interindividuelles pour maintenir et augmenter la performance des collectifs. Les individus les composants doivent apprendre à travailler et à apprendre ensemble.

 Depuis les années 70, diverses approches ont tenté de faciliter l’apprendre ensemble dans le cadre du travail. Les plus formelles d’entre elles ont toutefois éprouvé des difficultés à prouver leur utilité concrète.

 Les interactions entre individus interdépendants, et en particulier le partage des connaissances et la reconnaissance des expertises, sont le point clé des apprentissages informels des individus et des collectifs en situation de travail.

 Nous définissons deux niveaux au collectif : celui de l’équipe en tant qu’ensemble d’individus et celui de l’organisation en tant qu’ensemble d’individus et d’équipes.

 Nous proposons une approche syncrétique du collectif : l’étude des équipes et de l’organisation en tant qu’entités artificiellement imbriquées regroupant un ensemble d’individus en réseaux d’interactions.

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3. Interroger la place du sujet social apprenant dans