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Sauver les médias

Dans le document CITOYENS ! AUX URNES (Page 150-154)

Libération, 23 février 2015 Peut-on tirer le meilleur parti de la révolution numérique pour refonder les médias et la démocratie sur de nouvelles bases ? C’est ce à quoi nous invite Julia Cagé dans un petit livre tonique et optimiste. Elle y dresse l’historique de la crise actuelle, et montre qu’il est possible de développer un nouveau modèle pour les médias à l’âge du numérique, fondé sur le partage du pouvoir et le financement participatif 1. on connaît certes le ver-sant sombre des évolutions récentes. Affaiblis par la chute des ventes et des recettes publicitaires, les médias passent progres-sivement sous la coupe de milliardaires aux poches bien pleines, souvent au prix de la qualité et de leur indépendance. on sait depuis longtemps que TF1 appartient au groupe Bouygues, et Le Figaro à la famille Dassault, elle aussi très gourmande de com-mande publique, et fortement impliquée en politique.

Le premier quotidien économique, Les Échos, est depuis 2007 la propriété de la première fortune de France, Bernard Arnault (LVMH). Plus récemment, Le Monde a été racheté par le trio Bergé-Niel-Pigasse, et Libération, par le duo Ledoux-Drahi.

1. Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démo-cratie, Le Seuil, La République des idées, 2015.

auxurnes citoyens!

Luxe, télécoms, finance, immobilier : partout où des fortunes se sont bâties, on trouve de généreux actionnaires prêts à « sauver » des journaux. Le problème, nous dit Julia Cagé, est que cela conduit à une concentration du pouvoir entre quelques mains, qui ne sont pas toujours ni très compétentes ni particuliè-rement désintéressées. Ces « sauveurs » ont surtout tendance à tailler dans les effectifs, et ont la fâcheuse habitude d’abuser de leur pouvoir. Mécontent du traitement réservé récemment par les journalistes du Monde aux exilés fiscaux du scandale SwissLeaks, Bergé expliquait tranquillement que ce n’est pour ça qu’il leur a « permis d’acquérir leur indépendance » (Beuve-Méry et les sociétés de rédacteurs, qui n’ont pas attendu Bergé pour être indépendants, doivent se retourner dans leur tombe). À Libération, on se souvient encore des propos mépri-sants de l’actionnaire Ledoux à l’égard des journalistes (« je veux prendre à témoin tous les Français qui raquent pour ces mecs »).

Et, en même temps, chacun conviendra qu’un journal vivant et maltraité vaut peut-être mieux qu’un journal mort et respecté.

Alors, que faire, à part se lamenter ? D’abord, remettre la crise actuelle dans une perspective longue. Ce n’est pas la première fois que les médias doivent se renouveler, et ils y sont toujours parvenus par le passé, nous rappelle Julia Cagé, qui note que les recettes publicitaires des journaux américains (exprimées en pourcentage du PIB) baissent depuis les années cinquante.

Ensuite, il existe depuis longtemps d’autres modèles, qui permettent d’éviter la mainmise des gros actionnaires sur les journaux, avec d’indéniables succès, comme le Guardian (un des quotidiens les plus lus au monde, détenu par une fondation) ou Ouest-France (premier quotidien français, détenu par une association loi 1901). L’enjeu aujourd’hui est de repenser ces modèles et de les adapter à l’âge du numérique. L’avantage des fondations et des associations, c’est que les généreux dona-teurs ne peuvent pas reprendre leurs apports (le capital est pérenne), et que lesdits apports ne leur donnent pas de droit de vote. Beuve-Méry le notait en 1956 : « Ils y gagnent de mani-fester ainsi la pureté de leurs intentions et d’être à l’abri de tout soupçon. » La limite de ce modèle, c’est une certaine rigidité : les

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premiers fondateurs forment le conseil d’administration, puis se cooptent et se reproduisent à l’infini. D’où l’idée de proposer un nouveau statut, la société de média à but non lucratif (ou

« fondaction »), intermédiaire entre la fondation et la société par actions. Les apports en capital seraient gelés et n’apporteraient pas de dividendes (comme dans les fondations), mais donne-raient lieu à des droits de vote (comme dans les sociétés par actions). Simplement, ces droits de vote augmenteraient plus que proportionnellement pour les petits apports en capital, et seraient au contraire sévèrement plafonnés pour les plus gros actionnaires (par exemple, on peut imaginer que seul un tiers des apports supérieurs à 10 % du capital donnent le droit de vote). Cela permettrait d’encourager le financement partici-patif (crowdfunding), tout en dépassant une certaine illusion égalitariste qui a miné nombre de sociétés de rédacteurs et de structures coopératives dans le passé. Il est en effet normal que la personne qui met 10 000 euros ait plus de pouvoir que celle qui met 1 000 euros, et que celle qui en met 100 000 euros en ait plus que celle qui en met 10 000. Ce qu’il faut éviter, c’est que les personnes qui mettent des dizaines ou des centaines de millions d’euros disposent de tous les pouvoirs. Au passage, les médias bénéficieraient de la réduction fiscale ouverte aux dons, ce qui permettrait de remplacer le système opaque d’aides à la presse par un soutien neutre et transparent. Par-delà le cas des médias, ce nouveau modèle invite à repenser la notion même de propriété privée et la possibilité d’un dépassement démo-cratique du capitalisme.

La double peine

Dans le document CITOYENS ! AUX URNES (Page 150-154)