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Libé : c’est quoi, être libre ?

Dans le document CITOYENS ! AUX URNES (Page 106-110)

Libération, 24 février 2014 La crise à Libé a au moins le mérite de poser une question essen-tielle. C’est quoi, être libre quand on est possédé par un action-naire, et de surcroît par un actionnaire imbu de son pouvoir ? Quelles formes de gouvernances alternatives doit-on inventer au

xxie siècle pour échapper à la dictature du propriétaire tout-puis-sant, et permettre enfin un contrôle démocratique et participatif du capital et des moyens de production ? Cette question éternelle, que certains ont cru pouvoir refermer après la chute de l’anti-modèle soviétique, n’a en vérité jamais cessé d’exister. Elle se pose notamment dans le secteur des journaux et des médias en géné-ral, où des structures de propriété mixte sous forme d’association ou de fondation ont récemment connu un regain d’intérêt, avec le double objectif de garantir l’indépendance des rédactions et de promouvoir des modèles innovants de financement. Étant donné la crise aiguë que connaissent actuellement les médias, menacés par une concurrence effrénée et un émiettement des rédactions, c’est l’ensemble du modèle qui doit être repensé – comme l’ont montré les travaux récents de Julia Cagé, économiste à l’univer-sité de Harvard et à l’École d’économie de Paris.

Mais la question des formes différentes de propriété du capi-tal se pose également dans l’ensemble des secteurs culturels et

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éducatifs, sur tous les continents. À ma connaissance, personne n’a jamais proposé de transformer l’université Harvard (dont la dotation dépasse les capitaux propres des plus grandes banques européennes) en société par actions. Pour prendre un autre exemple, plus modeste, les statuts de la fondation École d’éco-nomie de Paris prévoient que le nombre de sièges des fonda-teurs privés au conseil d’administration augmente légèrement avec leur apport en capital, tout en restant dans tous les cas net-tement inférieur au nombre de sièges des fondateurs publics et des responsables scientifiques. Et c’est tant mieux : la tentation d’abus de pouvoir peut sévir tout autant parmi les sympathiques donateurs privés des universités que chez les généreux action-naires des journaux, et mieux vaut s’en prémunir à l’avance.

À dire vrai, cette question du partage du pouvoir se pose dans toutes les branches d’activités, dans les services comme dans l’industrie, où coexistent de nombreux modèles alternatifs de gouvernance. Par exemple, les salariés allemands sont bien davantage impliqués qu’en France dans la direction effective de leur entreprise, ce qui de toute évidence ne les empêche pas de produire de bonnes voitures – comme l’a fort opportunément rappelé Guillaume Duval dans Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes 1.

À Libé, la question se pose aujourd’hui avec une acuité parti-culière. L’actionnaire principal, Bruno Ledoux, adepte semble-t-il des paradis fiscaux et des montages en cascade lui permettant d’éviter de payer ses impôts, a commencé par assener avec mépris que Libé « ne doit son salut qu’à l’agrégation de sub-ventions de la puissance publique ». Il a ensuite expliqué qu’il voulait « prendre à témoin tous les Français, qui raquent pour ces mecs ». Cette incroyable déclaration, d’une violence inouïe vis-à-vis des journalistes du quotidien qu’il prétend vouloir sauver, peut sembler irréelle. Elle est pourtant cohérente avec le soi-disant projet dévoilé le même jour, visant à monétiser la marque Libé en en chassant les journalistes.

1. Points, 2014.

LIBÉ : C’EST QUoI, êTRE LIBRE ?

Cette violence verbale, cette violence de l’argent roi qui se croit tout permis, y compris de dire d’énormes bêtises, nous dérange tous, comme citoyens et comme lecteurs de Libé. on peut être parfois déçu par le contenu du journal. Mais il suffit d’allumer les chaînes info et de subir leur flux incessant de dépêches abêtissantes pour se rappeler que la démocratie ne peut fonctionner sans le recul que donnent l’écrit et la réflexivité d’un quotidien d’informations générales.

Libé doit vivre et il faut pour cela dénoncer les mensonges colportés ici et là. Non, les médias ne vivent pas de la charité publique ! Un média tel que Libération paie en réalité beaucoup plus de prélèvements obligatoires qu’il ne reçoit d’aides : tout au plus peut-on considérer qu’il est soumis à un taux global de prélèvement un peu moins élevé que la moyenne des activités économiques privées.

Mettons la question dans un cadre plus large. Notre modèle économique consiste à mettre en commun sous forme de taxes, impôts et cotisations diverses environ la moitié des richesses produites chaque année, afin de financer des infrastructures, des services publics et des protections collectives dont chacun bénéficie. Il n’y a pas d’un côté des payeurs et de l’autre des receveurs : chacun paie et chacun reçoit. Dans certains secteurs d’activité, dits purement privés, les recettes des ventes sont supposées couvrir la totalité des coûts, mais cela n’empêche évidemment pas de bénéficier des infrastructures publiques.

Dans d’autres secteurs, comme la santé ou l’éducation, les recettes effectivement payées par les utilisateurs du service ne représentent qu’une toute petite partie des coûts. Ce choix a été fait pour garantir l’égalité d’accès à ces services, mais aussi parce qu’on s’est convaincu au fil de l’histoire que le modèle de concurrence absolue entre des producteurs cherchant à maxi-miser leur profit n’est pas toujours le plus adapté, loin de là. Les secteurs de la création culturelle et des médias sont dans une situation intermédiaire. on chérit l’indépendance et le dyna-misme qu’apportent des producteurs en concurrence, mais on se méfie de l’actionnaire tout-puissant. Pour bâtir un modèle viable, il faut sans doute accepter que la part des recettes

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privées dans le financement total soit également dans une position intermédiaire : beaucoup plus élevée que dans l’ensei-gnement supérieur, par exemple, mais nettement plus faible que dans le cosmétique. Sans oublier de chasser du secteur les petits marquis qui y sévissent.

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