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Samuel, un monarque sans légitimité ?

Chapitre III. Le chef bulgare, un rôle ambigu dans l'ordre byzantin

A) Samuel, un monarque sans légitimité ?

Le tsar Samuel est un cas pour le moins complexe en ce qui concerne l'étude de ses représentations dans nos sources byzantines. Contrairement à Siméon, son autorité sur la Bulgarie était contestée par son lignage qui n'était pas celui de la dynastie régnant depuis le khan Kroum. Les derniers héritiers de cette dynastie étaient alors sous domination byzantine. La Bulgarie avait été intégrée théoriquement avec la campagne de Jean Tzimiskès en 971. Comme nous l'avons vu précédemment, le triomphe du basileus voyait l'intégration définitive du royaume slave à l'oikoumênè, dans les faits cependant, il n'en fut rien. Les actions des fils du comte bulgare Nicolas remirent en question le statut de la Bulgarie. Samuel va être pendant plusieurs décennies le personnage central de cette « rebellion » contre l'autorité de Constantinople.

On pourrait alors penser que Samuel était envisagé comme un nouveau Siméon. Il convient de nuancer une telle vision. Tout d'abord, si Siméon pouvait être parfois perçu comme un rebelle à l'égard de Constantinople, comme l'a fait Théodore Daphnopatès dans le discours sur le traité de paix avec la Bulgarie avec une comparaison luciférienne, son autorité sur la Bulgarie en elle-même n'a jamais été remise en question par nos sources325. Samuel se trouvait être dans une position bien plus ambiguë par rapport à son prédécesseur Siméon qui n'était même pas son ancêtre. Les héritiers légitimes étaient prisonniers à Constantinople, ce qui limita les prétentions de Samuel à la couronne de tsar jusqu’en 997. La date est le moment où les conquêtes de Samuel sont dans son extension la plus grande326. C'est aussi au cours de ce moment que serait mort le dernier fils du tsar Pierre, Roman. La guerre contre l'empire byzantin a été le principale outil de légitimation dont disposait le nouveau souverain bulgare.

En ce qui concerne les sources, nous sommes particulièrement dépendants de la chronique de Jean Skylitzès qui fut reprise par ses successeurs, George Kedrenos et Jean Zonaras. Skylitzès introduit dans sa chronique le personnage de Samuel au début du règne de Basile II, peu de temps après la mort de Pierre de Bulgarie. « Peu après, il quitta cette vie, à la suite de quoi ses fils furent envoyés

en Bulgarie afin de recueillir le trône de leur père et d'empêcher les Kométopouloi de se pousser plus avant. En effet David, Moise, Aaron et Samuel, qui étaient les enfants d'un puissant comte

325 I. DUJCEV, « On the treaty of 927 with the Bulgarians », Dumbarton Oaks Papers, 32, Washington D.C, 1978, p. 255 ; K. MARINOW, « In the Shackles of the Evil One The Portrayal of Tsar Symeon I the Great (893–927) in the Oration On the treaty with the Bulgarians », Studia Ceranea, 1, 2011, pp. 157-190.

326 P. STEPHENSON, Byzantium’s Balkan Frontier : A Political Study of the Northern Balkans, 900-1204, Oxford, 2000, p. 61.

bulgare, avaient fomenté une rébellion qui agitait la Bulgarie »327. La chronologie est ici particulièrement défectueuse. Nous sommes situés avant même la prise de pouvoir par Nicéphore Phocas et Jean Tzimiskès, pourtant l'auteur byzantin introduit déjà un homme qui sera le personnage clé de la lutte entre les Byzantins et les Bulgares. De manière opposée à ce que nous avons vu pour Siméon, Samuel n'est jamais évoqué comme étant affilié à Byzance que ce soit par le prisme de sa fonction politique ou de la titulature qui est employée pour qualifier son autorité politique. Skylitzès introduit très tôt la révolte des Comitopouloi pour l'intégrer dans un contexte qui semble purement bulgare. Les fils du comte ont pris la forme de perturbateurs permanents qui opéraient déjà à l'époque de l'empire bulgare. Les affirmations de l'auteur byzantin sont d'autant plus douteuses que les actions des Comitopouloi furent probablement liées avec la première conquête byzantine de l'empire bulgare328. La chronique de Skylitzès est avant tout construite de façon thématique plutôt que chronologique329. Après la mort de Jean Ier en 976, Skylitzès de manière presque incohérente avec sa chronologie et son discours précédent, remet en scène ses personnages et répète de nouveau l'origine de cette perturbation : « Les Bulgares, dès la mort de l'empereur

Jean, se rebellèrent et mirent à leur tête quatre frères, David, Moise, Aaron et Samuel, qui étaient les fils d'un comte fort puissant chez les Bulgares »330.

Après cette répétition, l'auteur évacue le rôle de chacun des autres frères de Samuel en décrivant leur mort respective. La chronique dans le cadre de ces luttes nous permet difficilement de reconstruire avec précision la chronologie de ces événements successifs. Samuel est ici la figure de proue de la révolte des Bulgares. D'après nos sources, nous ne pouvons déterminer précisément l'importance de son rôle dans le début des premiers affrontements militaires entre Byzance et la Bulgarie. Pour l'auteur byzantin, Samuel est dès le départ l'instigateur et l'ordonnateur de ce mouvement contre l'empire. Si la légitimité de ce souverain n'est appuyée que sur des victoires militaires, Skylitzès peut difficilement dissimuler dans sa chronique le fait que Samuel a infligé de nombreux revers militaires à l'égard de Byzance. Cette état de fait est visible en 986 après la défaite des portes de Trajan où l'auteur décrit, après la fuite du basileus, la prise de la tente de l'empereur avec les insignes impériaux à l'intérieur331. Une telle humiliation pour l'empire byzantin n'était pas perçue sans conséquence. Dans la pensée médiévale, une victoire peut souvent être corrélée avec

327 SKYLITZÉS, p. 216.

328 N. OIKONOMIDÈS, « À propos de la première occupation byzantine de la Bulgarie (971 - ca 986) », in :

Eupsychia: mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, 2, Paris, 1998, pp. 581-589.

329 C. HOLMES, Byzantine Political Culture and Compilation Literature in the Tenth and Eleventh Centuries, Oxford, 2010, p. 1-40.

330 SKYLITZÉS, p. 275. 331 Ibid., p. 277.

une élection divine. La poésie de Jean Géomètre sur les défaite militaires contre les Bulgares en est un exemple saisissant332.

Samuel a réussi à maintenir une autorité bulgare jusqu'à sa mort en 1014. Il incarne dans la source de Skylitzès un ennemi particulièrement tenace même après des défaites militaires qui sont parfois le miroir des défaites de Basile II. Nous pouvons citer la défaite d'une expédition bulgare qui se termine par la fuite du souverain et la prise de la tente de Samuel comme à la bataille des portes de Trajan333. La difficulté des luttes entre les deux monarques est si marquée dans cette source que l'auteur raconte que chaque année le basileus effectuait des raids vers la Bulgarie pour soumettre Samuel à son autorité, une affirmation qui a été reconsidérée par des historiens comme Paul Stephenson334. Samuel est certes un très grand soldat qui est entouré de grands stratèges militaires comme Ibatzès, loué pour ses grandes capacités militaires par le chroniqueur335, mais sa légitimité reste toujours remise en cause dans le texte par la mention des fils du tsar Pierre. Après après avoir décrit la révolte des Comitopouloi, Skylitzès décrit la mort accidentelle de Boris II tué par un archer bulgare qui l'aurait pris pour un Romain à cause de ses vêtements336. Son frère Roman de Bulgarie, est aussi décrit dans la chronique pour avoir œuvré contre Samuel : « Quand à la ville de Skopia,

elle fut remise à l'empereur par celui que Samuel y avait établi comme commandant: Romain, fils du basileus des Bulgares, Pierre, frère de Boris, qui avait pris le nom de son grand-père, Syméon. l'empereur le recompensa de cette décision en le nommant patrice et préposite, puis il l'envoya comme stratège d'Abydos »337. Cette affirmation sur le rôle du frère de Boris n'est pas confirmée par d'autres éléments à notre disposition338. Au delà de la véracité des propos de Skylitzès, la description incarne la volonté d'intégrer la dynastie de Boris Ier dans le giron byzantin. Roman fils du tsar Pierre offre l'une des capitales impériales bulgares Skopje à l'empereur byzantin et accepte sa souveraineté. Bien que le tsar Pierre n'existe plus, son titre de basileus des Bulgares n'est plus remis en question, l'autorité bulgare légitime ne fait donc qu'un avec l'empire byzantin. Samuel qui a fondé sa propre dynastie est donc présenté comme un usurpateur d'une autorité qui a rejoint l'empire byzantin. Sa légitimité n'est fondée ni sur son appartenance à la dynastie bulgare ni dans une autorité byzantine qu'il aurait desservie.

332 JEAN GÈOMÉTRE, pp. 161-163. 333 SKYLITZÉS, p. 290.

334 Ibid., p. 291 ; P. STEPHENSON, Byzantium’s Balkan Frontier : A Political Study of the Northern Balkans, 900-

1204, Oxford, 2000, pp. 68-71.

335 SKYLITZÉS, p. 296.

336 Ibid., p. p. 275 : « Boris, tandis qu'il traversait des fourrés, fut frappé d'une flèche par un Bulgare qui l'avait pris

pour un Romain parce qu'il était vêtu à la façon romaine. »

337 Ibid., p. 290.

338 Selon l'auteur arabe Yahya d'Antioche, Roman de Bulgarie serait mort en 997, ce qui expliquerait le couronnement impériale de Samuel cette même année : YAHYA D'ANTIOCHE, 3, p. 115.

La construction élaborée par Skylitzès pourrait en rester là, cependant nous avons la chance de disposer de plusieurs manuscrits de la chronique. Un en particulier va retenir notre attention. Le manuscrit U de la chronique aurait été réalisé par un certain Michel évêque de la ville bulgare de Diabolis339. Ce manuscrit n'est pas une simple copie. De nombreux détails ont été ajoutés lors des passages qui concernent l'histoire de la Bulgarie. Si nous pouvons difficilement déterminer l'identité de Michel de Diabolis, les apports qu'il a effectués sur la chronique de Skylitzès montrent une image beaucoup plus précise de la Bulgarie. Par exemple lors d'une lutte entre Byzantins et Bulgares le manuscrit souligne l'ingéniosité des chefs bulgares340. En ce qui concerne la personne de Samuel, le manuscrit U est beaucoup plus précis sur la généalogie du futur tsar. Ainsi la mère de Samuel aurait été une Arménienne du nom de Ripsimé. Ce lien avec l'Arménie n'est pas anodin. Au sein de l'armée byzantine, les Arméniens ont joué un grand rôle lors des expéditions militaires en Bulgarie. Ces activités ont ainsi été documentées par de nombreux chroniqueurs arméniens comme Etienne de Taron341. Ce dernier évoque ainsi des transferts de populations effectués par l'empire byzantin dans les régions bulgares nouvellement conquises afin de « les opposer aux Bulgares »342. De même comme le manuscrit U, Étienne évoque lui aussi l'origine arménienne du tsar343. Malgré la construction de Jean Skylitzès, le rebelle Siméon n'est pas un être rebelle complètement dénué de liens avec Byzance. Skylitzès alors qu'il disposait de sources inconnues de nous, n'a pas voulu mettre en avant son origine ethnique pour ne pas entrer en contradiction avec l'idée d'une révolte qui précède la conquête byzantine de Jean Ier. Samuel dans le récit n'est ici conçu que par ses actes violents et sa ténacité face à Byzance. Ainsi, quand celui-ci est vaincu par les Byzantins comme à Sperchios en 997, il se cache parmi les cadavres avec son fils pour ensuite repartir dans la nuit afin de rejoindre les Bulgares344.

Samuel ne vit donc que pour combattre les Byzantins. C'est pourquoi même durant les périodes d'accalmie décrites par Stephenson, Skylitzès continue d'évoquer des raids ou des conflits. Cette vision d'une personne qui est comme une calamité pour l'empire n'est finalement pas si éloignée de la poésie de Jean Géomètre qui évoquait les ravages provoqués par une comète sur l'empire en effectuant un jeu de mots entre le mot comète (κομήτης) et la famille de Samuel qui est celle des Comitopouloi (κομητόπουλος).345

339 J. FERGULA, « John Scylitzes and Michael of Devol », Zbornik radovz Vizantoloskog instituta, 101967, pp. 163- 170.

340 SKYLITZÉS, p. 289.

341 Les Arméniens ne sont pas les seuls auteurs orientaux à évoqué les conflits en Bulgarie voir YAHYA D'ANTIOCHE, 3, p. 217 ; MATTHIEU D'ÉDESSE, p. 205.

342 ÉTIENNE de TARON, chap. 20, p. 74.

343 Ibid., chap. 22, pp. 124-125 : « L’aîné se nommait Samouel, Arménien d'origine, du canton de Derdjan » 344 SKYLITZÉS, p. 286.