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Un christianisme bulgare hors de Byzance

Chapitre I. Bulgares et Byzantins une même communauté chrétienne ?

B) Un christianisme bulgare hors de Byzance

Le christianisme bulgare, à cause de sa proximité avec la tradition byzantine, ne présentait pas pour les auteurs byzantins de cette période un point de controverses. Cette position était contraire à ses autres voisins orientaux musulmans ou en Italie avec le dogme romain qui devenait de plus en plus conflictuel avec le patriarche de Constantinople113.

Durant le Xe siècle, l'Église bulgare se trouvait alors en pleine période d'expansion de son clergé et de développement de la culture écrite114. Les nombreuses traductions d'auteurs grecs comme Basile de Césarée ou de Jean Damascène servaient à assurer le respect du dogme chrétien115. Les nombreuses lettres envoyées par les souverains slaves aux papes et à Constantinople témoignent de cette volonté116. En dehors du cadre des relations diplomatiques, l'établissement du christianisme dans l'empire bulgare intéresse peu les auteurs byzantins. Il serait pour autant erroné de penser que

111 THÉOPHYLACTE D'OHRID, Lettres, pp. 202-203.

112 A. KALDELLIS, Le discours Ethnographique à Byzance, continuité et rupture, Paris, 2010, pp. 87-105

113 P. LEMERLE, « L'Orthodoxie byzantine et l'œcuménisme médiéval : les origines du « schisme » des Églises. », In:

Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 2, 1965, pp. 228-246.

114 P. DINEKOV, « Outlines of Old Bulgarian Literature »,in : State And Church Studies in Medieval Bulgaria and

Byzantium, sous la dir. De V. GJUZELEV et K. PETKOV, Sophia, 2011 p. 1-37.

115 I. BILIARSKY, « ST. PETER (927-969), Tsar of the Bulgarians », in : State And Church Studies in Medieval

Bulgaria and Byzantium, V. GJUZELEV et K. PETKOV (éd.), Sophia, 2011, pp. 173-188.

116 L. SIMEONOVA, « Diplomacy of the letter and cross : Photios, Bulgaria and the Papacy,860s-880s », Classical

les Byzantins n'étaient pas conscients d'un lien de parenté chrétienne entre le dogme byzantin et la foi des Bulgares. Le tsar Pierre est l'incarnation d'une longue période de paix entre les deux États. Son long règne (927-969) est caractérisé par le développement du monachisme et du patriarcat de Bulgarie que les Byzantins ont dut reconnaître par la paix de 927117. Les auteurs byzantins évoquent peu ce souverain à cause du manque d’événements militaires entre les deux États.

Pourtant, quand il est évoqué par un auteur byzantin, sa très grande réputation, qui fera de lui un saint, est parfois directement visible dans nos sources. Dans l'histoire de Léon le Diacre la mort du chef bulgare est mise en scène, après que les Taures (les populations rus) ont été favorisés par Byzance pour envahir le royaume bulgare. "C'est à ce moment-là, dit-on, que Pierre, le prince des

Mœsiens, un homme pieux et aimant Dieu, très éprouvé par la soudaineté de la retraite fut victime d'une attaque d'épilepsie et, après avoir survécu peu de temps, quitta ce monde ; mais ceci se produisit plus tard en Mœsie"118. Cette mort, qui apparaît de manière courante dans le cadre de la mort des tsars, est frappante quant à la manière dont l'auteur décrit de manière indirecte la mort du monarque saint (ἄνδρα θεοφιλῆ καί σεβάσμιον) provoquée par la politique orchestrée par les Byzantins.

Même lorsque nous sommes dans un cadre belliqueux, les sources byzantines peuvent parfois dresser des figures ambivalentes du roi étranger par son rapport avec la religion chrétienne. « C'est

ainsi que Samuel devient monarque de toute la Bulgarie. Il aimait la guerre et ne sut jamais rester en paix de sorte que, comme les armées romaines occupées à combattre Skléros lui en laissaient la liberté, il ravagea tout l'occident... Il s'empara de nombreuses places-fortes, parmi lesquelles la principale fut Larissa, dont il déplaça les habitants par familles entières à l'intérieur de la Bulgarie, les enrôlant dans sa propre armée et les utilisant comme troupes alliées dans sa guerre contre les Romains. Il transporta aussi la dépouille de saint Anchillios, qui avait été évêque de Larissa..., et il la déposa à Prespa où il avait son palais (après avoir construit une demeure très belle et très grande à laquelle il donna son nom)"119. Dans la chronique de Skylitzès, l'auteur introduit ici un personnage très important en raison de son implication dans l'histoire. La présentation générale de l'action met en scène un souverain qui a su opposer une résistance farouche à Byzance pendant plus de quatre décennies. Le récit n'échappe pas aux lieux communs de l'ennemi byzantin qui a un goût prononcé pour la guerre. Mais là où il aurait pu être présenté comme impie 117 K. ROSINA, « Bulgarian monasteries, ninth to tenth centuries : interpretating the archaelogical evidence » in

Pliska-Preslav 8, 2000, pp. 190-202 ; I. DUJCEV, « A Nationality-Building factor : The rôle of Slavic Script for the Bulgarians », in :Kiril and Methodius :Founders of Slavonic Writing. A collection of Sources and Critical Studies, I. DUJCEV (éd.), New York, 1985, pp. 37-48 ; G. BAKALOV, « Religious Aspect of Medieval State Idéology in the European Southeast », in : State And Church Studies in Medieval Bulgaria and Byzantium, V. GJUZELEV et K. PETKOV (éd.), Sophia, 2011, pp. 31-46.

118 LÉON LE DIACRE, p. 115. 119 SKYLITZÈS, pp. 275-276.

alors qu’il est chrétien, la source préfère évoquer la prise de Larissa et son accaparement de la dépouille du saint. Comme les Byzantins, il est attaché au saint. Le passage entre parenthèses est d'ailleurs une addition d'une autre version du manuscrit. Les raisons de cet ajout sont obscures. Il est rare que les sources byzantines mettent en valeur les accomplissements de leurs ennemis sans arrière-pensée.

L'ambivalence du passage évoque un souverain belliqueux, mais profondément chrétien et soucieux de témoigner de l'importance de sa foi dans ses conquêtes militaires. Toujours dans le contexte des conflits contre Syméon, l'empire byzantin a lui aussi su manifester son intérêt pour les reliques qui se trouvaient dans le royaume bulgare. Lors de la victoire de Jean Tzimiskès sur le Rus Sviatoslav, d'après les chroniques de Léon le Diacre, Jean Skylitzès et Jean Zonaras, les armées byzantines s'accaparèrent de nombreux biens de la capitale Preslav qui furent mis en procession lors du triomphe de l'empereur Jean Ier.120 Le bien le plus précieux qui fut exhibé sur le char, place normalement réservée au basileus, fut une icône de la Vierge à l'Enfant prise en Bulgarie.121

Figure 1 : Le triomphe de Jean Tzimiskès, Chronique de Skylitès de Madrid, Palerme ? (Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vitr. 26-2, f. 172)

120 LÉON LE DIACRE, p. 188 ; SKYLITZÈS, p. 258; ZONARAS, p. 925.

121 Ibid., p. 189 : « Il accepta les couronnes et les sceptres, accordant en échange des gratifications bien supérieur en

valeur. Mais il ne souffrit pas de monter sur le char: il posa sur le trône du char, en or martelé, l’icône de la mère de Dieu tenant ses bras le Verbe divino-humain, qu'il avait prise en Mœsie, après avoir placé au-dessous les vêtements pourpres desMœsiens et leurs couronnes. » ; SKYLITZÈS, p. 259 : “Mais lui, qui voulait éviter toute arrogance et manifester au contraire sa modération, s'il accepta les couronnes qu'on lui présentait, c'est monté sur un cheval blanc qu'il célébra son triomphe, tandis que, sur le char, il fit mettre les robes royales des Bulgares avec au-dessus une icône de la Mère de Dieu protectrice de la Ville, ordonnant qu'il le précédât ».

Les implications de ce triomphe impérial sont nombreuses. Tout d'abord par la mise en scène de « l'humilité » de Jean Tzimiskès, la victoire militaire est mise en valeur par l'appui de la volonté divine. L'objet maître qui est « l’icône de la mère de Dieu tenant dans ses bras le Verbe divino-

humain » devient l'incarnation de cette élection divine. La Théotokos des Bulgares est donc un objet

de grande valeur pour les Byzantins. Elle représente un triomphe militaire sur des populations paiennes (les Rus) mais surtout sur un autre peuple chrétien (les Bulgares) avec l'extension du domaine impérial sur la terre des Bulgares. L'innovation du triomphe est de symboliser le triomphe de la vraie foi sur d'autres peuples chrétiens122. À la fin du Xe siècle, nous sommes dans un moment d'extension du territoire impérial. Les premiers triomphes militaires étaient marqués sur des populations musulmanes en Orient. Avec la domination militaire dans les Balkans, l'idéologie byzantine intègre les populations chrétiennes d'une manière nouvelle123.

Avec le triomphe de l'empereur Jean Tzimiskès, nous pouvons constater à quel point la situation a changé par rapport au mariage impérial de 927, la pacification du monde chrétien œcuménique n'est plus le fait d'une concorde entre chrétiens comme le voulait l'oraison de Daphnopatès. Au contraire, c'est la pacification par le biais de la guerre et des victoires militaires qui a permis aux Byzantins de stabiliser l'oïkoumênè, l'intégration est devenue le fruit de la force. La nouvelle relique bulgare placée à Constantinople signifiait l'absorption des Bulgares chrétiens à l'ordre byzantin. Dans le cadre des conflits qui ont opposé les Bulgares et les Byzantins, à la fin du Xe siècle et au début du XIe siècle, nous pouvons constater que la religion de leur adversaire n'était nullement un élément exclusif à l'idéologie byzantine. Que ce soit dans le cadre d'une conversion, d'une alliance matrimoniale ou d'un triomphe militaire, la religion commune des deux peuples facilite l'idée d'une pacification d'un peuple sur un autre.

C) La domination byzantine de la Bulgarie : un triomphe du christianisme