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Les Byzantins comme les seuls vrais chrétiens ?

Chapitre I. Bulgares et Byzantins une même communauté chrétienne ?

A) Les Byzantins comme les seuls vrais chrétiens ?

Afin de comprendre directement la place du christianisme des Bulgares, nous devons expliquer pourquoi la position géographique du royaume bulgare en lui-même pose problème dans l'idéologie byzantine. À l'époque paléo-byzantine, Constantinople était certes la nouvelle capitale politique du monde romain, mais elle était loin de disposer de la préséance spirituelle sur les autres grandes villes de la Méditerranée. Constantinople rivalisait difficilement avec des villes de tradition

97 I. DUJCEV, « On the treaty of 927 with the Bulgarians », Dumbarton Oaks Papers, 32, Washington DC, 1978, p. 281 : « Only the sons Hagar mourn and shall mourn, who are bereft of heart the mere echo of our concord. »

98 J. SHEPARD, « A marriage too far? Maria Lekapena and Peter of Bulgaria, » in : The Empress Theophano.

Byzantium and the West at the turn of the first millennium, A. DAVIDS (éd.), Cambridge, 1995, pp. 121-149 ; Z.

BRZOZOWSKA, « The Image of Maria Lekapene, Peter and the Byzantine-Bulgarian Relations between 927 and 969 in the Light of Old Russian Sources », PALAEOBULGARICA, 41, 2017, pp. 40-55.

apostolique comme Jérusalem, Rome ou Antioche. La nouvelle capitale romaine n'avait pas pour autant délaissé les prétentions spirituelles aux autres villes de l'empire, bien au contraire. Dès l'époque paléo-byzantine l'émergence d'un concept comme la pentarchie est un témoignage de grande valeur des prétentions de Constantinople sur le monde chrétien100.

Si Constantinople était aussi la nouvelle Rome, elle pouvait aussi incarner la nouvelle Jérusalem101. Ce processus va s'accélérer suite aux nombreuses pertes territoriales de l'empire aux VIIe-VIIIe siècle. La contraction de l'empire va renforcer la position idéologique de Constantinople après la perte de Jérusalem, Antioche et Alexandrie. Avec le rayonnement de ses nombreuses reliques, Constantinople va profondément se renforcer idéologiquement durant toute l'époque méso- byzantine. Un processus qui sera volontairement bloqué par la quatrième croisade. L'importance de Constantinople à l'époque méso-byzantine est telle que, dans la littérature apocalyptique, la chute de la ville serait significative de la fin des temps pour les Byzantins102.

Constantinople étant le nouveau nombril de la terre dans l'idéologie byzantine, son rayonnement est la source de la civilisation même. Les Byzantins en tant que peuple des chrétiens (χριστοῦ λαόν) doivent défendre le cœur de la chrétienté contre tout les ennemis impies qui chercheront naturellement à s'emparer des richesses de la capitale. Les Byzantins en tant que peuple élu (έθνος άγιον) défendent en même temps la ville et la vraie foi orthodoxe103.

Lorsque la ville est assiégée, la foi même est assiégée ; les processions religieuses des reliques de la vierge sont riches de ce sens104. La longue prospérité de la ville à l'époque méso-byzantine a marqué la constante de ce caractère idéologique. Constantinople a tant dominé qu'elle est devenue la marque du caractère urbain de l'empire105. Parmi les nombreuses appellations qui nous sont connues de Constantinople, le terme de la Ville est sans doute le plus évocateur, sa domination fait d'elle l'incarnation de l'empire106.

Le Livre sur les cérémonies rédigé par l'empereur Constantin VII, fait intervenir des représentants bulgares qui participent aux cérémonies qui entourent la fête de Saint Basile. Dans le palais impérial cœur névralgique de l'empire, l'ouvrage relate le rite bien connu de la proskynèse, signifiant la 100 J. M. HUSSEY, The Orthodox Church in the Byzantine Empire, New York, Cambridge, 1986, pp. 297-304.

101 J. BOGDANOVIC, « The Relational Spiritual Geopolitics of Constantinople, the Capital of the Byzantine Empire », in : Political Landscapes of Capital Cities, sous la dir. De J. J. Christie, J Bogdanovic et E. Guzman, Boulder 2016, pp. 97-154.

102 M. H. CONGOURDEAU, « Jérusalem et Constantinople dans la littérature apocalyptique », in :Le sacré et son

inscription dans l’espace à Byzance et en Occident, M. KAPLAN (éd.), Paris, 2001, pp. 125-136.

103 C. MALATRAS, « The Making of an Ethnic Group : the Romaioi in the 12th-13th centuries. », in : Identities in the

Greek World (from 1204 to the present day), K. A. DIMADIS (éd.), Vol. 3, Athènes, 2010, pp. 419-430.

104 J. BOGDANOVIC, « The Relational Spiritual Geopolitics of Constantinople, the Capital of the Byzantine Empire », in : Political Landscapes of Capital Cities, sous la dir. De J. J. Christie, J Bogdanovic et E. Guzman, Boulder 2016, pp. 105-115.

105 A. DUCELIER, Le drame de Byzance, Idéal et échec d’une société chrétienne, Paris, 1976, pp. 108-128.

106 MAGDALINO, « Byzantium = Constantinople », in : A Companion to Byzantium, L. JAMES (éd.), Oxford, 2010, pp. 43-53.

soumission des peuples à l'autorité du basileus107. A Constantinople, les « amis bulgares » ( τοὺς

πίλους βουλγάρους) sont intégrés à la cérémonie du fait de leur appartenance religieuse mais cette

intégration ne prend son sens que dans un hommage au souverain qui signifie l'acceptation de cette hiérarchie imposée par l'empereur.

L'autorité du rayonnement religieux de Constantinople n'est pas en reste dans cette idéologie. Hors de la muraille de Théodose, le rayonnement du christianisme semble diminuer et ce, dès les provinces qui sont restées romaines108. Chez les auteurs byzantins, quitter Constantinople pour une ville de province apparaît toujours comme un grand malheur109. Les témoignages d'un homme comme Michel Choniatès à Athènes en constituent un exemple particulièrement bien connu. Si la plupart des auteurs byzantins se sentaient éloignés du cœur de la chrétienté dans les territoires hellénophones, nous pourrions difficilement imaginer le mal-être que provoquait la mutation d'un lettré constantinopolitain comme Théophylacte d'Ohrid dans un pays des marges comme la Bulgarie. « Oui, Adam était l'habitant d'un lieu de délices, divin laboureur de divines plantes. Mais

voici que Kédar, la terre des Bulgares, l'a saisi, rejeté qu'il a été de la société de Dieu. Il n'y cultive que des chardons, laboureur, hélas, hélas, d'une terre maudite »110. Dans cette poésie dédiée à Nicephore Bryennos, Théophylacte d'Ohrid rappelle son ancienne fonction à Constantinople par une référence biblique. La Bulgarie est décrite comme un territoire infertile et l'auteur se désole de la perte du paradis céleste qu'était sa vie à Constantinople.

La position naturelle de la Bulgarie pose donc problème dans l'esprit des auteurs byzantins ; son éloignement de Constantinople rend difficile son appartenance à une communauté religieuse symbolisée par le rayonnement de cette même ville. Théophylacte d'Ohrid qui a exercé la fonction d'archevêque de Bulgarie, dresse le portrait d'une région désertique qui lui semble à ses yeux difficile pour transmettre le dogme chrétien. Dans une lettre au sébastocrator Jean Comnène, l'auteur dresse un portrait plus précis du personnel et des édifices religieux de la Bulgarie qui sont ravagés par les agents du fisc : "Bien entendu, les gens auparavant installés tout autour de l'église

qui furent donnés à l'évêque par un sigillion de notre puissant et saint seigneur et basileus, ont aussi déserté la terre de leurs ancêtres, et ils se terrent en sécurité dans l'épaisseur des bois. C'est 107 CONSTANTIN PORPHYROGÉNÈTE, DC, 1, chap. 24, pp. 128-129 : « Le logothèthe lui ayant posé les

questions habituelles, le pronotaire du drome apporte le présent de l'archonte et, après la cérémonie de la présentation du présent, de nouveau, s'étant prosterné à terre et ayant profondément salué, il sort. Ensuite, sur un signe du

préposite, l'ostiaire, celui qui tient en main la baguette d'or, s'en va et introduit la seconde entrée : les amis bulgares venus, selon l'usage, pour célébrer la fête avec les souverains qui aiment le christ. L'ordre précité ayant été observé, ils sortent eux aussi ».

108 V. TREMBLAY, « L'identité Romaine est-elle exclusive à Constantinople ? Dichotomie entre Byzance et les Balkans à l'époque médiobyzantine (VIe – XIIe siècle) », in : From Constantinople to the Frontier, the City and the

Cities, N. S. M. MATHEOU, T. KAMPIANAKI et L. M. BONDIOLI (éd.), Leiden, 2016 pp. 33-40.

109 C. GALATORIOU, « Travel and Perception in Byzantium », Dumbarton Oaks Papers, 47, 1993, pp, 221-241. 110 THÉOPHYLACTE D'OHRID, Traités, pp. 348-349.

pourquoi il n'est resté ni un prêtre ni un diacre, ô mes malheurs, dans la plus splendide des églises bulgares".111 Le topos de la désertification de la Bulgarie est commun chez Théophylacte d'Ohrid, le vide démographique du pays est évoqué dans des lettres dans un cadre fiscal ou militaire, ce qui rend difficile nos interprétations sur la validité de ces propos.

Pour approcher une vision byzantine du christianisme des pays slaves nous faisons face à un double problème. Tout d'abord en tant que régions éloignées du cœur de la chrétienté les topoi du vide et de la dé-civilisation abondent. Les populations qui sont issues hors des frontières de l'empire ou qui le sont depuis peu, ne sont pas mises en avant. Notre deuxième problème est lié à la disparition du genre ethnographique à l'époque méso-byzantine dans nos sources byzantines112. Si de nombreux auteurs ont été en contact avec des ethnies différentes, à l'exception de quelques digressions ethnographiques dans la vie des empereurs, la description des mœurs et des coutumes des populations étrangères ne sert pas une histoire globale centrée sur Constantinople. Même dans le cadre des hérésies que nous développerons à la fin de ce chapitre, les pratiques religieuses des Bulgares semblent peu importantes aux yeux des auteurs byzantins. Pour autant, à l'exception du baptême de Boris, la religion des Bulgares était-elle hors du monde byzantin ?