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Le salaire minimum : discussion sur les tiers gagnants et les tiers perdants

ARTICLE 1 : Efficacité fiscale du salaire minimum : politique de bien-être collectif ou

1.1 Le salaire minimum : discussion sur les tiers gagnants et les tiers perdants

Au Canada, il existe peu de données sur le soutien populaire au salaire minimum. Il semble généralement acquis qu’une partie non négligeable de la population est pour l’imposition d’un salaire minimum. Cependant, les avis divergent quant au niveau auquel il devrait être fixé, ou quant à l’ampleur avec laquelle il devrait augmenter d’une année à l’autre. Chaque fois qu’une hausse du salaire minimum est décidée, certains estiment que cette augmentation met en péril des emplois, d’autres par contre prennent d’assaut les tribunes pour « hurler » leur indignation face à son « insignifiance ». Cette section identifie les perdants et les gagnants du salaire minimum et souligne des arguments généralement évoqués par l’un et l’autre camp pour soutenir leur position vis-à-vis le salaire minimum. En 2011, l’Association des économistes québécois, principal regroupement associatif d’économistes au Québec, a consulté ses membres au sujet du salaire minimum. Environ 75% de ceux-ci estimaient que le salaire minimum de 9,65 dollars canadiens de l’heure, en vigueur dans la province en 2011, se situait à un niveau adéquat. Ils étaient à peine 13% à le considérer comme étant trop bas. La proportion de ceux qui le jugeaient comme étant trop élevé était encore plus faible (9%). S’agissant de son rythme de croissance, un peu plus de la moitié des économistes sondés (51%) estimait qu’il serait pertinent de « relier la progression du salaire minimum à celle d’un indice prédéterminé ». Une majorité non négligeable (71%) était d’avis que le fait d’imposer ou d’augmenter le taux horaire du salaire minimum pouvait réduire l’emploi au Québec, « mais seulement à partir d’un certain seuil »16.

30 Aux États-Unis, il semble exister plus de données sur le soutien de la population envers le salaire minimum. Un sondage mené par le Pew Research Center en 2006 révélait que 83% d’Américains étaient en faveur d’une augmentation du salaire minimum horaire à 7,15 dollars américains, et presque la moitié des répondants soulignaient qu’ils soutiendraient fortement une telle augmentation (Neumark et Wascher, 2008, p. 249).

Aux États-Unis comme au Canada, le soutien envers le salaire minimum déborde largement le cadre des opinions individuelles, puisque plusieurs groupes économiques et politiques soutiennent également l’augmentation du salaire minimum. Il s’agit notamment : des syndicats, des militants « progressistes » et de certaines grandes corporations. La question que l’on peut se poser est de savoir pourquoi le salaire minimum est si populaire, alors que non seulement le nombre de personnes directement touchées par la mesure est relativement faible, mais également, plusieurs études tendent à montrer qu’il pourrait avoir des impacts négatifs non négligeables17.

Certains analystes pensent que le salaire minimum trouve ses appuis dans le fait que les gens ne connaissent ou ne comprennent pas tout à fait les impacts négatifs que celui-ci peut avoir sur les travailleurs et les entreprises (Waltman, 2000). Une autre raison du soutien populaire envers le salaire minimum tiendrait au fait qu’il est parfois difficile d’identifier dans son entourage quelqu’un que l’on peut présenter avec certitude comme ayant perdu son emploi en raison spécifiquement du salaire minimum, étant donné son action subtile et ses effets souvent moins médiatisés.

En effet, les causes de la perte d’emploi ne sont pas souvent uniques, et la fixation ou l’augmentation du salaire minimum vient parfois amplifier l’effet négatif d’autres causes déjà présentes comme l’absence de qualification ou la forte concurrence sur un marché. Les

17 Brown, G. et Kohen (1982) recensent environ 26 ouvrages montrant cet effet négatif (Brown, C., C. Gilroy et A. Kohen, 1982, « The effect of the minimum wage on employment and unemployment ». Journal of

Economic Literature, Vol. 20, pp. 487-528). Brown (1999) quant à lui en recense 28 (Brown, C.,1999,

“Minimum wages, employment and the distribution of income”, Handbook of Labor Economics, Vol. 3. Édité par O. Ashenfelter et D. Card. Elsevier Science. pp. 2101-2163.) et Card et Krueger (1995), 29 (Card, D. et A. B. Kruger, 1995, Myths and measurement: the new economics of the minimum wage. Princeton University Press, Princeton, NJ.).

31 entreprises, possiblement pour des raisons d’image, auront cependant tendance à justifier la mise à la porte de travailleurs essentiellement par ces autres facteurs, ce qui pourrait leur attirer une certaine empathie populaire, notamment si elles réussissent à faire porter le blâme à une concurrence déloyale ou étrangère. Sur le plan stratégique, il pourrait être relativement plus facile pour les entreprises d’obtenir des réformes favorables, y compris sur la question du salaire minimum, en rejetant la responsabilité de licenciements sur d’autres causes plutôt que sur le salaire minimum dans un contexte où ce dernier jouit d’un soutien populaire élevé.

Les gens associent très souvent le salaire minimum à la pauvreté18, et pour cette raison, le soutien envers le rehaussement de planchers salariaux apparaît comme de la solidarité envers le pauvre, la mesure étant alors perçue comme visant à réduire les inégalités et la pauvreté. Pourtant, comme cela est souligné plus loin dans l’article, plusieurs études montrent que le travailleur au salaire minimum appartient de moins en moins à la frange pauvre de la population.

Neumark et Wascher (2008) pensent que les fondements économiques à la mise en place d’un plancher salarial trouvent leur source avant tout dans le fait que toute augmentation du salaire minimum entraîne une redistribution de revenus parmi les membres de la société, et non dans un sentiment de solidarité populaire, ni dans l’aversion des gens aux inégalités, encore moins dans l’ignorance des gens vis-à-vis des impacts du salaire minimum sur l’emploi. En effet, toute augmentation du salaire minimum entraîne des perdants et des gagnants et, les gens étant mus, dans une large mesure, par leurs intérêts personnels, ils agissent d’abord en fonction de ces intérêts.

À cause de cette propension des gens à agir selon leurs intérêts personnels, Neumark et Wascher pensent que malgré l’appui de la population à une éventuelle augmentation du salaire minimum, dans les faits, seulement un petit groupe d’individus contrôlent le programme politique à cet effet et influencent effectivement les décisions politiques. Seuls des groupes d’intérêt bien organisés et possédant des leviers politiques importants

18 Ibid.

32 détiendraient le pouvoir d’influencer les politiciens, notamment par les contributions financières aux partis politiques et leur capacité à mobiliser l’électorat.

Cox et Oaxaca (1982)ont modélisé le comportement des groupes d’intérêt et leurs gains (ou pertes) suite à une augmentation du salaire minimum, dans un contexte d’équilibre général. Ils supposent qu’il existe deux secteurs de production : un secteur qui emploie des travailleurs syndiqués et un secteur qui emploie des travailleurs non syndiqués. Les biens produits par les deux secteurs sont des substituts pour les ménages, ce qui fait que ces derniers se tournent vers les produits qui sont relativement moins coûteux. Le secteur employant des travailleurs syndiqués est relativement plus intensif en travailleurs qualifiés (par rapport au capital) que le secteur non syndiqué. Le capital est parfaitement mobile entre les secteurs. Par ailleurs, le taux de salaire des travailleurs syndiqués est supposé plus élevé que le taux de salaire des travailleurs non syndiqués. Le modèle suppose que toute augmentation du salaire nominal des travailleurs non syndiqués conduit à une substitution des travailleurs non qualifiés par des travailleurs qualifiés du fait que le secteur syndiqué connaît une expansion et le secteur non syndiqué se contracte. Par ailleurs, l’augmentation du salaire minimum réduit le rendement réel du capital. Par conséquent, les travailleurs syndiqués et les patrons des entreprises employant des travailleurs syndiqués sont pour l’augmentation du salaire minimum, alors que les travailleurs non syndiqués, qui pourtant sont ceux ayant un taux de rémunération faible, ainsi que les patrons qui les emploient, s’opposent à l’augmentation du salaire minimum.

Plusieurs études menées aux États-Unis semblent confirmer les hypothèses et les conclusions de l’étude de Cox et Oaxaca (1982)19. En général, ces études montrent que les

19 Linneman, P., 1982, « The Economic Impacts of Minimum Wage Laws : A new Look at an Old Question ». Journal of Political Economy, Vol. 90, issue 3, pp. 443-69.

Neumark D., Schweitzer M. and W. Wascher, 2004, « Minimum Wage Effects Throughout the Wage Distribution ». Journal of Human Resources, Vol. 39, No. 2, pp. 425-50.

Bloch, F. E., 1993, « Political Support for Minimum Legislation : 1989 », Journal of Labour Research, Vol. 14, No. 2 (Spring), pp. 187-190.

Krehbiel, K. and D. Rivers, 1988, « The Analysis of Committee Power: An Application to Senate Voting on the Minimum Wage », American Journal of Political Science, Vol. 32, No. 4 (November), pp. 1151-1174

33 États américains où le salaire moyen est relativement élevé sont souvent pour l’augmentation du salaire minimum, alors que ceux où le salaire moyen est plus faible, et qui possèdent une part relativement importante d’industries employant des travailleurs au salaire minimum, votent généralement contre l’augmentation des planchers salariaux. Cox et Oaxaca (1982, p. 553) expliquent très bien pourquoi l’augmentation du plancher salarial entraîne des gains et des pertes pour divers groupes. En effet, elle augmente le coût des emplois faiblement rémunérés et donc ceux des entreprises non syndiquées, ce qui finalement augmente également le prix des produits qu’elles mettent sur le marché. Dans un contexte où les biens produits par les entreprises non syndiquées sont des substituts parfaits des biens produits par les entreprises syndiquées, on assiste à une substitution de premiers par les seconds auprès des consommateurs, et donc à une demande plus accrue pour le travail syndiqué. Par ailleurs, étant donné que le secteur syndiqué est plus intensif en travail qualifié (par rapport au capital), le taux de salaire du travailleur syndiqué augmente par rapport au taux de rendement du capital20 et au prix du bien.

1.2 Le salaire minimum comme instrument de taxation : effets sur l’offre et la